CHAPITRE 18 : Survivante
Légion s'approcha de la passerelle, accolée au carcan métallique d'une nacelle marchande qui se balançait sur son treuil.
Ses mouvements étaient accentués par une brise qui prenait de l'ampleur.
Les moteurs de la cabine étaient encore entourés d'une aura bleutée : quelqu'un l'avait donc empruntée dans les vingt-quatre dernières heures.
L'horizon lointain s'était voilé d'un drap nuageux qui masquait le soleil sous ses tentacules blancs et filandreux. L'atmosphère était chargée, lourde, avec un arrière-goût humide et électrique ; un orage capricieux était en approche.
— Ça m'a pas l'air très sécurisé, constata Lindstradt en donnant un coup sur l'armature du pont suspendu.
Celle-ci émit un grincement de protestation quand le mercenaire y posa le pied.
La brise avait forci, les courants contraires finissant par accoucher d'un vent qui charriait une odeur d'ozone.
— Où est Aélig ? s'enquit le père de cette dernière.
Barker, qui tenait toujours la drôle de boîte extraite du substitut, indiqua la baie vitrée proche. Lindstradt repéra sa fille debout à l'intérieur de la pièce, fixant les alentours sans vraiment les voir.
— Allez vous assurer que tout va bien de son côté, commanda le directeur en s'adressant à Barker. Vous (il fit signe à Jensen, le second milicien) vous retournez voir Reyes, les renforts ne devraient pas tarder. Nous, on va aller voir ce qu'il y a de l'autre côté...
— Très bien, confirma l'intéressé, parlant autant en son nom qu'en celui de son compatriote.
Ils tournèrent les talons.
— Si vous envisagez de sauter, vous avez toute mon approbation, glissa malicieusement Cooper à l'alien, tandis qu'ils entamaient leur traversée.
La passerelle était solide et ne branlait pas malgré les apparences, même sous leurs poids conjugués avoisinant plusieurs tonnes.
— Je peux aussi vous jeter par-dessus, si vous voulez, rétorqua le Thanyxte.
Légion se demanda s'il devait rire ou pas.
Finalement, il préféra mettre une distance prudente entre Vol'Zan et lui. Il n'aurait pas cru qu'ils étaient aussi haut ; ils avaient passé que dix ou quinze minutes dans les escaliers.
Le sol se trouvait pourtant à plus de deux cent mètres en contrebas.
Saloperie de vide. Il avait horreur de ça.
Un soulagement involontaire l'envahit quand il atteignit la rive opposée du gouffre brumeux à la suite de l'alien et de Lindstradt.
Ils se trouvaient devant ce qui paraissait être une station géothermique auxiliaire, impression qui se confirma une fois qu'ils furent à l'intérieur, espace envahi par des remugles terreux imprégnés de souffre. Le sas de déchargement était encombré de caisses en métal et de bidons de produits chimiques vides.
La lumière filtrant à travers des meurtrières dessinait une marelle fantomatique sur le sol crasseux. Il devenait évident que la minuscule centrale, bien que fonctionnant encore, n'était plus utilisée depuis longtemps, mis à part pour entreposer des déchets non-recyclables.
— Impossible de repérer quoi que ce soit ici, signala Cooper en coupant son scan avec un « supprimer » balancé à mi-voix. Satanée planète. Votre exo pète des câbles avec ces interférences...
Lindstradt eut un soupir exaspéré, le faisant taire.
— Il va falloir fouiller... comment vous dites, déjà ? Manu militari, prononça le Thanyxte.
— Personne ne dit ça, rétorqua Cooper.
Hines entendit leur marche de très loin.
Elle se redressa, comme électrocutée, le cœur battant à la chamade. À ses côtes, la cuve percée continuait de clignoter paisiblement. La blonde retint son souffle jusqu'à s'en faire mal aux côtes. La tête lui tournait. Peut-être devrait-elle reprendre un petit cachet pour que cela passe ? Les sachets remplis de son salut de synthèse formaient une bosse rassurante dans une des poches de son pantalon militaire.
Cela faisait des années que son addiction lui collait à la peau, creusant des sillons affamés dans son corps. Il lui suffirait d'en avaler un, juste un et sa terreur s'enfuirait aussi vite qu'elle était survenue.
Les pas étaient lents. Cela sonnait comme un gong dans les profondeurs rouillées.
C'était eux, les Prométhéens, il n'y avait pas de doute car eux seuls étaient capables de marcher avec une telle lourdeur.
Ils revenaient pour elle, ils savaient qu'elle était là, ils allaient la prendre et la traîner aux pieds du monolithe monstrueux ou pire encore : la transformer comme ils l'avaient fait avec ce pauvre homme roux.
Oh, Hines avait vu des choses, des choses boueuses et innommables, cela la hantait encore.
C'est bien pour ça qu'elle avait fini par craquer.
Ils ne l'auraient pas, pas comme ça, elle se le promit.
Paniquée, elle chercha désespérément tout autour d'elle quelque chose qui pourrait l'aider à se défendre. Les Prométhéens lui avaient pris ses armes, alors qu'elle en avait tellement besoin, là, maintenant. Une forme allongée attira son attention et quand Hines se baissa, sa main maculée de saletés rencontra un tuyau vétuste.
Il pesait lourd dans ses bras ; cela ferait l'affaire.
Essayant de se mouvoir le plus silencieusement possible, la petite blonde se posta dans les ténèbres près de l'entrée de son refuge, l'oreille à l'affût du moindre bruit.
Désagréable, une sueur froide coulait entre ses omoplates proéminentes et fatiguées. Deux silhouettes imposantes se découpèrent dans le noir et elle se plaqua contre le mur. Un fin rayon de lumière balaya le sol, lui effleurant la pointe des chaussures.
Avec un cri de rage rauque, elle abattit l'épaisse barre sur le premier arrivant.
Légion eut un mouvement de surprise quand il vit une petite silhouette décharnée surgir du néant avec un hurlement bestial. Une tige métallique percuta son casque dans un blong assourdi et s'il n'y avait pas eu le bruit du choc, il ne se serait rendu compte de rien.
Poussant un autre cri atrocement aigu, la créature à la face maculée de suie le frappa à plusieurs reprises dans un fracas de boite de conserve.
— Oulà ! s'exclama Lindstradt alors que le mercenaire, excédé, arrachait le tuyau des mains de la femme maigre pour le balancer au loin. On se calme !
Pour appuyer sa demande, le directeur lui pointa le faisceau de la lampe-torche en plein visage, la faisant grimacer et reculer.
De complexion frêle, elle avait des cheveux d'un blond terne, cassants, ramassés en une queue de cheval négligée. S'il n'avait pas été aussi sale et ravagé par l'angoisse, son visage, quoique trop mince, aurait pu être agréable ; mais à l'instant il était famélique et blême, presque cireux.
— Vous êtes qui, vous ? couina-t-elle avec un soulagement qui la fit trembler de tous ses membres.
Elle portait un pantalon de treillis informe qui était en fait un bas de combinaison tactique et un débardeur, auparavant blanc, au tissu devenu jaunâtre, tâché, sous les aisselles.
L'intégralité de ses bras était striée d'écorchures, pas tout à fait cicatrisées encore, couplées à une rougeur maladive.
— Je suis Nicholas Lindstradt et je suis venu comprendre ce qui se passe dans cette foutue usine.
Hines éclata soudain d'un rire hystérique, s'asseyant à même le sol.
Le visage déformé par une hilarité spasmodique, elle le fixait avec des yeux écarquillés à tel point qu'ils en devenaient globuleux.
— Lind... stradt, haleta-telle, au bord de l'implosion. Si j'avais pas voulu acheter vos putains de flingues... écolos, j'en serais pas là...
Hoquetant, évacuant toute sa tension autant physique que mentale des deux derniers jours, elle goba une capsule poudreuse sous le regard halluciné du directeur de l'entreprise, avant de fondre en larmes en gémissant.
— Stress post-traumatique, diagnostiqua le Thanyxte dans le dos de Lindstradt. Vous n'en tirerez pas grand-chose pour l'instant.
— Je la connais, plaça Légion. Green Edge.
— Je m'en serais bien passé, souffla son interlocuteur. Ramassez-là.
— Hors de question, répondit l'alien en se glissant hors de la pièce sombre sans ajouter quoi que ce soit.
Avec un sentiment de désespoir grandissant, Lindstradt regarda le mercenaire en exo se courber pour aider la frêle jeunette à se redresser. Celle-ci se tenait à peine debout toute seule, la face salie de morve et de larmes.
— Vous... balbutia-t-elle à l'adresse de Cooper. Vous vous êtes enfui... vous les avez tous laissé dans la merde... vous les avez tous laissé crever...
— Ça suffit, coupa Lindstradt, tout en se demandant par quel miracle elle avait réussi à le reconnaître. Conduisez-là jusqu'à la navette.
— Aye aye chef, lui balança distraitement le mercenaire.
Une fois dans la pièce qui contenait le substitut inerte, Légion confia la garde de la trafiquante à Barker, le visage aussi hermétique que le caisson qu'il tenait toujours sous son bras.
Tandis que leurs pas s'éloignaient pesamment dans l'interminable escalier de service, Cooper se tourna vers Aélig.
La jeune femme, visière relevée, avait enjambé la tuyauterie visqueuse répandue au sol pour être plus près de la baie cassée, afin de respirer un air qui n'était pas vicié.
— Tout va bien ? s'enquit-il en la rejoignant.
Elle hocha brièvement de la tête, pâle comme la mort. Les atrocités qu'ils avaient vu en arrivant sur la planète avaient de quoi secouer les nerfs les plus solides, mais elle tenait bon, avec une espèce de vaillance résignée qui forçait l'admiration.
— Ça n'a aucun sens, souffla Aélig.
Légion voulut la prendre par l'épaule, mais avant qu'il n'ait pu esquisser le moindre geste, Lindstradt déboula dans l'antichambre puante, suivi de près par cette créature détestable qui se faisait appeler Haïdes Vol'Zan.
— Il n'y avait personne d'autre, signala le directeur, visiblement dépassé par les événements, même s'il faisait de son mieux pour faire croire le contraire.
— Est-ce qu'elle va bien ? demanda sa fille, reprenant un peu ses esprits.
— J'imagine que oui, mais je ne suis pas un expert, déclara Lindstradt, évitant de regarder la table électronique et ce qui s'y trouvait. Le Dr Azaan devrait bien s'en occuper, je ne m'en fais pas. Les renforts sont arrivés, d'ailleurs...
— C'est rassurant, commenta Cooper.
— Qu'est-ce que c'est ? s'exclama soudain Aélig, se collant littéralement aux vitres fendues et éclatées.
Le mercenaire fut le premier à la rejoindre, talonné par Lindstradt.
— Là, indiqua la jeune-femme en montrant un monticule immense et indistinct qu'ils apercevaient au loin.
— C'est à l'entrée principale, constata son père. J'ai jamais vu ça ici et pourtant, ce n'est pas ma première visite...
— Personne n'a de jumelles, je suppose ? On dirait une espèce de... monolithe, dit Légion, ne trouvant pas de terme plus approprié.
Ils entendirent soudain quelqu'un dévaler les escaliers à toute vitesse dans leur dos.
Lindstradt lâcha un « fait chier » bien senti en se retournant.
Le Thanyxte avait disparu.
— Rattrapez-le !
Cooper se mit à courir.
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