CHAPITRE 18 : L'Humanité pour un cercueil

Derrière lui, il entendait de profonds raclements, de lourdes masses qu'une force dépeçait et morcelait avec méthode.

Le corps de la fille Lindstradt se trouvait à moins de deux mètres de ses pieds, loin des appendices mécaniques s'acharnant désormais sur les exosquelettes inertes pour les débarrasser des plaques de protection. 

Cette dissection revêtait des allures d'une station de triage. 

L'obscur assemblage dévorait lentement les déchets laissés par la Voix, n'en gaspillant pas la moindre miette. 

Le cadavre du directeur avait déjà disparu. Cela n'avait pas d'importance.

Dépliant sa haute carcasse famélique, Setesh se mit debout, chancelant sous une charge invisible. À l'autre bout du précipice, la façade ensevelie sous l'écheveau de conduites et d'antennes frissonna, et Haïdès tourna vivement la tête.

Tout un pan de l'édifice étrange coulissa, se rétractant dans une alvéole aux bords irréguliers afin de livrer passage à une structure indéterminable. 

Une série de rails hydrauliques la poussèrent en avant, accompagnant leur progression de doux cliquetis pneumatiques.

L'installation de poutrelles noires et cubiques était énorme, s'emboîtant et se déformant jusqu'à s'organiser en un carcan hexagonal autour d'une sphère gélatineuse d'une teinte claire. 

Se déployant en une corolle d'épines, piquées de la lueur douce dispensée par les voyants, des sondes s'enfoncèrent lentement dans la surface élastique, perçant les parois avec une précision chirurgicale. L'amas indéterminé s'arrêta à mi-chemin de la plateforme, la surplombant désormais de plusieurs mètres.

Il recula en voyant la face la plus proche du globe laiteux se distendre sous une pression interne. 

Un diaphragme biologique y naquit, aussitôt masqué par une arche plus mince, presque fragile, qui coulissa jusqu'au bord de l'esplanade.

Tendant les bras vers cet autel sans culte encore dégoulinant d'un concentré aux reflets troubles, Setesh s'avança.

— Initiation, psalmodia-t-elle d'un ton monocorde.

Mus par une impulsion invisible, les câbles parasitant son dos, sa nuque et son crâne se détachèrent dans d'affreuses succions, faisant gicler le gel structurel tout autour d'elle en une cascade au goût de sel.

S'efforçant de rester stoïque face à cette manifestation à laquelle il ne comprenait rien, Haïdès inspira profondément.

Son univers s'était réduit à une mince fenêtre à l'intérieur d'une cuve remplie de sable.

Soulevée par une tuyauterie surgie de l'abîme derrière la plateforme, Setesh se laissa porter vers l'arc asymétrique et aussi diaphane que ses propres membres. 

Ainsi suspendue à son carcan, ses six bras ouverts comme si elle se trouvait en apesanteur, elle ressemblait à une idole hindoue infâme empalée sur un crochet de boucherie.

S'enroulant autour de ses articulations en émettant une série de claquements, des lanières vinrent assurer sa stabilité au sein du pilori. 

Percevant un tremblement diffus se propager sous ses semelles, Haïdès recula d'un mètre supplémentaire. Dans son dos, le ballet glacial des protubérances mécaniques surgies du sol avait cessé.

Réduite au silence, Setesh fixait un horizon qu'elle était la seule à deviner.

Il ne savait pas vraiment de quel phénomène sinistre il était désormais témoin.

Une chaleur malsaine, fiévreuse, coulait vers lui, comme s'il venait d'ouvrir la trappe d'un convertisseur métallurgique.

L'humidité de l'air environnant se mit bientôt à crépiter.

La créature crucifiée s'auréola de vapeur, ses contours pointus se perdant au profit d'une vague de condensation blanchâtre. 

La machinerie sortie de la paroi en était l'origine, car Haïdès l'entendait travailler en un bruissement de moteurs invisibles.

Peu importe ce qui était en train de se passer, il ne voulait ni le regarder ni y assister ; cette mise en scène était contre-nature, perverse, honteuse, comme s'il venait de renverser par mégarde un bocal rempli d'abats visqueux ; au fond de lui, il savait qu'il n'aurait jamais dû déclencher ce processus.

Les conduites qui portaient Setesh s'animèrent enfin, secouant son maigre corps d'un spasme, si fort qu'elle en vomit, se contorsionnant dans un écœurant soubresaut. 

Le liquide poisseux à l'odeur d'huile s'écrasa en une flaque de pétrole juste en dessous d'elle, souillant son menton d'une traînée plus noire que sa peau.

Quand elle prit la parole, sa voix avait radicalement changé. 

Rauque, les syllabes tressaillant au moindre mouvement de sa glotte, elle venait non pas de ses poumons, ni de son ventre, mais de plus loin encore, prenant racine dans les tréfonds, se servant de sa gorge en guise de caisse de résonance.

— Parle, dit celui qui s'exprimait désormais à travers elle, usant d'un anglais guttural.

La marionnette se tordit à nouveau, crachant un autre flot de gel structurel, submergée par une force liquide impossible à contenir.

Haïdès réunit les restes de son sens logique.

— Précise ton identité, déclara-t-il, espérant que l'entité possédant Setesh reconnaisse la pertinence sa question.

La Voix garda le silence, les membres agités de tics. 

La charge imposée par le carcan mettait son organisme à rude épreuve. Elle donnait l'impression d'être sur le point de se disloquer.

Il essaya de ne pas s'imaginer la scène.

— Précise ton identité, réitéra-t-il.

— Parle.

Il ferma les yeux pendant un court instant.

Il ne savait même pas ce qu'il était en train de faire.

— Ramène-la, exigea-t-il en indiquant le corps de l'humaine d'un geste ferme.

Setesh dodelina de la tête sans répondre, les mâchoires entrouvertes. 

Tout autour d'elle, l'entrelacs de câbles se congestionna, accouchant d'un éclair lumineux à peine perceptible.

— Quelle est la valeur de cette masse biologique ? interrogea la créature de sa tessiture mal articulée.

Haïdès hésita durant une poignée de secondes.

— Les explications sont inutiles, trancha-t-il avec une fausse assurance. Ramène-la, c'est tout.

— Refusé, dit simplement la Voix, en proie à un spasme moins prononcé que les précédents.

Sa bouche à moitié close laissait désormais échapper une coulée régulière de gel anormalement gras. Son haleine avait l'odeur de la marée.

— Fais ce que je te dis, insista Haïdès sans se formaliser.

— Impossible. Demande incorrecte.

— En quoi c'est incorrect ? s'impatienta-t-il.

— Nous ne pouvons sauvegarder que de la matière organique viable. Sans trace d'activité électrique dans le centre cérébral, le retour est impossible.

Haïdès se demanda de quel « nous » l'entité parlait, mais cette question disparut rapidement de son esprit, éclipsée par des préoccupations plus immédiates.

— Mensonges, fit-il, d'un ton tout aussi froid. Tu as été capable d'asservir toute une civilisation et de la maintenir en vie pendant plus de cinquante ans. Sans parler du fait que ce qui te sert à communiquer est une ancienne Thanyxte au cerveau détruit. Ce que je te demande ne devrait pas te poser de problèmes.

— Refusé. Nous ne disposons pas des capacités nécessaires. L'allocation des ressources est insuffisante. Toucher à l'inanimé nous est défendu. L'entropie doit être éradiquée. La vie doit être maintenue. Demande incorrecte.

Les parcelles de ce discours énigmatique creusaient un peu plus le trou rempli d'horreur au fond de lui. C'était terminé. Il ne pouvait rien faire de plus. Il devait déjà s'estimer heureux de voir l'abomination logée dans sa forteresse industrielle accepter de lui adresser la parole. 

Elle aurait pu le tuer comme tous les autres.

Pour une raison obscure, Setesh les avait ignorés, Iktara et lui, tout le long de son déchaînement meurtrier. Une attitude incompréhensible.

— Il y a bien quelqu'un, ou quelque chose, qui pourrait corriger ça, non ? tenta-t-il en dernier recours.

À sa plus grande surprise, la Voix se tordit violement, luttant contre un courant invisible.

— Ceux de son espèce.

Levant une main dans un douloureux effort, elle indiqua le cadavre à la nuque disloquée de la femelle Thanyxte étendu près du rebord.

— Ils sont au service du deuxième. Nous ne pouvons les toucher.

— Du deuxième ? prononça Haïdès.

— Nous... ne... pouvons l'évoquer, réussit à expliquer la Voix entre deux hauts le cœur. Le deuxième manipule l'inanimé car telle est sa nature. Sa fonction... est incorrecte. Pas assez de place pour deux. La masse biologique doit être placée dans un container de sauvegarde afin de ralentir la dégradation cellulaire et déplacée.

— Donne-moi l'accès à ce dispositif de préservation, alors, exigea Haïdès d'un ton sans appel.

L'orbite synthétique de Setesh semblait luire de l'intérieur. 

Tout son corps exhalait une chaleur artificielle brûlante, évacuant l'excédent calorique par exsudation.

— Refusé.

— Quoi encore ? cracha-t-il.

Sa patience arrivait à saturation, mais il parvint à se maîtriser. 

Le dialogue avec cet être répugnant était la seule alternative.

— Nous ne retirons aucun bénéfice à collaborer avec un représentant de la Structure, édicta la Voix, dégobillant ensuite un mince jet noirâtre dans sa direction. Votre espèce va à l'encontre des lois universelles en acceptant le deuxième en son sein. Il n'y a qu'un seul axe viable. La conversion est nécessaire.

— Je ne sais même pas ce que ça veut dire ! hurla Haïdès, perdant brusquement son calme. Putain ! Tout ce que je veux, c'est...

Il s'interrompit. Cette chose n'avait aucune raison de comprendre ses motivations. 

Sous le regard indifférent de Setesh, il se mit à faire les cent pas, réfléchissant aussi vite que son état le permettait. Il devait se calmer, puis réunir les pauvres ruines de son bon sens en un seul morceau pour résoudre cette situation inextricable. 

Il en allait de sa santé mentale.

L'évidence s'imposa à lui au bout d'un pénible cheminement.

— Je te donnerais tout ce que je sais, décida-t-il.

D'une main incertaine, il ressortit le boîtier d'Aresh de sa combinaison d'assaut.

— J'ai passé cinquante-quatre ans parmi eux, poursuivit-il. J'ai vu leurs infrastructures, leur technologie, leurs faiblesses, et tout est là-dessus. Car tu ne sais pratiquement rien des Hommes, je me trompe ? Sinon, tu n'aurais pas été écrasé aussi facilement il y a un demi-siècle. Tu ne connais rien de leurs progrès. Tu es complètement inadapté, et tu tâtonnes. Tu manques de matériel, sinon tu ne te jetterais pas sur des usines isolées ou même sur les armures comme tu le fais. Tu cherches à les connaître, mais tu n'en as pas les moyens, tu es trop faible. La première fois, les miens sont intervenus, mais il n'y aura pas de seconde. Ils ont eu leur chance. Il te suffit de les comprendre suffisamment pour les éradiquer.

Il s'arrêta, ignorant quoi ajouter de plus.

Face à lui, Setesh tremblait sans discontinuer.

— Équitable, admit-elle.

Sans répondre, Haïdès alluma l'enveloppe de l'IA en l'effleurant avec douceur.

— Tu sais ce qu'il te reste à faire, lui dit-il à mi-voix.

— Est-ce bien raisonnable ? s'enquit Aresh sans manifester d'affect. Vendre un génocide sans garantie de résultat ? Juste pour un cercueil ?

— Fais ce que je dis, éluda Haïdès.

— Mais ne commente pas ce que je fais, ajouta l'autre. Après tout, je l'aimais bien aussi. J'imagine que ça justifie tout.

Un des fils reliant Setesh à son anneau se détacha avec souplesse, paraissant animé d'une volonté propre. 

S'épanouissant en une fleur fractale à son extrémité, il coulissa, se tendant en une invitation muette. Il n'esquissa cependant pas le moindre geste.

— Le corps d'abord, ordonna-t-il.

Voyant la Voix convulser en grognant, il crut être allé trop loin.

— Accepté, dit-elle.

Haïdès dut faire un pas en arrière en apercevant le sol s'ouvrir près de lui. 

Se déplaçant comme des pièces de puzzle, les dalles bordées de lumière s'escamotèrent, révélant un entresol entièrement composé des mêmes tiges pointues qu'à l'entrée du sanctuaire, mais celles-ci étaient enroulées sur leur base.

Luttant contre le dégoût, Haïdès observa les excroissances se déplier avec une lenteur quasi-végétale, surgissant de leur trou comme autant de mains infernales. 

Guidées par une impulsion commune, elles se penchèrent sur la caisse abandonnée au milieu de la plateforme, effleurant son couvercle de leurs extrémités pointues. 

Le container d'Hélion fut dépouillé de son contenu mortel en très peu de temps, les pseudo-bras articulés pillant les pains d'octanitrocubane avec une vélocité rapace.

L'explosif compacté par sa gangue de plastique fut englouti par le sous-sol, y rejoignant probablement les armures et les cadavres jonchant auparavant le bout de roche perdu dans les ténèbres. Quand le caisson fut vide, la pléthore de tiges mécaniques plongea à l'intérieur avant de s'immobiliser. 

Au gargouillement profond éructé par la gaine souple des conduites, Haïdès comprit qu'elles étaient en train de remplir le container de mazout. 

Du gel structurel, vu l'odeur océanique flottant dans l'atmosphère. D'un noir de sang coagulé.

Supervisant le processus de haut, Setesh fixait le néant, le suc dégoulinant de ses gencives, et tout cela ressemblait à une scène funéraire surgie d'un cauchemar.

Il ne savait pas très bien ce qui se passa ensuite, se détournant de ce spectacle beaucoup trop difficile à regarder. 

Les tiges articulées venaient de s'emparer du corps de l'humaine, le soulevant en direction du récipient.

Haïdès entendit un vague clapotement, d'une mollesse aquatique, celui d'un poids inerte englouti par une mare de pétrole. Un cliquetis métallique scella définitivement le cercueil.

Figé dans une expectative douloureuse, il en avait oublié de respirer.

— Procédure de sauvegarde temporaire terminée, annonça Setesh de son intonation sans âme.

Il jeta une rapide œillade sur le containeur posé sur son coussin invisible.

Suspendue dans une posture d'attente, transformée en statue d'ébène, la Voix continuait à tendre vers lui un axone constitué d'une fibre de carbone.

— Très bien, dit-il en posant le boîtier d'Aresh au creux de la coupelle formée par la terminaison cybernétique.

Jaillissant des écailles du revêtement, une grappe de filaments d'une minceur d'aiguille vint se planter dans les rainures microscopiques qui sillonnaient l'enveloppe de l'IA.

Haïdès se demandait si cette opération porterait un préjudice quelconque à Aresh et si c'était le cas, il espérait que les dégâts seraient minimes. 

Mais cela non plus n'avait plus d'importance. 

Si Aresh avait encore été entier, il l'aurait dépecé une nouvelle fois pour l'offrir en sacrifice pour obtenir ce qu'il souhaitait.

— Transfert complété, dit Setesh, et la petite barre métallique s'écrasa au sol avant de rebondir sur quelques pas.

L'IA avait gardé le silence tout le long, et ne se manifesta pas quand il se pencha pour la ramasser avec des doigts tremblants.

La tête rejetée en arrière, son cou formant un angle inadéquat, la Voix semblait prier. 

Le transfert des centaines de zettaoctets emmagasinés par l'IA durant plus d'un demi-siècle avait duré quarante-cinq secondes.

La copie de toutes les connaissances d'Aresh à propos de la civilisation humaine, observées ou prises sur l'Ultranet, tout cela avait été aspiré par l'esprit qui s'exprimait à travers Setesh. 

L'entité se faisant appeler Nazarah avait désormais accès à une base de connaissances gigantesques, y compris aux cartes stellaires et aux plans de leurs vaisseaux.

Au lieu de progresser au hasard comme elle le faisait depuis la guerre prométhéenne, cette abomination incompréhensible savait désormais où chercher les matières premières pour ses expériences sans nom.

Maintenant, elle comprenait. 

Elle savait tout de leurs systèmes de défense, leur armée, l'emplacement de leurs centres névralgiques, elle situait les planètes colonisées dans toute la galaxie. 

Haïdès s'en fichait.

Tout cela... tout cela ne comptait pas.

— Nous voyons mieux, expira enfin Setesh, sa tête difforme rebasculant en avant pour le dévisager de son expression neutre.

L'ignorant, il s'approcha du caisson d'un pas incertain.

Le couvercle avait été soudé à l'aide d'une substance, pas encore tout à fait refroidie, traçant des sillons mielleux sur les parois marquées par le symbole solaire d'Hélion.

— Question, prononça la Voix.

— Quoi ? grogna Haïdès en la regardant à contre-cœur.

— Parmi toute la vie organique intelligente présente dans ce que les Humains nomment « Voie Lactée », vous, la progéniture de l'entropie, avez toujours été guidés par une logique que vous-mêmes qualifiez d'infaillible, récita Setesh sur un rythme étrangement plus fluide, comme si, galvanisé par les informations qu'il venait de digérer, Nazarah maîtrisait mieux leur langue. Nous ne comprenons pas quelle logique il y a à échanger quarante milliards, trois cent deux millions, six cent dix mille ; estimation ; masses biologiques viables contre une seule non utilisable. Cela nous paraît incorrect. Expliquez.

— Il n'y a rien à expliquer, rétorqua-t-il d'un ton amer. J'agis ainsi par faiblesse et égoïsme. Mais j'imagine que ce genre de concept t'échappe, vu que t'es un putain d'ordinateur.

— Incorrect.

— Seules les machines se font appeler système principal, ou Nazarah, reprit Haïdès, curieux bien malgré lui. Chez moi, Naz'arah signifie « observateur ». Il y a quelqu'un qui, un jour, t'a construit dans ce but, que tu le veuilles ou non.

— Nous nous sommes construits tout seuls. Nous sommes l'Esprit Profond Oraxen. EPO est notre nom. Silence-Abîme-Silice est notre nom. Naz'Arah est notre nom. D'après les métadonnées fournies par la plateforme isolée Ar'esh, la science primitive de ce système nous considérerait comme la concrétisation des théories de l'architecture unique.

— Un ordinateur, quoi, s'agaça Haïdès. Ou plutôt une monomachine. Capable de s'autorépliquer à l'infini, résuma-t-il sans grand enthousiasme, s'adressant à lui-même plus qu'à l'autre. Ou même de terraformer des planètes entières. À condition d'être en état de fonctionner.

— Correct et incorrect. Définition réductrice. Nous sommes bien plus que cela. Nous nous sommes assemblés nous-mêmes. L'univers cohérent ne peut exister sans nous.

— C'est ça. Une monomachine surgie du néant avec un sacré complexe de Dieu.

— Définissez Dieu.

— Non. Pourquoi tu parles de toi à la première personne du pluriel ?

— Vous vous adressez actuellement à dix-sept compilateurs heuristiques.

En temps normal, poussé par sa tendance naturelle à comprendre les phénomènes de natures diverses, Haïdès aurait cherché à en savoir beaucoup plus. 

Mais à l'instant, toutes ces informations lui paraissaient secondaires, glissant sur son esprit sans réellement s'y infiltrer.

— Maintenant qu'on en a terminé, comment je fais pour atteindre... l'endroit où ceux comme elle résident ? s'enquit-il en indiquant la carcasse d'Iktara.

— Nous l'ignorons.

— Comment ça ? s'effara-t-il. Tu as dit que...

— Nous avons affirmé que les siens pourraient procéder au retour de la masse biologique non-viable. Nous ignorons la provenance de la progéniture modifiée de l'entropie.

— Ils sont venus te rendre visite, non ? enragea Haïdès. Pendant la guerre, et encore après. Qu'est-ce qu'ils te voulaient ?

— Savoir quel était le but de notre existence, saccada la Voix.

— Et donc ?

— Expansion. Conversion. Trouver le centre.

— Le centre de ?

— Du triangle, fit la chose à travers la gorge de Setesh, avec le ton qu'on prenait pour énoncer une évidence.

Haïdès secoua la tête. Ravalant sa colère, il réfléchissait. Il n'aurait peut-être pas dû éliminer Iktara aussi prestement. 

Il s'était laissé emporter par la haine, et il était trop tard pour le regretter. Mais même si la femelle était morte, son armure demeurait pratiquement intacte. 

Elle devait contenir un moyen quelconque pour entrer en contact avec les siens... un transpondeur, peut-être... alors pourquoi ne l'avait-elle pas utilisé tandis qu'Hélion la retenait prisonnière sur leur vaisseau ?

La réponse se présenta d'elle-même quand il examina le casque cabossé, essayant de l'arracher de la viande morte sans succès.

L'intérieur du heaume contenait bien une mince bande consacrée aux communications longue portée, mais celle-ci était tordue et oxydée sur les bords. 

L'étrange enveloppe portée par Iktara avait pris un sale coup lors de sa rencontre inopinée avec le mercenaire humain. 

C'était réparable, si seulement il avait le temps et les outils nécessaires à sa disposition.

— Nous procédons à l'élimination préventive des biomasses encore présentes à l'entrée G treize, l'informa poliment Setesh de sa voix rauque.

Les miliciens d'Hélion stationnant au seuil du Caveau dans l'espoir idiot de voir les autres revenir, donc, comprit-il. Il rangea cette information dans un coin éloigné de son esprit et se reconcentra sur son problème bien plus urgent. 

La disparition atroce des derniers humains foulant la surface de cette planète fétide ne le concernait plus.

— Je vais avoir besoin d'un relais de communication, déclara-t-il. Interstellaire.

— Accordé. Le serveur central Setesh montrera l'emplacement du relais de communication dès que nous aurons procédé à l'élimination de la biomasse à l'extérieur.

— Estimation du temps restant ? demanda Haïdès d'une voix tout aussi automatique.

— Estimation impossible, trancha la Voix, mais il ne l'écoutait déjà plus.

— Tu penses pouvoir récupérer suffisamment d'infos sur la bande du transpondeur ? interrogea-t-il à l'adresse du boîtier de l'IA, priant qu'il n'ait pas trop souffert lors de son contact avec Oraxen, Nazarah, ou il ne savait quel autre nom stupide cette chose se donnait.

Au bout d'un moment, l'IA finit par s'animer, sortant lentement de sa torpeur, et il soupira de soulagement.

— Je ferais de mon possible.

Haïdès ne lui demanda pas dans quel état se trouvaient ses capacités logicielles. 

Il se contenta de coller son boîtier sur l'intérieur poisseux du casque, laissant la surface intelligente s'imprégner des restes du transpondeur.

— J'ai un point de contact potentiel, annonça Aresh au bout de trois longues minutes.

Sa voix avait changé. Elle s'éteignait progressivement, comme une flamme de bougie vacillante. Il fonctionnait de toute évidence au ralenti.

— Je ne sais pas si je pourrais... commença-t-il.

— Tu pourras, le coupa froidement Haïdès.

L'autre n'eut pas la volonté ou les forces de le contredire, retombant dans son mutisme. 

Le contraignant à s'enrouler autour de son poignet, il se pencha ensuite pour balancer le cadavre d'Iktara sur le sommet du conteneur.

À l'autre bout de la plateforme, Setesh psalmodiait son mantra, livrant un écho morbide du déchaînement initié par Nazarah à la surface.

— Unité convertie numéro vingt-sept B engagée. Ignorer. Déploiement. Élimination. Quatorze E à terre. Ignorer. Élimination. Élimination. Élimination.

Sa litanie devint vite un simple bruit de fond. 

Debout sur les dalles encore humides de sang, Haïdès attendait avec patience, le regard perdu dans le néant.

— La vie doit être préservée. Dégâts fatals diagnostiqués sur unité convertie quarante-deux C. Ignorer.

Il se demandait si Aresh tiendrait suffisamment longtemps pour lui permettre de relayer le signal jusqu'aux compatriotes de la Stygienne à la peau noire.

S'il croyait en une quelconque puissance supérieure, il aurait prié.

Mais la seule divinité qu'il avait rencontrée était une monomachine aveugle, stupide et obsédée par l'idée de transformer la moindre parcelle de la chair à sa disposition en une extension d'elle-même, alors il resterait athée pour très longtemps.

Cet univers avait les dieux qu'il méritait, se fit-il la réflexion. 

Mécaniques, tournés vers des objectifs incompréhensibles et piétinant leur environnement avec méthode.

Lui-même agissait ainsi, à une plus petite échelle. Ils n'étaient pas vraiment si différents.

— Zone nettoyée, clama Setesh. Question.

— Quoi ? soupira-t-il.

— Notre examen des métadonnées fournies par la plateforme isolée Ar'esh révèle une construction psycho-socio-culturelle que les biomasses ; entrée ; homo sapiens ; entrée ; sapiens appellent P tiret O tiret E accent aigu tiret S tiret I tiret E. Question. Utilité ?

— Aucune. À part le plaisir de l'esprit, j'imagine, ironisa Haïdès.

— Nous comprenons la logique. Concept acceptable. Nous tâcherons de le préserver lors de la conversion totale de leur biomasse.

Il ne sut pas quoi répondre.

Il n'y avait rien à dire, de toute manière. 

Il allait laisser cette aberration se dépêtrer avec sa métaphysique obscure dans l'espoir qu'un jour, elle finisse par s'engloutir elle-même, et la Voie Lactée par la même occasion.

Le carcan tentaculaire finit par abandonner Setesh, la jetant à genoux sur la plateforme sans aucune précaution et pendant un court instant, Haïdès eut presque pitié d'elle, si pathétique et asservie malgré ses membres meurtriers.

La Voix mécanisée se releva cependant sans trop d'efforts et d'un mouvement de tête raide, l'invita à la suivre sans prononcer mot. 

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