CHAPITRE 17 : Temps irréguliers
Oui, le groupe s'appelle vraiment The Mao Tse Tung Experience
Malgré la fausse nuit simulée par l'éclairage de sa cabine, l'éclairage du vaisseau était resté vif.
Mais le système circadien n'était finalement qu'un système, mis en place pour leur rappeler qu'ils étaient supposés vivre en se calquant sur un absurde rythme biologique, hérité du puits de gravité qui les avait vus naître.
De toute évidence, Lindstradt avait temporairement abrogé cette règle pour laisser l'équipage décompresser autant que l'espace restreint le permettait.
La plupart des coursives était donc illuminée comme en plein jour et elle croisa de nombreuses personnes avec un verre ou une bouteille à la main.
L'alcool était supposé être strictement interdit à bord, mais depuis son arrivée, Aélig avait très vite découvert que peu de gens respectaient le règlement, à commencer par son propre père et son minibar soigneusement dissimulé dans un coffre-fort de son bureau.
La beuverie était un vice antique qu'ils avaient réussi à emporter jusqu'aux étoiles.
C'était ainsi que les siens sociabilisaient, même chez Hélion.
À la sortie d'un élévateur, qui l'avait amené au palier intermédiaire, Aélig croisa Ahmal Karavindra. À son plus grand soulagement, le verre de l'ingénieur en chef était rempli d'un thé noir fort et épicé, et elle se souvint qu'il avait cessé de boire depuis l'accident sur Atlas-Horizon.
— J'ai entendu parler de vos exploits avec le Chernobog, lui confia-t-elle tandis qu'il la saluait d'une voix un peu fatiguée.
Ensemble, ils prirent la direction opposée au pont de pilotage.
— Vous avez raté votre vocation.
— J'ai été artilleur lors du conflit entre les Russes et les Japonais. Quatre ans de service. En plein milieu de mon cursus universitaire, expliqua Karavindra avec nostalgie. Avant de devenir le génie brillant que je suis aujourd'hui, j'ai pas mal crapahuté dans les rangs de l'armée impériale.
— Et quel effet ça fait de dégommer des Russes alors que vous avez combattu côte à côte ? s'intéressa Aélig, alors qu'ils se collaient à un mur pour laisser passer un groupe de mécaniciens exagérément joyeux qui retournaient dans le bloc moteur.
Karavindra haussa la voix pour leur crier d'arrêter de prendre autant de place, puis ils reprirent leur route une fois celle-ci devenue plus praticable.
— Vladof-Sokoviev est une milice, pas les impériaux, précisa-t-il. Crois-moi ou non, mais si on avait eu affaire à l'ex-Fédération là-bas, on ne s'en serait probablement pas sortis.
— Pur chauvinisme, sourit la jeune femme.
— Certes, admit Karavindra en finissant son thé. Il n'empêche que c'est vrai.
Ils continuèrent leur chemin dans un silence agréable, Aélig accrochée à son bras pour éviter les bousculades. Parfois, elle se surprenait à se dire qu'elle aurait peut-être préféré naître dans la famille de l'ingénieur, si seulement il avait pris la peine d'en construire une.
Elle s'en sentit coupable. Elle aimait son père, mais Karavindra avait indéniablement un meilleur sens moral. Elle se demandait parfois comment ces deux-là avaient fini par se lier d'amitié.
— Monsieur Akoulov m'a dit que c'était toi qui avais contacté le Lance, lui dit alors son compagnon. Je suis impressionné. Comment t'as fait ?
— Avec une radio, répondit-elle, un peu trop précipitamment.
À l'expression de Karavindra, elle comprit qu'il n'était que peu dupe de son mensonge.
— Avec une radio, répéta-t-il, légèrement sardonique. Sans rien connaître du canal crypté et avec un talkie d'une portée théorique de deux mille mètres, alors que le vaisseau était dix fois plus loin. Bien entendu.
Aélig eut un sourire gêné. Elle n'aurait jamais l'ingénieur en chef sur les détails techniques.
C'était Karavindra qui avait supervisé l'installation du système de communication du Lance, intimement lié au Nexus.
— J'ai eu de l'aide, dit-elle d'un ton vague.
— Je suis au courant, pour Ar'esh, lâcha-t-il alors, détachant le nom de l'IA en deux syllabes bien distinctes.
Elle en trébucha, s'arrêtant involontairement.
Karavindra lui tapota l'épaule avec un sourire rassurant.
— Tu croyais quoi ? Que l'ingénieur électroneural le plus doué de sa génération ne le remarquerait pas à l'intérieur de son propre Nexus ? fanfaronna-t-il.
— Le dites pas à mon père, le supplia immédiatement la jeune femme.
— J'y ai même pas pensé, admit Karavindra. Mais tu as raison. S'il découvre que cette chose existe réellement, il va vouloir la breveter pour qu'elle prenne le relais des technologies électroneurales.
Il se lissa la barbe.
— Et je tiens beaucoup à mon poste, ajouta-t-il avec un mince sourire. Je n'irais pas me saborder, et tout mon secteur avec, même si Victor Layto en serait ravi. Donc ne t'en fais pas. Je ne suis pas du tout prêt à entrer dans le futur. Mon côté vieux-jeu, probablement.
Il marqua une pause avant d'éclater de rire.
— De plus, si je perds mon emploi, on ne me laissera plus piloter de tanks, et je n'y survivrais pas.
Soulagée, Aélig pouffa à son tour alors qu'il balançait son gobelet vide dans un recycleur à moitié clos, qu'il rata, comme d'habitude.
— Voilà pourquoi vous n'êtes plus dans les chars, commenta-t-elle d'un ton sinistre. Votre précision est vraiment pitoyable.
— C'est parce que j'ai un mauvais ping en ce moment. Va te saouler avant que je ne m'énerve, déclara Karavindra en la poussant sans animosité. C'est ce que font les jeunes de ton âge, non ?
— Oh mon Dieu, Ahmal, se scandalisa-t-elle. Vous n'êtes pas si vieux.
— Si. Là, tout ce que je veux, c'est un bon livre avec une tisane, se moqua l'ingénieur. Parfois je me demande s'il me reste vraiment dix ans à tenir avant la retraite. Je serais alors imménsément riche, et j'aurais tout un tas de chats. Ou alors, je volerais un tank à l'entreprise et j'irais m'écraser quelque part, je ne sais pas encore. À plus !
Lui adressant un petit signe ironique de la main, il s'éloigna avec un grand sourire d'une blancheur éclatante qui jurait avec son teint très mat.
Aélig secoua la tête d'un air incrédule, réprimant un rire, puis se remit en route jusqu'aux quartiers de la milice.
Ceux-ci étaient littéralement bondés, comme si ceux qui l'entouraient fêtaient quelque chose. Elle ne savait cependant pas quoi.
Ou peut-être qu'il s'agissait tout simplement d'une veillée funèbre particulièrement bruyante, car d'autres portraits avaient rejoint ceux de l'engagé Barker, mort à leur arrivée sur la planète.
En moins de soixante-douze heures, la sécurité d'Hélion avait perdu une dizaine d'hommes, ce qui était une première depuis sa création.
Les miliciens semblaient s'en accommoder avec philosophie.
C'était, après tout, les risques du métier, comme le formulait si délicatement Lindstradt.
Les tombés au champ d'honneur auraient le droit à un mur commémoratif, le directeur en avait fait la promesse, mais en attendant, la vie continuait.
Un avis qui semblait être partagé par tout le monde, sauf le sergent Auster, qui s'était adossé dans un coin sombre de la salle de repos, espérant probablement que sa tenue noire ne se fonde dans le décor au lieu de participer à la joie factice qui l'entourait.
Aélig le remarqua juste après avoir examiné sans envie le buffet blindé d'apéritifs en forme d'ersatz – les synthétiseurs, même bricolés, étaient encore assez loin de produire des miracles, mais au moins, l'intention était louable.
À l'instar de la majorité de ses collègues, Auster avait gardé ses vêtements de fonction, laissant néanmoins son arme au coffre.
Ce qui était une précaution non-négligeable, pensa-t-elle en renonçant à chercher Cooper dans la petite assemblée.
Alcool et armes à feu ne faisaient généralement pas bon ménage.
— À force d'être aussi ténébreux, tu vas finir par te transformer en un trou noir, lui déclara-t-elle en s'approchant après avoir chiné deux bouteilles au bar improvisé.
Auster grimaça en décapsulant sa bière tiède.
— C'est mon air normal. Je pensais que tu l'avais remarqué, depuis le temps, rétorqua-t-il sans humour.
Aélig ne put s'empêcher de grimacer. Elle repensa à ce qui s'était passé entre eux alors qu'ils étaient encore à la surface d'Odyssée. Il l'avait embrassée.
Elle se demandait s'il s'en souvenait encore. Probablement pas.
Après tout, les heures qui avaient suivi leur évasion improbable avaient été particulièrement animées. Il ne fallait pas compter sur elle pour lui rappeler ce moment gênant, si bien qu'elle garda le silence.
— Ce n'est pas vraiment moi que tu cherches, devina-t-il avec une lucidité glaciale.
La jeune femme haussa des épaules.
— Non, répondit-il.
À ce stade, elle n'en avait plus rien à faire de le blesser.
À son plus grand étonnement, Auster eut un sourire en coin plutôt inhabituel, comme s'il savourait une plaisanterie obscure connue de lui seul.
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit-elle, légèrement agacée.
Il but une gorgée avec une moue dubitative, puis s'éloigna en silence, la plantant là sans plus de cérémonies, bientôt alpagué par deux de ses collègues.
Aélig resta contre le mur pendant un long moment, observant avec indifférence les nombreux corps humains issus de plusieurs strates sociales de l'entreprise qui se pressaient dans la pièce peu spacieuse et dépourvue d'ouvertures sur l'extérieur.
Les cadres, aisément reconnaissables à la broche en forme de roue solaire épinglée au revers de leur veste ou de leur chemisier si c'étaient des femmes, ne se mêlaient que rarement aux autres, se contenant de rester entre eux.
Les agents de maîtrise, comme Auster, dotés d'un statut moindre, étaient bien plus nombreux.
Malgré les recycleurs, l'atmosphère lui parut très vite confinée et oppressante. Sentant un début d'agoraphobie lui mordre les tripes, elle préféra quitter les lieux et le sentiment d'enfermement incompressible qui y régnait.
Ce genre d'attroupement lui faisait toujours un drôle d'effet, surtout quand cela se passait dans le vase clos d'un engin spatial, et elle avait tendance à les fuir rapidement.
Dans un vaisseau, même d'une taille aussi imposante que celle du Lance, qui mesurait plus de neuf cents mètres de long, l'espace venait très vite à manquer, et le moindre mètre carré de libre était un véritable luxe.
Ici, rien n'était vraiment vide.
Elle n'avait que rarement marché dans une coursive parfaitement déserte, même si l'équipage tournait selon un système de tiers-temps.
Les quartiers résidentiels du pont intermédiaire étaient néanmoins beaucoup plus calmes.
Pour y être venue à de nombreuses reprises, elle se souvenait parfaitement de l'emplacement de la cabine de Cooper.
Elle espérait qu'il serait là.
Après une courte hésitation durant laquelle elle piétina dans le couloir impersonnel, elle cogna à la porte coulissante légèrement surélevée.
Malgré l'épaisseur apparente du panneau, elle entendit des pas étouffé se diriger vers elle à l'intérieur et se para d'un sourire entendu.
Celui-ci s'effaça quand Cooper ouvrit, une autre fille accrochée à sa taille telle une sangsue en culotte. Elle était belle, mince, musclée et d'une blondeur qui lui adoucissait le visage.
Aélig comprit qu'elle arrivait au mauvais moment.
La blonde lui sourit, visiblement peu embarrassée d'être à moitié nue.
— Je dérange, peut-être ? interrogea Aélig, bien qu'elle connût la réponse.
Elle n'était pas vraiment en colère.
Seule une déception amère lui nouait la gorge.
— Non, répondit Cooper en s'adossant à l'encadrement avec nonchalance.
Il croisa les bras, lâchant l'autre jeune femme par la même occasion, et ils s'éloignèrent de quelques centimètres.
— Tu peux venir, si tu veux, lui proposa-t-il avec un regard en biais. J'ai assez d'ambition pour deux.
— Euh, dit Aélig, dubitative.
Elle reporta son attention sur la fille. Elle était très jolie, mais elle ne connaissait pas son prénom, et lui non plus, probablement.
Tout ce qu'Aélig savait d'elle, c'est qu'elle était dans la milice, où le libertinage était solidement ancré dans les traditions. Le sourire de la blonde s'élargit et son regard devint plus sombre, tentateur, tandis qu'elle la dévisageait à son tour.
Son corps était sublime. C'était une proposition intéressante.
— Pas ce soir, refusa-t-elle cependant.
Ce n'était pas de ça dont elle avait besoin.
Elle aurait juste voulu...
— Comme tu veux, répondit-il avec un clin d'œil. À une prochaine, alors.
Sentant une paralysie glaciale lui coller les pieds au sol, Aélig regarda le sas se refermer dans un glissement pneumatique.
Elle se rendit compte qu'elle était jalouse, mais que tout son esprit essayait de le nier en bloc.
C'était irrationnel.
Un bourdonnement furieux se déversa quand elle repensa au sourire sardonique d'Auster, comprenant enfin la véritable raison de son expression moqueuse.
Elle savait qu'elle ne devrait pas être aussi en colère.
Aucun contrat, même implicite, ne la liait à Cooper. Ils n'avaient jamais abordé ce sujet-là. Ils s'étaient contentés de coucher ensemble par ennui.
Elle ne l'aimait même pas.
Alors pourquoi le vivait-elle comme une trahison ?
Cela n'avait aucun sens.
Étouffant un cri de rage, elle envoya l'une des bières réchauffées qu'elle avait dans les mains contre le sas clos.
Le verre éclata, se brisant en arrosant les alentours de houblon dans un fracas humide.
Légèrement soulagée, Aélig attendit de voir si Cooper comptait ressortir, mais il ne le fit pas.
Il se fichait certainement de ses états d'âme, de toute manière, comme la majorité de son entourage immédiat.
La gorge nouée, elle fit demi-tour, dispersant les bris coupants sous ses semelles.
La fureur qui l'habitait ne la quitta que quand elle réintégra sa cabine, laissant place à une sorte de résignation lasse.
Elle se débarrassa silencieusement de ses chaussures et traversa la pièce en s'appliquant à faire le moins de bruit pour ne pas déranger l'alien qui dormait toujours dans son lit.
Ne s'orientant que grâce au panneau lumineux qu'elle avait laissé allumé, elle posa sa bouteille intacte sur la tablette et se réfugia sous la couette, s'en couvrant la tête comme si elle voulait disparaître à l'intérieur.
Les larmes ne vinrent pas.
Elle tendit la main, s'emparant du boîtier de l'IA à tâtons et l'amenant ensuite jusqu'à elle.
— Je veux m'en aller d'ici, lui chuchota-t-elle.
Le batônnet eut un tremblement bleuté en s'éveillant.
— Moi aussi, répondit Aresh. Si seulement j'avais deux jambes, cela ferait bien longtemps que je serais parti.
Aélig se sentit encore plus triste en réalisant qu'il était moins libre qu'elle, coincé dans cette enveloppe minuscule et insignifiante qui tenait au creux de sa main.
— Parfois, je t'envie, poursuivit l'IA, d'une voix si étouffée qu'elle devait presque coller le boîtier contre son oreille. Tu peux faire ce que tu veux, ou presque. T'as un corps.
Il marqua une pause. Elle se mordait la bouche.
Un désespoir sans fond s'ouvrait dans sa poitrine.
Elle aussi était prisonnière d'une cage bien palpable, à la fois réelle et imaginaire.
— Moi, je ne sais même pas ce que ça fait de toucher quelqu'un, murmura Aresh.
Aélig se mit à pleurer tandis que le réceptacle de l'IA s'éteignait brusquement.
Serrant le boîtier dans une main et prenant le duvet de l'autre, elle envoya ce dernier au sol, par-dessus le dossier du meuble avant de se lever.
Elle pressa le panel de commandes afin d'ouvrir les volets qui masquaient la seconde baie d'observation dans sa cabine.
Les lames blindées se rétractèrent en faisant légèrement vibrer les parois, révélant une large bande de verre qui rasait le sol pour s'arrêter à mi-chemin du plafond.
Sans compter la barrière König, seulement soixante centimètres de plastique, de plexiglas et de silice au plomb la séparaient désormais du vide.
L'extérieur n'était que ténèbres. Seules des traînes éparses, d'un nacre irisé tirant sur le saphir, qui parcouraient parfois la vitre, indiquaient que le Lance était en mouvement, fendant le cosmos dans un saut ultraluminique soutenu.
Rassemblant la couverture sous ses cuisses pour plus de confort, elle s'adossa à l'arrière du canapé à même le sol. Après avoir posé le boîtier de l'IA à côté d'elle, elle ramena ses genoux jusqu'à son menton, entourant ses jambes des bras.
Regardant la vitre noire, elle y chercha son reflet et ne vit rien.
— Pourquoi tu pleures ?
Totalement hypnotisée par les mouvements sporadiques des particules sur le champ cinétique, elle n'avait même pas entendu Vol'Zan se lever.
L'alien s'était approché sans trahir sa présence et elle eut un mouvement de recul instinctif.
— Je ne pleure pas, mentit-elle alors qu'il s'asseyait à trois mètres d'elle, ce qui était beaucoup trop près.
— D'accord, dit-il simplement.
Aélig s'éloigna sans se cacher, s'installant à l'angle de la baie renforcée.
Dans la pénombre jaunâtre, la silhouette du Thanyxte, qui s'était posé en tailleur, se découpait avec netteté et sa peau paraissaient marine, comme un pan océanique qui se serait glissé dans la pièce. Il avait également retiré le pansement qui lui entourait la gorge, révélant une chair encore à vif, profondément labourée dans laquelle on avait fiché des points de suture noirâtres.
Bouger la tête semblait le faire souffrir, si bien qu'il regardait droit devant lui.
Le boîtier d'Aresh était posé entre eux tel un garde-frontière aux reflets d'argent.
— Vous avez mal ? s'intéressa-t-elle.
— Pas du tout.
Ce n'était pas vrai, bien évidemment.
— Dans certaines castes de chez moi, les cicatrices sont considérées comme un véritable atout physique, poursuivit-il. Certains vont jusqu'à se scarifier volontairement.
— C'est très primitif. Chez moi, on appelle ça un effet de mode débile, soupira Aélig.
— Je crois que je n'ai pas le choix, dit l'alien en effleurant précautionneusement son cou.
Elle laissa passer un long silence.
— Je n'ai juste rien à faire ici, dit-elle alors. Je ne suis pas à ma place.
— Et ce n'est que maintenant que tu t'en rends compte ? prononça Vol'Zan sans la regarder.
C'était tant mieux. Elle n'aimait pas vraiment établir le contact visuel avec lui.
Ses yeux étaient beaucoup trop fixes, trop immobiles et trop jaunes pour être soutenables.
— Vaut mieux tard que jamais, rétorqua la jeune femme. Et puis, ce n'est pas comme si j'avais des amis à qui en parler.
Cet apitoiement la révulsa immédiatement, et elle regretta de l'avoir laissé échapper.
Mais elle se dit également que son interlocuteur n'était pas vraiment humain et qu'il n'avait que faire de comment elle pouvait se sentir, parce qu'il ne le comprenait sûrement pas.
Paradoxalement, elle s'en sentit presque rassurée.
Il ne la prendrait pas dans ses bras. Il ne débiterait pas de paroles creuses pour tenter de la ramener à la raison et lui dire que tout n'allait pas si mal.
Lui parler, c'était comme s'adresser à un puits plein de rien, ou de choses qu'elle ne pouvait pas saisir, alors elle poursuivit.
— C'est quand même très égoïste de ma part, je trouve. Il y a, quelque part dans ce système, une chose qui transforme tout ce qu'elle touche en pâtée biomécanique dégueulasse, et moi je suis en train de lutter contre des états d'âme inutiles.
Vol'Zan ne fit aucun commentaire. Il avait fermé les yeux, si bien qu'Aélig se demandait s'il l'écoutait ou faisait juste semblant.
— C'est juste que je me rends compte que je n'en ai rien à foutre, en fait, continua-t-elle à mi-voix, le regard fixé sur la baie d'observation qui ne lui renvoyait que le néant. Je n'ai absolument aucune envie d'accorder de la valeur à d'autres vies alors que la mienne n'a aucun putain de sens. Vous trouvez ça normal, vous ?
Elle ne posait la question que pour le plaisir de la rhétorique.
— Effectivement, je trouve ça plutôt lucide, répondit le Thanyxte. Toute existence repose sur environ trois axes. Expansion, équilibre et entropie. T'as juste choisi le tien.
— Philosophie de comptoir, lâcha la jeune femme d'un ton irrité. Je vous avoue que je m'attendais à mieux, venant de la part d'un représentant de la soi-disant plus ancienne race de l'univers, riche de milliers d'années de sagesse ancestrale, ou je ne sais quoi.
— Il n'y a rien d'alarmant dans le fait de pencher vers l'entropie, c'est une vérité générale, précisa Vol'Zan avec sa neutralité coutumière.
— Et bien, merci pour cet éclairage pertinent, Lao-Tseu, déclara Aélig avec un soupir. Si j'ai bien saisi, selon vous, y a aucun souci à vivre, enfin si on peut appeler ça comme ça... y a aucun problème à continuer tout en sachant qu'on ne va vers rien ? Que ce soit maintenant ou en général ? Qu'on devrait juste l'accepter et pouf, tout s'arrange ?
— La moitié de ma présence dans ce système ne se résume à rien, dit froidement l'alien. Je ne suis probablement pas du meilleur conseil quant au sens intrinsèque de la vie intelligente et de son but. Vu que je considère personnellement qu'il n'en a aucun.
— À part le suicide, bien entendu, se moqua la jeune femme. Remarquez, vous avez presque failli réussir, en bas. Je devrais vous imiter.
— Très spirituel, commenta Vol'Zan.
Elle haussa des épaules. Cette joute verbale lui faisait presque oublier le poids qui pesait sur son estomac telle une chape de plomb.
Même si ce soulagement n'était que temporaire, c'était déjà mieux que rien.
À cet instant précis, le vaisseau sortit de l'ultraluminique dans un tremblement à peine perceptible, semblant s'arrêter dans le vide.
Cernée d'un halo en tâches disparates et déroulant ses longues volutes, une lointaine nébuleuse aux reflets cyan frangés d'un fuchsia dilué apparut dans le néant, déversant sa lumière trouble sur des milliers de parsecs.
Aélig observa la manifestation stellaire avec un vague intérêt.
Les amas ouverts de gaz et d'étoiles extrêmement chaudes avaient toujours peint des tableaux d'une extraordinaire magnificence, à la fois chaotiques aplats huileux et segments aériens fragiles comme de la vapeur.
Cette vision grandiose renforça son sentiment d'isolement, et Aélig en vint à se dire qu'elle n'aurait peut-être pas dû ouvrir cette fichue baie d'observation.
Toujours immobile, adossé à l'arrière du canapé, Vol'Zan fixait lui aussi la formation astronomique aux proportions incalculables.
— L'amas d'Iblis, lâcha-t-il enfin. C'est à quelques kiloparsecs de la branche d'Aggrath. Le système Kappa-Centauri.
— Merde, réalisa Aélig, se tendant subitement. Le coin qui contient la planète-mère des Prométhéens, vous voulez dire ?
— Ce qu'il en reste, oui.
— Merde, répéta-t-elle.
Tout compte fait, elle n'avait plus vraiment sommeil.
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