CHAPITRE 17 : L'Umbrien

Le choc rude lui coupa le souffle, la paralysant un court instant. Sa confusion était telle que son esprit peinait à comprendre ce qu'il venait de se passer. Une cohue chuintante régnait là-haut et se redressant sur ses coudes, elle chercha en vain Haïdès, et crut l'entendre hurler au loin ; impossible d'en être certaine tant ses oreilles bourdonnaient. Elle le vit enfin qui s'apprêtait à sauter pour la rejoindre trois mètres plus bas – elle n'avait rien à craindre. Le système de sécurité du puits choisit ce moment-là pour se déclencher, tendant une grille de barreaux épais via un réseau d'interstices, manquant de lui sectionner la jambe.

— Nique sa m...

Le reste de sa phrase se perdit dans les coups furieux qu'il assena sur le toit de la cage ainsi formée. Retenant une subite envie de pleurer, Aélig réussit à tendre un pouce pour lui signaler qu'elle n'avait pas si mal que ça. Déjà, Koschei se précipitait vers elle et déviant de son compagnon impuissant au-dessus d'elle, son attention accrocha les ténèbres béantes lui faisant face.

— Merde, lâcha-t-elle.

Lui tendant une main secourable, la stygienne l'aida à se relever.

— Qu'est-ce qui t'a pris ? T'es pas équipée pour descendre ici, s'écria-t-elle, furieuse.

— On m'a poussé, rétorqua Aélig en se dévissant la nuque pour scruter à nouveau les gradins sommaires.

Haïdès avait disparu.

— C'est bien ce que je me disais.

Serrant les dents, Aélig aperçut alors une figure noire à l'endroit qu'elle occupait avant sa chute, agrippée au rebord, se penchant en ouvrant des mâchoires avides. Sa physionomie diaphane lui était familière. Un flot de souvenirs épars et dégoûtants la submergea. Le Caveau, plongé dans l'obscurité, le sol glissant – l'ombre cauchemardesque agitant ses six bras dans un ballet mortel. Cette silhouette mince avait été là, elle les avait accompagnés dans les profondeurs, prisonnière muette des forces armées d'Hélion. Aélig ne se souvenait plus de son nom, elle ne le connaissait probablement pas ; tout était si flou et la panique ne l'aidait guère à se souvenir.

Se tournant vers l'arche par laquelle Koschei était entrée, elle la trouva close, scellée par un mur d'acier meurtri par de multiples rayures. Son cœur se serra. Pas d'issue. On l'observait. Des huées discrètes flottèrent dans l'air. Elle se demanda où était Haïdès.

— L'armure, dit Koschei d'une voix impérieuse en la saisissant par l'épaule pour la secouer.

— Mais, commença-t-elle, et la stygienne lui envoya un coup vif dans la nuque.

Étouffant un cri, Aélig l'umbrarmure se déployer autour d'elle dans un réflexe défensif. L'interface illisible se superposa à son champ visuel et elle entendit sa propre respiration se répercuter bruyamment dans le heaume.

— Tiens, cracha l'autre en lui fourrant son arme dans les mains.

Aélig se sentit tout à coup stupide.

— Et toi ? s'enquit-elle.

— Ça va aller. Essaie juste de le maintenir à distance, ordonna Koschei en s'accroupissant. Je m'occupe du reste.

— Maintenir quoi à distance ? gémit Aélig, luttant pour ne pas céder à la terreur pure.

— Respire, lui conseilla sèchement Koschei.

Elle inspira, maîtrisant ses tremblements avec grand-peine. Son regard glissa à nouveau vers les gradins. La Thanyxte – c'était une femelle, elle s'en rappelait maintenant – la dévorait des yeux, criant en énochien par intermittence. Une haine féroce la submergea aussitôt.

— J'ai rien demandé, d'accord ? lui hurla-t-elle. Va te faire foutre ! Va te faire...

— Devant toi ! la prévint Koschei.

Balayée par un puissant impact, Aélig fut projetée plus de deux mètres en arrière. Son dos heurta une des parois, y détachant une brume de poussière dans un craquement. Elle faillit s'évanouir. Un liquide amer souilla sa langue. Clignant des paupières, elle roula sur le côté, s'accrochant à la hampe de la lance.

Son esprit mit de longues secondes à mettre des mots sur la vision difforme qui venait de faire irruption devant ses yeux. La créature qui s'était extirpée de la trouée présentait une troublante similitude avec la Voix Setesh.

Tout en elle respirait la défaillance. Réduit à sa plus simple expression, son corps n'était plus qu'un assemblage osseux et craquelé d'une teinte de pétrole. S'enroulant autour de ses vertèbres et de ses articulations telle une momification tordue, une tuyauterie caoutchouteuse palpitait d'une vie malsaine. Même à plusieurs mètres de distance, elle en percevait la puanteur, si tenace qu'elle pouvait la goûter malgré le filtre du casque. Animé par des pistons à injection liquide et plusieurs servomoteurs complexes, le cadavre se déplaçait par saccades rapides. Son pas erratique, tremblotant, faisait grésiller ses jambes dans une gerbe d'énergie invisible. Mais le pire était probablement ce qui lui servait de gueule. Une tête affreuse, boursouflée de nodules encadrant un œilleton unique, d'un écarlate vif, percé d'une multitude de points sombres. Mesurant plus de deux mètres, le monstre cyclopéen suintait, maculant le sable de son sang infect.

Prenant appui sur ses quatre membres, haletant, la chose la jaugeait de son optique mutante, évaluant le danger qu'elle représentait. Tétanisée par cette apparition, Aélig ne bougeait plus, se persuadant de se rendre invisible par l'immobilité.

Venu d'en haut, un mince bout de roche vint percuter le crâne déchiqueté de la créature. Celle-ci ne broncha pas, ouvrant et refermant les maxillaires. Elle vit distinctement le fil métallique qui maintenant sa dentition en place et la peau trouée battant sur ses gencives pourries.

Elle n'arrivait plus à réfléchir.

— Qu'est-ce que c'est ? s'entendit-elle articuler.

— Un Umbrien. Le résultat de trop nombreuses reconstructions, expliqua Koschei en contournant ce tas de pointes hideux sans jamais lui tourner le dos. Penses-y la prochaine fois que tu voudras te suicider. Au bout d'un moment, Zhu ne pourra plus vraiment te récupérer.

Ses paroles glissèrent sur elle sans véritablement l'atteindre. Aélig ne pouvait détacher son attention de l'être pitoyable accroupi devant elle. Pourquoi n'attaquait-il pas à nouveau ? Alerte, Koschei se posait apparemment la même question.

— Qu'est-ce qu'il attend ? s'énerva-t-elle. Je les ai jamais vus agir ainsi.

L'Umbrien ouvrit alors la bouche, remuant les restes putrides de sa langue pour former des sons patauds. Ce qu'Aélig prit d'abord pour un vagissement étouffé se transforma en mots. Ce n'était ni de l'anglais, ni de l'énochien ; c'était une autre langue, interdite, illogique – elle le perçut de tout son être, et un début de migraine se glissa entre ses tempes, la faisant larmoyer. Certaine de n'avoir jamais entendu ce dialecte, elle le comprit pourtant et cela la rendit malade.

Servir... gémissait l'Umbrien. Servir... servir...

La nausée lui tordit l'estomac et se pliant en deux, Aélig expectora un magma au goût acide. Sa tête bourdonnait. La voix écœurante de l'Umbrien coulait en elle comme un poison et elle le sentait descendre le long de son œsophage.

Servir... pour toujours... ça ne s'arrête jamais...

— Est-ce que tu comprends ce qu'il dit ? demanda-t-elle.

— Il n'est pas en train de parler, répondit Koschei. Allez, espèce de truc stupide ! Bouge !

Se propulsant d'un bond agile, elle frappa la créature en plein thorax. Une de ses côtes se décrocha dans un claquement humide et l'Umbrien sembla alors se réveiller, grognant et bavant de rage. Une clameur enthousiaste accueillit le large revers qu'il tenta de décocher à Koschei. Elle l'esquiva d'une roulade habile, étrange félin plaqué de noir. Alors que l'ennemi lui tournait le dos, Aélig aperçut la même greffe tronçonnée que la sienne accrochée à sa colonne tordue par la cyphose. Cette vision provoqua un nouveau reflux amer qu'elle s'empressa de déglutir.

— Aide-moi, bon sang ! s'écria Koschei.

L'Umbrien se jeta sur elle, se prenant une volée de coups de ses pattes arrière. Le gel gicla.

Aélig se souvint tout à coup de la lance entre ses mains. S'étonnant de sa relative légèreté, elle pivota sur elle-même, tenant l'arme en bout de manche. Aidée par la force motrice de l'umbrarmure, son élan lui parut phénoménal. Traçant un demi-cercle étincelant, le couperet se ficha dans l'épine dorsale de son adversaire. L'Umbrien se cambra et emportée par la traction, Aélig patina dans le sable, priant pour ne pas lâcher le corps de la lance. Il tourna sur lui-même, piétinant les alentours et projetant un de ses bras à l'aveugle, il réussit à l'atteindre. Ses serres râclèrent son ventre, heureusement arrêtées par la résistance de l'armure ; une des griffes y resta fichée quelques secondes, lui arrachant un cri d'horreur. Tirant de toutes ses forces, elle tenta de dégager l'empennage coincé entre les vertèbres de l'Umbrien, mais le métal bougea à peine.

Bondissant autour d'elle, Koschei essayait tant bien que mal de le distraire, le lacérant avec vivacité ; il lui rendait cependant les coups avec une précision redoutable. Désarçonnée par un énième soubresaut, Aélig se résolut à lâcher la garde renforcée de son arme. Avisant le bras que la créature lançait vers son crâne, elle hurla de terreur et se baissa in-extremis. La crochetant par l'épaule, la lance ballottant dans son dos à l'instar d'une pique de corrida, l'Umbrien la propulsa en avant, visant le mur.

Le choc l'étourdit un court instant. Reprenant lentement ses esprits, elle secoua la tête, tentant de se débarrasser du vertige et de la nausée. Accrochée au corps délabré de l'Umbrien, Koschei cherchait à éventrer les sacs gonflés logés à la place de son estomac. Il manqua de la broyer à plusieurs reprises. Il était d'une agilité mécanique, d'une réactivité animale ; il la rouait de coups, ses griffes ripant sur son armure dans d'affreux crissements. Son meuglement bestial lui vrilla les oreilles. Mue par un sentiment d'urgence, Aélig s'élança vers eux. Au même instant, Koschei parvint enfin à atteindre l'Umbrien dans l'abdomen, arrachant la grappe de viscères synthétiques qui y était fichée. L'enveloppe molle se fendit dans une déchirure spongieuse, déversant un flot poisseux saturé de particules. Une odeur salée de saumure prit Aélig à la gorge. Bramant de douleur, il recula, déstabilisé et la stygienne en profita pour lui décocher un pied dans le menton.

— Récupère la lance ! lui cria-t-elle en repoussant un nouvel assaut de l'Umbrien. On va jamais s'en sortir, sinon ! Retire-là !

Étouffant un râle désespéré, Aélig s'empara du corps de l'arme, terrorisée par la proximité de la créature – dont l'attention était pourtant entièrement focalisée sur Koschei. Elle tira sur la hampe aussi fort que possible, remuant le fer sur quelques centimètres, jusqu'à sentir une vibration inquiétante. Lâchant un mugissement de souffrance pure, l'Umbrien pivota vers elle, abandonnant la stygienne. Se retrouvant face à la dizaine de pupilles dilatées flottant dans son optique carmin, Aélig y perçut la haine et son propre reflet déformé. Oubliant les ordres pressants de Koschei, elle pesa sur la pique, y mettant tout son poids. Une gifle vicieuse lui fit perdre l'équilibre. Dérapant au ralenti, elle se retint à la garde et par effet de levier, celle-ci s'enfonça d'un coup brutal dans le dos de l'Umbrien, lui disloquant l'épaule dans un claquement nauséeux. Elle entendit un cri de soulagement, et se rendit compte qu'il venait d'elle. La seconde d'après, elle se retrouva sur les fesses tandis que l'Umbrien s'affalait sur la lance, régurgitant une gerbe de salive granuleuse qui s'écrasa sur la partie supérieure de son corps. Aélig crut que ses mâchoires distendues allaient se refermer sur sa tête, mais surgissant dans le dos de la bête, Koschei lui tordit le cou, tirant sa face difforme vers l'arrière en ahanant.

Dans un sursaut tenant du spasme, Aélig le frappa à la glotte. Son poing s'enfonça dans la tresse de câbles visqueux. Se redressant, elle agrippa le premier nodule venu et elle tira, tourna et tira encore, perdant peu à peu toute sensibilité dans les doigts et le poignet. L'Umbrien patina, tentant de se libérer de l'étau qu'elles formaient. Aélig n'entendait pratiquement plus rien, ni la pauvre chose hurlant sous la torture, ni les clameurs venant d'au-dessus, presque aussi stridentes, ni les paroles encourageantes de la stygienne. Elle repensait à une blonde maigrichonne happant un air inexistant alors qu'elle se noyait dans une eau fétide et grasse. Son esprit ne voulait qu'une chose : que tout cela cesse au plus vite. Alors elle fourra ses mains dans la bouche béante de l'Umbrien, crochetant ses gencives et ses dents pourries jusqu'à les entendre céder entre ses paumes poisseuses. Le gargouillement de la nécrose qui se rompait lui arracha un gémissement d'horreur. Le cri de la chose se mua en un son de gorge empâté puis en un soupir glaireux. Épuisées, les jambes d'Aélig se dérobèrent et elle tomba à nouveau, entraînée par le poids l'Umbrien. Répugnée, elle repoussa le cadavre à coups de pieds. Elle se retrouva bientôt dos au mur et comprit qu'elle avait rampé à reculons, tremblante, essoufflée, la gorge serrée par des sanglots qui refusaient de sortir.

« Tu ne faisais que de te défendre », se rappela-t-elle les paroles de Cooper, mais il n'était plus là depuis longtemps. Elle le regrettait presque.

« Servir, toujours », avait dit l'Umbrien. Aélig repensa à la fontaine sur Carrière.

Elle se sentait mal. Vraiment mal. Elle avait besoin d'air frais, mais le casque de l'umbrarmure l'enfermait dans une bulle à l'abri des regards, alors elle ne le retira pas. Elle ne voulait pas que ces foutus reptiles postés là-haut voient son visage.

Indifférente à sa prostration, Koschei avait réussi à extraire la lance de la carcasse de l'Umbrien. Le gel imbibant le sable gris y dessinait des auréoles encore plus sombres. Les membres tordus en des angles impossibles, la créature ne bougeait plus. Malgré ses genoux flageolants, Aélig se releva et fit quelques pas. Sa tête tournait. Elle mit plusieurs secondes à comprendre que Koschei lui parlait.

— ... plus facile si tu n'étais pas là, mais beau travail quand même, déclara la stygienne.

Aélig accueillit son sarcasme avec une moue qu'elle ne vit pas.

— Est-ce qu'il est... mort ? demanda-t-elle d'une voix sourde.

— Non. Il va être recyclé. Tu as probablement déjà vu les choses qu'on appelle compilateurs à l'intérieur de la Structure...

Aélig se souvint de Tisse-Circuits.

— Et bien, tu sais d'où ils viennent, maintenant. On ne quitte jamais vraiment la Clause, même si on perd la raison en route, poursuivit Koschei en brandissant son arme dans une parodie de salut théâtral. Leur trancher la gorge permet de mesurer la chance que t'as d'être comme tu es. J'espère que ça va te servir de leçon.

Elle n'avait pas envie d'y réfléchir.

— Viens, l'invita-t-elle ensuite. Je vais te faire sortir d'ici.

Baissant le menton, Aélig la suivit sans piper mot.

Les minutes suivantes se résumèrent à une bouillie sonore et visuelle dégradée, et son cerveau ne la filtrait que mal. À un moment, Aélig eut vaguement conscience de s'engager dans un tunnel aux parois arrondies, louvoyant entre des excroissances brillant d'une bioluminescence étrange. Les virages anguleux s'enchaînèrent et elles débouchèrent enfin à l'air libre. Elle se rendit alors compte que l'umbrarmure l'enveloppait encore. Dégage, pensa-t-elle avec hargne et, obéissantes, les lamelles de velours lisse se replièrent dans un voluptueux froissement. Elle fit mine de tomber à nouveau, mais Koschei l'en empêcha en la saisissant par le bras, l'obligeant ensuite à poursuivre son avancée. 

Elle ne reconnut pas les lieux. Le couloir qu'elles venaient de quitter donnait sur un vaste espace dégagé, surplombé par un flanc de falaise abrupte. Celle-ci avançait un promontoire ébréché au-dessus de leurs têtes ; la roche délivrait un flot d'eau bruyant et continu. Ce tambourinement pluvieux, assourdissant, lui remit les idées en place. Abandonnant enfin son immobilité, elle se précipita vers la cascade, y plongeant de tout son corps. L'eau tiédasse, bien plus chaude que celle des bassins, débarrassa sa peau et son visage des traces de bile noirâtre. Elle laissa le bruit blanc de la chute liquide s'infiltrer dans son esprit, espérant qu'il dissolve la crasse écœurante qui persistait à s'y accrocher. 

Tandis qu'elle fermait les paupières, elle perçut des mains étrangères se presser contre elle, fines et habiles, tirant doucement sur la fermeture de sa combinaison pour la défaire ; palpant sa chair, caressant son ventre dans une promesse d'oubli sensuel. L'image d'Auster s'imposa alors à elle ; elle se remémora la chaîne broyant la gorge du garde, la trachée cédant dans un bruit d'éponge, comme les mâchoires de l'Umbrien, d'ailleurs, et une fois l'homme mort, Auster qui s'approchait d'elle pour coller sa bouche contre la sienne – Auster était mort, à l'instar de la fille dans la fontaine, ils étaient tous morts et dérapant sur leur sang, elle se jetait vers la monstrueuse silhouette et ses six bras démesurés...

— Qu'est-ce que tu fous ? s'écria-t-elle en repoussant Koschei d'un geste brusque.

Aélig s'empressa ensuite de remettre la partie supérieure de sa combinaison sans prêter attention à l'eau qui l'imbibait. Désormais debout à une distance plus respectable, Koschei la fixait de son regard de glace.

— J'ai pensé qu'après ce que nous venons de vivre, tu aurais envie de... commença-t-elle, un peu déboussolée.

Aélig sentit la tête lui tourner.

— Non, balbutia-t-elle, quittant la cascade d'un pas incertain. Non... je n'ai pas envie de...

Un hoquet coupa sa phrase et elle crut vomir à nouveau. S'asseyant à même le sol, elle parvint à calmer le reflux en inspirant profondément. Elle s'efforça de chasser l'image de l'Umbrien décomposé de son esprit. La retombée de l'adrénaline la faisait encore frissonner.

— Tu préfères les mâles, constata Koschei d'un ton serein en s'installant à côté d'elle.

— Pas vraiment, dit-elle en se massant les tempes. C'est juste que...

— J'ai compris, répondit la stygienne, lui épargnant une explication décousue.

Un silence s'installa entre elles, et Aélig ne put s'empêcher de s'en trouver gênée. Ce n'était guère le cas de Koschei, et elle lui envia cette tranquillité. La désinvolture si caractéristique des Thanyxtes lui faisait parfois cruellement défaut et elle s'en voulut.

— C'était qui cette... connasse ? interrogea-t-elle au bout d'un long moment. Celle qui m'a balancé là-dedans ?

— Oh, elle ? répondit Koschei sans la regarder. Iktara. Je l'ai jamais vraiment supportée. Je la soupçonne de vouloir changer d'anneaux depuis longtemps.

— Changer d'anneaux ? Ce qui veut dire ? s'étonna Aélig.

— Désolée. Parfois, j'oublie que tu n'es pas véritablement comme nous, s'excusa son interlocutrice en se tournant enfin vers elle.

D'une main délicate, elle effleura les cercles métalliques passés autour des excroissances osseuses pointant de l'arrière de son crâne.

— Nous en portons toutes, en signe d'appartenance, expliqua-t-elle avec son détachement habituel. Je suis affiliée à Silvir, par exemple.

— Je croyais que les couples n'existaient pas chez vous, fit remarquer Aélig, se souvenant des bribes d'informations que lui avait autrefois livré Haïdès.

— Je n'ai jamais parlé de ça, corrigea Koschei. Iktara lui est affiliée aussi, ainsi que quatre autres.

— Ah, dit Aélig.

Des outils, pensa-t-elle. Servir, toujours, avait énoncé l'Umbrien.

— Des fosses, des harems et la drogue du viol dans les canines, ironisa-t-elle bien malgré elle. Tu parles d'une civilisation supérieure. J'étais pourtant persuadée qu'une technologie avancée faisait évoluer les mœurs...

Koschei garda le silence. Impossible de deviner ce qu'elle avait à l'esprit à cet instant précis. Les Stygiens étaient si inaccessibles, si étrangers. Peut-être pensaient-ils la même chose à son propos.

— Vous nous méprisez, mais vous ne valez pas mieux que nous, au final, ajouta-t-elle.

— Je ne te méprise pas, répondit simplement Koschei.

Elle n'avait sûrement aucune envie de débattre de sa manière de vivre avec elle, alors Aélig n'insista pas. À vrai dire, elle-même n'avait jamais apprécié se justifier sur sa propre société face à Haïdès.

— Iktara, répéta-t-elle, tirant l'autre de son mutisme.

— Ah, oui. Elle fait partie de la section d'étude et d'exploration de la Clause Insondable. Elle a proposé au matricule Vol'Zan de travailler avec elle.

Il ne lui en avait jamais parlé. Évidemment.

— Et donc ? s'intéressa Aélig.

— Il a refusé.

— Quel rapport avec ce qui vient de se passer ?

— J'y viens, prononça doucement Koschei. Elle le veut, tu comprends ?

Aélig éclata d'un rire mauvais.

— Vraiment ? s'étonna-t-elle, consternée. On en est vraiment là ? En quoi ça me concerne ?

— Voyons, se moqua Koschei. Personne n'est dupe. T'es littéralement imprégnée de son odeur. Elle doit te considérer comme un obstacle à ses ambitions, et comme ce n'est pas une combattante, et bien...

Elle renifla avec mépris sans achever sa phrase. Aélig se prit la tête entre les mains.

— C'est de mieux en mieux, soupira-t-elle. Me balancer dans une fosse par pure jalousie, c'est tellement puéril. Elle va faire quoi la prochaine fois ? Me tirer les cheveux ?

— Tu n'en as pas, constata Koschei avec sérieux.

— C'est une façon de parler. J'ai passé l'âge de me battre pour des raisons aussi stupides.

— Et bien, elle est jeune, c'est vrai, commenta Koschei avec un certain mépris. Elle doit penser détenir des droits d'affiliation pour avoir couché avec lui. Ça arrive parfois.

— Hein ? s'exclama Aélig d'une voix trop forte.

Koschei tourna vers elle un regard agrandi par la surprise.

— Moi aussi, dit-elle sans affect.

— Vous avez quoi ? répéta Aélig, déconfite.

— En même temps, précisa l'autre sans prêter attention à son air horrifié. C'est ce qu'on fait quand l'un des nôtres se montre trop agressif envers ses semblables. Mais ça n'a pas fonctionné. Guère étonnant. Lui-même ne sait certainement pas ce qu'il lui faut pour se calmer.

Puis, notant enfin l'expression dégoûtée qu'elle arborait, elle ajouta :

— Tu n'étais pas au courant.

— Non, réussit à articuler Aélig.

Koschei renifla, dans un son pouvant à la fois trahir l'amusement et le soupir de lassitude.

— Je vois, dit-elle. Désolée si ça te blesse.

Aélig ne la regardait plus, la tête baissée.

— J'ignorais que ton espèce était possessive, poursuivit Koschei, désormais curieuse devant sa réaction. C'est une notion qui nous est floue.

— Ce n'est pas ça, se défendit-elle immédiatement, mais elle mentait. Je n'étais juste pas au courant, et j'ai beaucoup de mal avec le manque d'honnêteté.

— Je comprends. Tu aurais préféré l'apprendre autrement que par moi.

Elle hocha de la tête devant l'évidence. Un serpent froid se tordit dans ses entrailles. Haïdès et elle ne se quittaient plus d'une semelle depuis l'épisode de la ravine, alors ce que lui avait révélé Koschei devait remonter à bien avant. Durant combien de temps s'était-elle perdue dans les ruines, au juste ? Mais tout de même... elle se sentait trahie d'une manière atroce et c'était complètement idiot. Prenant à chaque fois les choses pour acquises, elle ne se donnait jamais la peine de définir ses attentes relationnelles avec clarté ; elle avait commis l'erreur avec Cooper et bien d'autres encore. Cela se terminait mal, la plupart du temps. Cette situation ne lui était pas inédite, au contraire. Elle ne la connaissait que trop bien. Mais était-ce vraiment comparable ? Elle n'en était pas persuadée. Ce doute n'empêchait pourtant pas la colère de lui crisper les doigts.

— Est-ce que tu m'en veux ? s'enquit Koschei.

— Non, soupira Aélig, bien qu'elle n'en soit pas certaine.

Elle préférait cependant garder ses hésitations pour elle. Après tout, sans la stygienne, elle ne s'en serait pas aussi bien sortie dans la fosse. Pas avec tous ses membres en un seul morceau, en tout cas.

— Je ne te considère pas comme une étrangère, poursuivit Koschei. Si Zhu a accepté de te ramener, c'est que pour Lui, tu n'es guère différente de nous. Il m'a fallu du temps pour l'admettre. Certains, comme Iktara, ne l'accepteront jamais.

— Et tu t'es jamais dite que j'étais une erreur ? la contredit Aélig avec une rage involontaire.

— Il ne fait pas d'erreurs, rétorqua Koschei.

Aélig faillit argumenter. La conviction sans faille dans la voix de la stygienne l'en dissuada.

Une cohue sonore en provenance du tunnel la tira de ses pensées. À côté d'elle, Koschei bondit sur ses pattes arrière, et elle se surprit à lui envier cette vivacité.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle en se redressant à son tour.

— Je l'ignore.

Un Thanyxte sortit alors de la trouée d'un pas pressé, suivi d'une multitude d'autres. À l'intérieur de la galerie, les murs de pierre renvoyaient des cris suraigus et des raclements étouffés – une masse traînée au sol vers la sortie.

— Je commence à comprendre, constata Aélig sans grande envie.

Elle voyait juste. Déboulant du tunnel, Haïdès surgit à son tour. Une main serrée sur l'encolure de sa combinaison, il tractait une autre silhouette à sa suite, avant tant de force que l'autre était en passe de s'étouffer, ses jambes frappant inutilement la terre. Un malaise envahit Aélig. À côté d'elle, Koschei remua en apercevant Silvir – celui-ci suivait Vol'Zan à la trace, visiblement inquiet.

— Tu devrais le laisser faire, lui conseilla la stygienne alors que ce groupe étrange convergeait vers elles. C'est tout ce qu'elle mérite.

— J'ai pas besoin qu'on me défende, annonça Aélig.

— C'est comme ça, ici.

Elle n'eut pas le temps de souligner cette idiotie machiste. Déjà, Haïdès se postait devant elle, sans pour autant lâcher la pauvre créature qu'il entraînait à sa suite. Le halètement désespéré d'Iktara la dégoûta plus encore que de les imaginer ensemble.

— Content de voir que tu n'aies rien, lui déclara-t-il.

Il souleva ensuite les soixante-dix kilos de la Thanyxte de quelques centimètres, l'étranglant à moitié. Aélig remarqua immédiatement le regard affolé de Silvir, posté en retrait. Il n'osait intervenir, bien conscient que cela serait suicidaire et elle pinça la bouche.

— Je vais bien, dit-elle.

— J'ai réussi à l'attraper, lui signala inutilement Haïdès.

— Pour rien, rétorqua-t-elle en essayant de maîtriser sa voix.

Étrangement, à cet instant précis, l'antipathie qu'elle ressentait pour lui éclipsait de loin celle qu'elle éprouvait à l'encontre d'Iktara. Dans d'autres circonstances, peut-être aurait-elle pris un plaisir malsain à la voir ainsi maltraitée.

— Très bien, dit Haïdès, surpris, avant de desserrer sa prise sur le cou de la stygienne.

Iktara s'écroula au sol, une main sur la trachée, crachant dans sa langue natale. Elle fixa un regard mauvais sur Aélig, ajouta quelques syllabes sifflantes – des insultes, sans aucun doute – puis baissa le menton, essayant de ravaler sa dignité en même temps que sa salive. Elle finit par reculer, rampant au sol, jusqu'à ce que Silvir ne l'aide à se relever et elle trouva cette scène déchirante et pathétique, car c'était le parfait reflet de ce qu'elle vivait ces derniers mois. Tout autour, les Thanyxtes commençaient à s'amasser, lorgnant ce spectacle avec un intérêt distant, avides de voir si l'effusion de sang amorcée dans la fosse allait se poursuivre ici car ils n'avaient pas eu leur compte.

Une haine froide envahit ses veines, la faisant trembler. Cela n'échappa pas à Haïdès.

— Qu'est-ce qu'il y a, encore ? demanda-t-il.

L'agacement perçant dans sa voix la mit définitivement hors d'elle.

— Je suis au courant, avoua-t-elle, furieuse.

Puis, s'adressant à Iktara, toujours soutenue par son compagnon aux yeux bleus quelques mètres plus loin :

— Tu peux l'avoir. Je m'en fous. J'en ai jamais voulu.

Haïdès ne dit rien. Son regard dévia sur Koschei et Aélig put suivre le cheminement meurtrier emprunté par ses pensées. Comprenant ce qu'il s'apprêtait à faire et n'y tenant plus, elle lui décocha sa main en plein dans le museau. Alors que Silvir esquissait un mouvement de recul, elle sut qu'elle allait trop loin.

— Ne me provoque pas, la prévint Haïdès en la saisissant par le poignet pour l'empêcher de le frapper une deuxième fois.

— Rien à foutre ! s'écria-t-elle, le toisant avec tout l'aplomb dont elle était capable. Je n'ai pas peur de toi depuis longtemps. Tu joues les dominants dans ce petit royaume, mais je sais ce que tu vaux.

De rage, elle lui envoya son pied dans le mollet. Il tressaillit, plus de surprise que de douleur. Devant ses crocs découverts, Aélig éclata de rire.

— Je n'ai pas peur de toi, tu ne vas rien me faire, répéta-t-elle, avant de lui envoyer sa main libre en plein dans les babines, s'y écorchant vivement la paume.

Haïdès réagit enfin, basculant sur elle de toute sa masse et ils roulèrent au sol. Il lui suffit de seulement quelques secondes pour l'immobiliser – Aélig ne chercha d'ailleurs pas à se débattre. Sur ce plan-là, elle savait qu'elle ne gagnerait jamais. Ce n'était pas grave. Quand il avança ses mâchoires entrouvertes, elle tendit le cou et il se figea, ne sachant pas quoi faire, tout comme elle l'avait prévu.

— T'attends quoi ? le provoqua-t-elle. Fais-le, vas-y. Tue-moi, encore et encore...

Sa voix vibrait de fureur mais elle se força à poursuivre en souriant :

— Peut-être qu'à force, je finirais comme cette chose dans la fosse... et ça serait un soulagement.

L'entendant inspirer profondément, elle sut la victoire sienne. L'étreinte emprisonnant ses bras disparut peu à peu et lorsqu'il frappa le sol à quelques centimètres de son visage d'un geste impuissant, elle s'en sentit presque coupable.

— Fait chier, éructa-t-il et elle ferma les yeux un court instant.

Portant la main à sa bouche, elle aspira le sang sombre qui continuait à couler de sa paume, savourant son goût ferreux et anormal. Comme d'habitude, la colère qu'elle nourrissait contre lui reflua plus vite qu'elle n'était venue, cédant sa place à un vide nauséeux et immense. Quelque part, cette sensation était encore pire que la haine.

— Je n'en peux plus, lui avoua Haïdès dans un murmure.

Quand il se releva, l'abandonnant à même le sol, elle sut d'instinct que quelque chose clochait. La tension qui émanait de lui était palpable – Aélig se persuada de la sentir lui effleurer la peau.

Prenant appui sur ses mains, elle se hissa en position assise. Elle vit d'abord l'attroupement disparate de Thanyxtes qui s'était agglutiné autour d'eux dans une vaine quête de sensationnel – un mammalien faiblard qui s'en prenait au plus grand du groupe, ça ne devait pas arriver tous les jours – puis, l'instant d'après, l'umbrarmure qui déployait sa mosaïque létale dans le dos d'Haïdès.

— Oh, prononça-t-elle d'une voix triste.

Unk'esh, s'écria Koschei quelque part dans son dos, usant de l'énochien.

« Attention », répéta Aélig en son for intérieur.

La plupart des Thanyxtes réussirent à fuir à temps, reculant précipitamment ou se jetant sur le côté pour éviter la masse furieuse et noire qui fondit sur eux. Aélig l'entendit feuler et se força à regarder. Crochetant le stygien noir le plus proche, Haïdès lui enfonça les griffes dans la glotte d'un coup sec. La gélatine molle qui lui servait de sang gicla. Il l'égorgea avant que l'umbrarmure n'ait eu le temps de le recouvrir entièrement – celle-ci se figea à mi-parcours, dessinant une bien étrange carapace terminée par un appendice caudal amorphe – et Aélig eut presque envie d'en rire. S'emparant de cette absurde terminaison morte, Haïdès envoya le cadavre en direction des rares Thanyxtes se tassant encore à l'autre bout de la cascade. Le corps inerte roula sur lui-même, s'arrêtant à une demi-coudée de leurs pattes.

Serrant Iktara contre lui dans un geste protecteur, Silvir ouvrait de grands yeux alertes – imité par ceux qui avaient le courage de rester. Si minces, ils lui évoquèrent des enfants. Sans rien dire, Koschei s'éloigna, son regard azur glissant sur son confrère assassiné puis sur Aélig.

Debout entre eux et elle, épaules voûtées et respiration alourdie, Haïdès ne bougeait plus. Sur la toile de fond irisée de la cascade, sa haute silhouette se détachait comme une estampe auréolée de brume.

Aélig voulait disparaître. Se fondre dans la matière noire qui la cernait afin d'échapper à cette mascarade.

— C'est bon, c'est fini ! brailla-t-elle en direction des êtres sombres dont elle ne voyait plus que les yeux morts. Cassez-vous ! Arrêtez de...

L'angoisse lui étreignit la gorge, étouffant la fin de sa phrase et elle préféra se cacher le visage entre ses bras. Il fallait qu'elle parte, vite, mais son corps refusait de bouger.

— Je t'en prie, allons-nous-en, dit-elle.

Un pas mat lui apprit qu'Haïdès l'avait entendue. Elle releva légèrement le menton. Il s'était accroupi en face d'elle, casque retracté. Elle n'eut aucun mouvement de recul lorsqu'il se pencha vers elle.

— Je peux les tuer, souffla-t-il comme s'il lui demandait la permission. Tous. Si tu veux. Un par un. Je peux le faire.

— Je sais, répondit Aélig avec une certaine déception.

Elle se passa une main sur les yeux, maudissant la venue des larmes.

— Je veux juste qu'ils s'en aillent, soupira-t-elle.

Haïdès ne répondit pas, s'éloignant de quelques pas en direction du peloton de stygiens, ne prenant pas la peine de réactiver son casque. Ils se dispersèrent aussitôt, abandonnant le cadavre mutilé de l'un des leurs. Silvir fut le dernier à partir, non sans leur lancer quelques mots qu'Aélig ne comprit pas.

Elle devina cependant qu'ils ne comptaient pas en rester là. Elle se doutait qu'une société organisée ne tolérait ni le meurtre ni l'agression – même si la mort n'y était guère définitive. Elle se rendit également compte qu'elle avait largement sous-estimé l'état de nerfs dans lequel se trouvait Haïdès. Trop concentrée sur ses propres déboires intérieurs, elle n'avait pas remarqué l'âpre désir de violence qui le rongeait. Cette histoire d'arène n'était pourtant pas anodine. Et elle, en bonne idiote, elle l'avait provoqué en toute conscience, le blâmant pour une coucherie qui ne l'atteignait même pas – pas vraiment – juste par pure envie de nuire. 

À quoi s'attendait-elle ? Cela faisait bien longtemps qu'elle s'était assurée qu'il ne lèverait en aucun cas la main sur elle, mais cette pulsion ne pouvait s'évaporer comme ça – elle était bien dupe de croire le contraire. Même s'il ne lui ferait certainement jamais de mal, Haïdès était un être violent de nature, guère porté sur la répression de ses élans de destruction aveugle – elle le savait – alors pourquoi n'avait-elle rien vu venir ? Devait-elle pour autant se sentir responsable de ses actes ? Bien sûr que non, essaya-t-elle de se persuader, mais cela lui était impossible : la culpabilité lui brûlait les yeux, dégoulinant le long de ses joues, et elle maudit Zhul'Umbra de ne pas l'avoir privée de canaux lacrymaux, car elle pleurait beaucoup trop ces derniers temps.

Haïdès ne donnait pas l'air de regretter, mais au lieu de la rassurer, cela ne fit qu'augmenter son inquiétude. Délaissant son umbrarmure d'une simple secousse, il resta debout.

— Tu penses qu'on ferait mieux de partir ? l'interrogea Aélig sans grande conviction.

— Non. Ça ne sert à rien. J'attendais ce moment depuis le début. Tôt ou tard, la confrontation était inévitable.

Aélig alla prendre place contre un empilement rocheux disparate, étendant ses jambes. Le crépitement sonore de la cascade l'empêchait de réfléchir. Elle se sentait désemparée, impuissante, perdue dans un monde qui lui échappait. Haïdès la rejoignit peu de temps après, s'accroupissant près d'elle. Il posa ses deux mains sur sa nuque, lui relevant la tête sans la brusquer pour qu'elle le regarde en face.

— Je n'aime pas me battre contre toi, dit-il sans la moindre trace de colère dans la voix.

Aélig ne se dégagea pas. Cette discussion revenait souvent entre eux.

— Je ne vais pas m'excuser, le prévint-elle.

— Je ne te l'ai pas demandé.

Elle allait rétorquer, mais son regard tomba sur ce qui se passait à proximité de la cascade.

— Ils sont là, soupira-t-elle.

— Déjà ? s'étonna Haïdès en la relâchant.

Aélig se mit debout à contre-cœur. Escorté par six stygiens en armes, Kharôn se dirigeait vers eux d'une démarche pleine d'assurance, Silvir sur les talons. Il n'eut cependant pas l'audace de s'approcher à plus de trois mètres, à portée de voix mais hors d'atteinte physique.

— Raisonnable, commenta Haïdès avec une ironie mordante.

— Vous devez nous suivre, lança l'autre sans répondre à la provocation. La Voix souhaite vous parler.

— Bien évidemment qu'il le souhaite, dit-il sans bouger d'un pouce. S'il veut nous voir, elle ou moi, Aresh n'a qu'à se déplacer.

— Vous vous prenez pour qui ? s'intéressa Kharôn, encaissant son agressivité sans réagir.

— Il n'en serait pas là sans moi, asséna Haïdès. Et il le sait. Allez le chercher.

Kharôn garda le silence, pesant le pour et le contre. Deux stygiens se détachèrent du groupe afin de ramasser le corps toujours étendu au sol, le soulevant sans précautions. Se faufilant jusqu'à son supérieur, Silvir s'adressa à lui en baissant la voix.

— Larbin, lança Haïdès.

Kharôn leva une main apaisante.

— Nous allons résoudre ça sans violence, promit-il. Restez où vous êtes.

Aélig ne put s'empêcher de se sentir soulagée tandis qu'ils faisaient demi-tour. Une tranquillité temporaire, bien sûr : le pire restait à venir. Se rappelant sa dernière rencontre avec l'ancienne IA, elle ne put lutter contre le frisson d'appréhension qui lui grimpa le long de l'échine.

— Tu penses qu'il va venir ? demanda-t-elle, dissimulant son inquiétude.

— Je n'en doute pas, lui assura-t-il. Tu n'as pas peur de lui, quand même ?

— Pas vraiment, avoua-t-elle. C'est juste que... je me sens mal en sa présence. Physiquement, je veux dire. Je ne peux pas le regarder plus de quelques secondes sans avoir la migraine.

Haïdès cligna lentement, surpris. Elle ne lui en avait jamais vraiment parlé.

— Et tu comptais me le dire quand ? s'enquit-il avec froideur.

— Tu n'es pas le seul à vouloir cacher des choses, rétorqua-t-elle, piquée au vif.

— Vraiment ? demanda-t-il, quelque peu dépité. On doit vraiment en parler maintenant ?

— Non, coupa Aélig. Il y a plus urgent.

— Exact. Merci de le reconnaître.

Un silence, seulement interrompu par le fracas liquide non loin.

— Qu'est-ce qu'ils vont faire, à ton avis ? Ils ne peuvent pas nous tuer, reprit-elle plus calmement.

Acceptant la trêve qu'elle lui proposait de manière implicite, Haïdès s'adossa au pan de schiste à côté d'elle.

— Le pire qu'ils peuvent nous infliger serait l'exil, j'imagine, supposa-t-il. Une errance sans fin sur la planète.

— Quelle perspective optimiste, commenta Aélig en feignant le détachement.

Il ne fut pas dupe. Elle avait bien conscience que toute son attitude trahissait l'angoisse, de ses mains crispées l'une sur l'autre aux fréquentes œillades qu'elle jetait à droite de la cascade, guettant l'hypothétique arrivée d'Aresh. Bientôt, elle se laissa lentement glisser au sol.

— Je suis terrifiée, soupira-t-elle.

Avant qu'elle ne puisse protester, il la souleva pour l'installer sur une corniche irrégulière en face de lui. Aélig ne dit rien. Elle peinait à se l'avouer mais parfois, se faire infantiliser de la sorte la rassurait.

— Je veux partir d'ici.

— Je sais pas quoi te dire, l'eau, répondit Haïdès. Je n'avais pas réellement prévu tout ça. Après les avoir contactés, je ne réfléchissais plus vraiment. Mais...

— Mais quoi ? demanda Aélig en lui posant une main sur le bras.

— Mais je ne sais pas. Je m'étais persuadé qu'après avoir obtenu une nouvelle Voix et l'emplacement de Venbarak, ils n'auraient plus besoin de moi, poursuivit-il, pensif. Ni de toi. J'espérais qu'ils allaient nous laisser partir. C'était idiot.

— Venbarak ? répéta Aélig, n'ayant jamais entendu un nom pareil.

Haïdès marqua un court instant de pause.

— Longue histoire, dit-il. Tu te rappelles l'Ereshkigal ?

— Comment les oublier, frissonna-t-elle, repensant immédiatement au corps serpentin d'Atrahasis. On a jamais su ce qu'ils voulaient, en fin de compte.

— Et bien, ce n'est pas tout à fait vrai.

— Putain, Haïdès ! comprit-elle. Vraiment ?

— J'avais autre chose en tête, se justifia-t-il. Bref. Leurs membres d'équipage ne brillaient pas par leurs connaissances techniques. Ce sont des soldats et ils sont passés à côté. Pas moi. Et...

— Lors de ma première nuit sur le vaisseau, l'interrompit-elle sans vergogne, Aresh m'a fait écouter une sorte de signal sonore incompréhensible. Il affirmait que ça venait du Nexus. L'Ereshkigal disait venir pour cette raison, mais ils mentaient, n'est-ce pas ? Ils voulaient l'entité à l'origine de la transmission.

Une nostalgie douloureuse lui serra les côtes. Le plafond vitré s'ouvrant sur le vide interstellaire, son lit, la routine du Lance, tout cela lui manquait d'une manière inimaginable.

— C'est à peu près ça, confirma-t-il. Selon moi, il fallait vraiment être aveugle pour ne pas remarquer que votre système d'exploitation electroneural n'est pas ce qu'il semblait être.

— Victor Layto disait qu'il devenait conscient, se souvint Aélig dans un douloureux effort.

Cela lui paraissait si loin.

— Mais personne ne l'écoutait, ajouta-t-elle. Karavindra n'a jamais été un grand admirateur des théories avant-gardistes sur l'intelligence artificielle, alors qu'il connaissait l'existence d'Aresh. J'imagine qu'il ne supportait pas qu'un technicien de niveau un puisse avoir raison.

— À tort, affirma Haïdès. Layto était le plus proche de la vérité, car étranger aux convictions de l'ancienne école. Il se basait sur des observations et des déductions logiques. C'est rare, chez vous.

Elle fit un grand effort pour ne pas lever les yeux au ciel.

— Ma supposition, c'est que la matière première utilisée dans sa construction contenait déjà des fragments de conscience, qui ont parasité le système. Je serais curieux de voir les scans qu'ils ont effectué peu après le passage de l'Ereshkigal, mais on m'a pas laissé les voir. Cependant, Aresh a réussi à rentrer en contact avec. Il en est revenu avec un nom unique : Venbarak. Lorsque Cooper...

Aélig grimaça. Elle se ressaisit lorsque Haïdès posa ses mains sur ses cuisses.

— Lorsque Cooper s'est rendu sur le brise-glace Prométhéen, le système de défense appartenant à Nazarah a senti la proximité du signal dupliqué qu'Iktara diffusait à ce moment-là. D'après Aresh, l'entité logée dans le Lance cherche à contacter les siens. C'est à peu près tout ce dont je dispose, synthétisa-t-il.

— Pourquoi tu n'as rien dit ? demanda-t-elle d'un ton accusateur.

— J'en avais pas envie. Personne ne m'aurait écouté, de toute manière. Et j'avais autre chose à l'esprit, éluda Haïdès. Mais j'ai eu raison sur une chose : ils s'intéressent tous deux à ce qu'il y a sur le vaisseau d'Hélion.

— Ils ? dit Aélig. Oh. Les abominations cosmiques qui se prennent pour des dieux, d'accord.

Sa tentative de sarcasme tomba à plat. Plaisanter sur le sujet ne la soulageait pas.

— Pour quelle raison Zhu... cette chose veut-elle mettre la main dessus ? interrogea-t-elle, pensive.

— Pas de réponse à cette question, répondit Haïdès en se penchant vers elle. Et, à vrai dire, je m'en fous. Ça fait un moment que ça ne m'intéresse plus.

Aélig se tortilla pour se rapprocher de lui. Elle posa une paume craintive sur son museau, s'étonnant une nouvelle fois de la douce tiédeur de sa peau. Sa main saignait encore un peu, mais sur le noir de son épiderme, les traces étaient invisibles. L'instant d'après, il tirait sur sa combinaison pour la défaire et quand Aélig sentit ses doigts lui effleurer la peau, elle soupira. À peine eut-elle passé les bras autour de son cou qu'un élancement vif lui traversa le crâne, lui arrachant un gémissement. Elle ouvrit les yeux bien malgré elle, avisant une haute figure tout près de la cascade, ses quatre bras pliés sur son torse concave.

— N'approche pas ! hurla-t-elle d'une voix déformée par la douleur.

Haïdès s'arracha de son étreinte sans grande envie, se retournant avec lenteur, comme ressemblant ses forces.

Fendant le rideau liquide d'un pas souple, presque désinvolte, il s'avança et Aélig ferma les paupières, tentant d'ignorer le mal crépitant qui s'attaquait désormais à ses rétines.

— Il faut qu'on parle, dit Aresh.  

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