CHAPITRE 15 : L'ambassadeur

Dans l'immense salle dédiée aux réunions extraordinaires du Concile, l'air était étrangement trouble, malgré l'effort titanesque des bouches de climatisation dissimulées dans les murs.

Les parois lisses, arrondies et fluides de la pièce ne présentaient absolument aucun angle, louvoyant sur une infinité de mètres aveugles et ternes. 

Toutes les perspectives s'en trouvaient faussées, trompant l'œil jusqu'au vertige et instillant un inconfort procuré par une architecture inhumaine et vide.

Lindstradt détestait cette mode du gigantisme tout autant qu'il l'admirait. 

Il y a des siècles de cela, la démesure, la froideur et le rectiligne avaient été l'apanage d'une multitude de régimes totalitaires et cela avait curieusement resurgi quand l'Humanité s'était installée dans les étoiles. 

Le Kohltso aimait la géométrie, défragmentée parfois, brute et carrée, comme si cela raffermissait son emprise sur le Système Circulaire ; à chaque dieu ses temples, après tout, fussent-ils dédiés au culte du laid, déniant toute la spiritualité de l'Homme.

Il n'y avait pratiquement aucun meuble dans tout l'espace, à part une énorme table en béton ciré anthracite. Les lieux étaient absolument déserts, et le moindre bruit faisait courir des échos entre les colonnades droites. 

Une austérité humide de vieille cave planait dans l'atmosphère. Face aux baies vitrées d'argent et de verre, une immense statue de platine aux proportions grotesques avait élu domicile dans une alcôve épurée, dépourvue de la moindre fioriture, éclairée par une lumière crue. 

Il s'agissait d'une sculpture représentant un cercle lisse et poli.

Le mot « Unité » était simplement gravé sur le socle épais du monument métallique.

Pure propagande, se dit Lindstradt en son for intérieur. 

Une représentation fantasmée d'une réalité inexistante. 

S'il avait eu un pan d'explosifs entre les mains, il l'aurait volontiers jeté dans ce trou de palladium, cédant à ses impulsions de vieux anarchiste traître à ses idées.

L'Unité du Kohltso n'avait jamais véritablement existé, ni il y a cent ans, ni aujourd'hui.

Les accords entre les Humains et les Limrah étaient fragiles, malgré les apparences. L'Humanité en elle-même n'était pas si unie que le CSW voulait le faire croire. 

De nombreuses nations, comme l'empire Russe ou la NéoAfrique, refusaient tout bonnement de rejoindre la coalition interplanétaire et sa force armée. 

Comme chacun, ou presque, ne s'occupait que de lui-même, les itinéraires entre les colonies étaient parfois peu sûrs, à moins de disposer d'une force armée privée – personne ne faisait de véritables efforts pour sécuriser les trajets les plus lointaines, isolant par la même occasion les colonies les plus démunies, qui s'enfonçaient donc dans la contrebande et le trafic par nécessité de survie. 

La conquête spatiale n'avait pas amené d'évolution flagrante des mentalités, ni de progrès vers un objectif commun, relégué au rang de d'utopie idéaliste. 

Si bien qu'il y a cinquante ans, les Prométhéens avaient pu raser plus de dix planètes sans rencontrer de grande résistance. Le Kohltso avait dû faire appel à une espèce extérieure pour régler ses propres problèmes, se couvrant de ridicule par la même occasion. 

Bien que très souvent en conflit sur tous les sujets possibles et imaginables, les nations terriennes et coloniales avaient au moins réussi à se mettre d'accord sur un fait indéniable : l'intervention stygienne avait mis en évidence l'incompétence du Kohltso de la plus humiliante des manières.

Maintenant que les Prométhéens avaient resurgi du néant, Lindstradt espérait que les choses avaient changé dans le bon sens.

À leur plus grande surprise, le directeur et Karavindra ne s'attardèrent pas vraiment à l'intérieur de la spacieuse salle marmoréenne.

Le lieutenant du CSW, abandonnant enfin son escorte en tenue de parade clinquante, les mena dans une antichambre légèrement plus confortable, aux allures d'un bureau bien plus conventionnel. 

Des reproductions de la Voie Lactée décoraient les murs lisses et le sol était tapissé d'une moquette un peu défraîchie. Malgré son décor soigné, cette chambre respirait la lassitude d'un lieu généralement inoccupé. 

Le contraste qu'opposait cette banalité bureaucratique avec l'étalage somptueux de la pièce adjacente était presque cocasse.

— L'ambassadeur Zane est actuellement en route, les informa le militaire. Veuillez attendre ici.

— Deux cafés, s'il vous plaît ? s'intéressa distraitement Karavindra.

L'officier ravala discrètement une grimace.

— Je vous fait apporter ça, promit-il en s'en allant d'un pas rapide.

— Il va cracher dedans, prophétisa Lindstradt sans sourire.

Il s'approcha des hautes fenêtres afin de jeter un œil à la vue vertigineuse qui s'étalait en contrebas. 

Ils avaient pris une formidable quantité d'élévateurs pour parvenir jusqu'ici. 

Le paysage grillé par le soleil couleur de beurre fondu le laissa pensif.

— Drôle d'accueil, commenta-t-il sans se retourner. Je m'étais attendu à beaucoup plus de monde. J'ai l'impression d'être reçu comme un foutu commercial en porte à porte.

— Je suis sûr que ton égo ne va jamais s'en remettre, Nicholas, lui dit Karavindra d'un ton sérieux.

Son sari noir passepoilé d'une très fine fibre dorée lui donnait des airs officiels que Lindstardt n'avait pas l'habitude de voir. 

Il connaissait son adjoint depuis assez longtemps pour savoir que ce dernier essayait de cacher son inquiétude sous son humour acide.

Se lassant assez vite de la perspective, pourtant grandiose, que lui présentaient les baies vitrées, Lindstradt finit par s'appuyer sur le bureau fuselé avant de sortir son datapad.

Il parcourut la fine tablette d'une main nerveuse, relisant distraitement les comptes-rendus et synthèses que son armée d'experts et d'avocats avaient compilé pour lui, s'assurant qu'il n'allait pas oublier un détail essentiel. 

Installé sur un canapé-banquette en tissu bordeaux non loin de là, Karavindra pianotait également un long message, sûrement à l'adresse de l'attachée de communication à l'extérieur.

Comme l'avait deviné le directeur, on ne leur apporta jamais de café.

Son associé et lui se redressèrent de concert en entendant des pas résonner derrière la porte. Un instant plus tard, celle-ci s'ouvrait en grand pour laisser entrer l'ambassadeur. 

Il adressa quelques mots étouffés à des gens que Lindstradt ne pouvait voir, puis se tourna enfin vers eux. 

L'ambassadeur Colt Zane était étonnamment jeune pour le poste qu'il occupait : il ne paraissait pas avoir plus de quarante ans ; une impression renfoncée par son visage légèrement triangulaire au hâle soigneusement entretenu et des joues lisses de premier de la classe. 

Le cheveu sombre, de stature assez moyenne qu'il essayait visiblement de compenser par une élégance tapageuse qui frisait le vulgaire aux yeux de Lindstradt, Zane le gratifia d'un sourire éclatant avant de lui tendre une main manucurée.

— Je suis en retard, dit-il avec un geste d'excuse après avoir salué Karavindra. Merci d'avoir patienté.

N'allant pas plus loin dans ses explications, il marqua une pause, reportant son attention sur le directeur.

— Ravi de vous rencontrer en chair et en os, monsieur Lindstradt, fit-il avec une légère déférence. Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

— On ne vous a pas informé de la raison de ma présence ? s'étonna sincèrement son interlocuteur.

Zane grimaça en allant prendre place derrière la table chromée.

— Vaguement, avoua-t-il d'un air coupable. Harlan Griffin, l'agent de liaison avec le CSW, m'a rapidement expliqué ce qui s'était passé sur Alliance, mais je ne m'attendais pas à ce que vous veniez en personne.

Cette dernière affirmation surprit les deux hommes, qui échangèrent un regard perplexe à la dérobée.

— Une des plus grosses compagnies du système se fait décimer sur une de vos colonies et vous pensiez qu'on resterait les bras croisés ? ironisa Karavindra d'un ton acide.

L'atmosphère se refroidit brusquement, comme balayée par un courant d'air invisible. 

Les mains croisées devant lui, Zane les fixait de ses yeux curieusement rieurs, même quand il ne souriait pas.

— Je comprends que l'ampleur de l'évènement est dramatique, prononça enfin l'ambassadeur après un court silence gêné. Mais sur une planète aussi éloignée qu'Alliance, c'était un risque que vous avez accepté de prendre depuis le début.

Lindstradt eut la désagréable impression de se recevoir un crachat à la figure.

 À ses côtés, Ahmal Karavindra ouvrit la bouche, abasourdi, et, ne sachant que répondre à cela, il la referma quelques instants plus tard. 

En face, Zane avait déverrouillé un dossier numérique sur l'écran à sa droite, le parcourant avec un air sceptique.

— Le fait que des Prométhéens extrêmement bien organisés sévissent à nouveau dans la galaxie ne vous inquiète pas plus ça, constata le directeur d'une voix glaciale.

Zane se fendit d'un large sourire.

— D'après le rapport que j'ai sous les yeux, la présence d'activité alien n'est qu'hypothétique, expliqua-t-il avec politesse. Apparemment, une seule personne affirme avoir été témoin de l'arrivée des Prométhéens sur la planète, ce qui est assez maigre, vous en conviendrez. Comme il s'agit en plus d'une ennemie de l'état addicte à la drogue dure, je pense que vous vous avancez un peu vite...

Karavindra poussa un sifflement indistinct.

— Mais... enfin, balbutia-t-il, se reprenant bien vite : que faites-vous de l'attaque du Temple sur Varesj ? Des artefacts aliens récupérés par l'armée sur Alliance ?

— Sans parler de la lieutenant-colonel Apkar, que vous avez envoyé enquêter, ajouta Lindstradt, essayant de dissimuler sa colère. Elle est entrée de force dans mon vaisseau, a tabassé mes employés, puis pointé des armes sur nous en essayant de nous voler.

— Vous voler quoi ? s'étonna Zane.

— C'est confidentiel, rétorqua le directeur. Votre CSW a cassé le système circadien de mon navire, sans compter les préjudices physiques divers.

— Dans le compte rendu qu'elle m'a transmis, madame Apkar ne fait nullement mention de ça, se défendit l'ambassadeur, sur ses gardes.

— Bah bien sûr, elle n'est pas folle, plaça adroitement Karavindra. Personne n'irait se vanter de foutre le bordel dans le quartier général d'une grosse entreprise, n'est-ce pas ?

— Donc si je suis bien vos accusations, c'est votre parole contre la sienne, résuma Zane d'un ton circonspect. Vous avez déposé une plainte auprès du tribunal de grande instance ?

— Oui, soupira Lindstradt. Avec tous les témoignages nécessaires. Je veux que cette personne soit immédiatement destituée de ses fonctions...

— Avec les tribunaux, rien n'est jamais immédiat, philosopha l'ambassadeur.

Presque ennuyé, Zane pianotait des doigts sur la surface lisse devant lui. 

Fulminant intérieurement, Lindstradt se demandait comment quelqu'un d'aussi vaseux et d'incompétent s'était retrouvé à un poste aussi prestigieux. 

Sûrement du bon vieux piston, une maladie que l'administration avait échoué à éradiquer malgré ses siècles d'existence. À moins qu'il ne s'agisse de quelque chose de bien plus obscur et pernicieux que le simple manque de discernement.

— Quant à ce qui s'est exactement passé sur Swarth, cela reste à ce jour indéterminé, était en train de déblatérer Zane de sa voix suave. Je sais que ça peut sembler frustrant, mais nous avons des procédures à appliquer... la police locale du Protectorat de Varesj n'a pas encore transmis toutes ses informations...

Le reste de sa phrase se noya sous la protestation bruyante de Lindstradt :

— Puisqu'on vous dit que ces foutus Prométhéens sont de nouveau actifs ! Vous nous avez confisqué les artefacts sur l'usine d'Alliance, vous avez toutes les preuves qu'il vous faut !

— Pas exactement, précisa Zane en se repenchant sur son écran. Le laboratoire d'EuGen Tech a promis de nous communiquer un rapport préliminaire d'ici trois mois...

— Trois mois, se scandalisa à son tour Karavindra. On dirait que vous faites exprès.

— Je ne décide malheureusement pas des budgets alloués aux laboratoires privés, rétorqua Zane d'un ton sec.

— Mais le Kohltso dispose de sa propre section de recherches, du coup quel est l'intérêt de passer par un sous-traitant ? questionna Lindstradt, bien qu'il se doutât de la réponse qu'on allait lui livrer.

Cela ne manqua pas.

— Cela coûte moins cher, déclara Zane. De plus, la section de recherches du CSW est déjà occupée par d'autres... sujets plus urgents.

— Une colonie disparaît mystérieusement, et vous avez d'autres chats à fouetter, c'est malheureux. À quoi sert le Kohltso s'il est incapable de garantir la sécurité de son peuple ? Où à défaut, de mettre fin à cette menace une bonne fois pour toutes ?

L'ambassadeur accueillit cette tirade furieuse avec une nouvelle moue polie ; à croire que le sourire était chez lui une réponse universelle à tous les soucis.

— Je vous assure que si cette menace est avérée, nous ferons le nécessaire, affirma-t-il calmement.

— C'est une plaisanterie ? fulmina Lindstradt. Si vous croyez que je vais en rester là... dois-je vous rappeler la place qu'occupe mon entreprise au sein de notre économie ?

— Attiser inutilement la panique ne plaidera guère en votre faveur dans vos démarches, le prévint Zane, abandonnant enfin son sempiternel rictus aimable. Si j'étais vous, j'attendrais que les autorités compétentes aient mis les choses au clair avant de crier sur tous les toits que les Prométhéens sont de retour.

Il se leva sans précipitation, avant d'ajouter :

— Pensez à la crédibilité de votre image publique. Hélion est un géant industriel, pas un lanceur de fausses alertes. Ne créez pas de scandales inutiles.

Lindstradt avait soudain très envie de casser quelque chose ou de frapper quelqu'un. 

L'impulsion d'effacer l'expression contrefaite de Zane, singeant à merveille l'empathie puante, lui démangeait littéralement les phalanges. 

Prudent, il préféra ranger ses mains dans les poches de son pantalon, inspirant lentement pour s'empêcher d'hurler de frustration.

— Écoutez, reprit l'ambassadeur, faisant de grands efforts pour se montrer conciliant en s'appuyant à son bureau impersonnel. Je comprends votre colère, vraiment. Mais vous n'êtes pas sans ignorer que le Kohltso est en difficulté depuis des années. Nous avons du mal à maintenir la paix sur Carrière, alors des planètes aussi éloignées que Varesj et Alliance... notre système est rongé de toutes parts depuis la guerre... cela fait un moment qu'on sait que Green Edge s'est installé dans la cité des gouffres. C'est à peine à quelques kilomètres d'ici, vous vous en rendez compte ? Tous les jours, nous œuvrons à trouver des solutions, mais...

— Je n'ai pas besoin d'une leçon de géopolitique, trancha Lindstradt.

— J'énonce simplement des faits. Le Kohltso ne survit que grâce à la puissance minière de nos alliés extraterrestres, ou presque. Le CSW ne maintient son existence qu'avec l'aide du conglomérat Vladof-Sokoviev... nous n'avons pas vraiment la possibilité d'être sur tous les fronts en même temps, alors nous devons hiérarchiser, malheureusement...

Lindstradt eut soudain une révélation amère. Il se trouva idiot de ne pas y avoir songé plus tôt, alors que c'était l'évidence même. 

Si l'ambassadeur Zane était si peu optimiste et balayait leurs protestations de quelques vagues platitudes, c'était parce que la Coalition n'avait certainement aucune intention de les aider depuis le début. Zane exagérait la fragilité hypothétique du Kohltso, mais ne mentait pas quand il décrivait l'importance de Vladof-Sokoviev dans les rouages militaires. 

Le principal concurrent du conglomérat suisse serait probablement ravi de les voir passer à la trappe, Prométhéens ou pas, et avait dû faire pression pour que les évènements de Varesj et d'Alliance ne soient pas traités comme une urgence.

C'était une hypothèse puérile, paranoïaque, il en était conscient, si bien qu'il n'en pipa mot. 

Cette idée informulée se mit cependant à trotter dans son esprit, insistante, et Lindstradt la chassa mentalement avec vigueur.

 L'heure n'était pas aux théories du complot. Les explications les plus simples étaient souvent les plus véridiques : le Kohltso s'effritait peu à peu, grignoté par les émeutes, le boycott et le terrorisme virulent, s'efforçant de ne pas tomber en morceaux. 

La chute amorcée par la guerre prométhéenne durerait encore des années, mais elle serait inévitable à long terme. 

L'implosion de l'Unité n'aurait rien de spectaculaire, ça ne l'était pratiquement jamais, elle serait lente, ennuyeuse, sclérotique, à l'image de ses bâtiments gris au charme inexistant. 

Une période de troubles pointait sûrement à l'horizon, mais Lindstradt ne s'en faisait pas personnellement. Même si ces abrutis de Green Edge parvenaient un jour au pouvoir, il continuerait à se faire de l'argent.

L'industrie et le commerce survivaient toujours, contrairement aux empires qu'ils côtoyaient, parce qu'ils étaient un peu les cafards du monde moderne.

— Nous vous contacterons dès que nous aurons du nouveau, leur déclara l'ambassadeur avant de les congédier avec moultes politesses.

— Ils ne nous rappelleront pas, dit Karavindra, alors qu'ils retrouvaient leur escorte dans la coursive démesurée qui menait à la salle plus grande encore.

La mine fermée, Lindstradt se contenta d'hocher de la tête. Il avait serré les poings avec tant de force qu'il ne sentait presque plus ses paumes.

— Ils ne feront rien, poursuivit son adjoint. Et tu seras grand-père avant que le tribunal de grande instance ne statue sur ta plainte contre l'armée.

— Je sais, répondit-il dans un grognement.

— Heureusement qu'on fabrique des fusils d'assaut et tout ça, hein, Nicholas ? ajouta son adjoint en se lissant inutilement la barbe. J'imagine qu'à l'avenir, nous allons devoir remplumer les effectifs de la milice, et ce, de manière conséquente...

— J'ai besoin d'un verre, annonça Lindstradt alors qu'ils repassaient le dernier portique de sécurité.   

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