CHAPITRE 14 : La tour d'argent
Cela faisait des années que Lindstradt avait aussi peu dormi. La chaleur caniculaire qui régnait en permanence sur la planète ne faisait qu'aggraver les choses, et malgré la fraîcheur fournie par la ventilation de la villa, il n'arrivait pas à se reposer correctement.
Les seules choses qui le faisaient tenir durant la journée étaient d'excessives doses de caféine, les nerfs et une certaine force de caractère.
Il était incroyable de constater à quel point les emmerdes lui collaient aux basques depuis quelques semaines.
En seulement dix jours, il avait perdu plusieurs milliards en termes d'investissement sur Alliance, sans parler des généreuses indemnités que l'entreprise allait devoir verser aux familles des victimes.
De l'argent jeté au vent. Il détestait ça.
Non pas par manque de compassion, mais plutôt parce que cela signifiait des sacrifices, des coupes budgétaires, peut-être même des licenciements ; mais c'était le moindre des maux, les usines pouvaient se passer de quelques ouvriers renvoyés sans prime et de machines à café inutiles.
Les administrateurs de la compagnie, qu'il avait réunis en urgence deux jours après son arrivée sur Carrière, étaient déjà en train de s'arracher les cheveux en essayant de trouver une solution et éponger le désastre.
Les assurances, qui lui coûtaient un pognon monstre, avaient délégué leurs représentants furtifs le lendemain. En leur remettant le rapport sur les dégâts subis par Hélion, Lindstradt avait vu les hommes et les femmes en costumes chics s'essuyer le front à l'aide de mouchoirs.
Une intuition lui disait que l'entreprise devrait chercher un autre assureur dans peu de temps ; rien que l'idée de devoir renégocier ses contrats de couverture auprès de la banque helvétique lui donnait envie d'écraser des choses à coups de talon.
Son atterrissage sur la capitale n'avait rien d'agréable, car il se noyait littéralement dans la paperasse dématérialisée, les réunions interminables et les mails insipides.
Il avait fini par balancer le poulet en palladium à travers son bureau, ce qui avait eu pour seul effet de fissurer une baie vitrée et non calmer ses nerfs.
Comme pour empirer tout cela, voilà qu'avant-hier soir, ce débile de mercenaire qu'il avait eu l'excellente idée d'engager avait décidé de partir en expédition dans le pire trou à rats de la mégacité, traquant la pauvre créature retorse et menteuse du nom d'Alicia quelque chose.
Cela avait dégénéré, bien sûr.
Ce Cooper était peut-être un ancien soldat d'élite surentraîné, ou il ne savait trop quoi ; mais au niveau prise de décisions stratégiques, ce n'était clairement pas ça.
Devant tant de bêtise congénitale, Lindstradt se demandait sérieusement comment il avait réussi à rester aussi longtemps au CSW sans crever au bout de trois heures.
À quel moment s'était-il dit que débarquer dans la cité des gouffres pour assouvir une pathétique vendetta égoïste était une bonne idée ?
La pensée qu'Apkar, cette ignoble hyène hypocrite, essaie à nouveau de le capturer à peine eut-il posé les pieds au sol, ne l'avait pas même pas effleuré.
Mais Lindstradt aurait pu facilement lui pardonner cette incartade si seulement il n'y avait pas eu Aélig. Elle était revenue accompagnée de la milice et en regardant ses yeux, il avait cru à un spectre. Muette, elle ne lui avait pas dit un mot depuis, s'enfermant dans sa chambre pour s'abrutir l'esprit avec des calmants.
C'était Vol'Zan qui avait dû lui expliquer ce qui s'était passé, de sa voix sans émotions et sans humanité, tandis que Légion était pris en charge par le Dr Azaan et son air réprobateur.
Lindstradt n'avait toujours pas compris ce qui l'avait retenu de renvoyer le mercenaire ou pire encore. Pour l'instant, Cooper ne lui avait apporté plus de problèmes qu'autre chose. Cela dit, sa fille était tout aussi fautive dans cette malheureuse histoire.
Quelle satanée mouche l'avait piquée pour qu'elle aille se fourrer dans ce sale quartier avec le Thanyxte pour seule protection ? Cela dépassait son entendement, ne faisant qu'ajouter une pression supplémentaire au tas de sourde anxiété qui s'accumulait progressivement dans sa cage thoracique.
Tout au fond de lui, il culpabilisait de ne pas pouvoir apporter tout le soutien qu'il voulait à sa propre fille dans la situation traumatique qu'elle traversait actuellement.
Mais l'audience qui approchait à grands pas ne lui laissait juste pas le temps d'y penser plus que ça. Il faisait néanmoins confiance à sa capacité de résilience, même s'il lui faudrait du temps pour se débarrasser du sang qu'elle avait sur les mains
Décidant une fois de plus de remettre tout ça à plus tard, le directeur s'était contenté d'engueuler Cooper avec toute la verve dont il était capable, avant de le consigner sur le Lance, toujours coincé au spatioport.
L'ancien soldat s'était exécuté sans protester, son petit sourire ironique accroché à la face comme un défi silencieux.
Il était étonnant de voir à quel point ce type se foutait de tout, à part de lui-même.
Une fois que les choses se seraient tassées, et qu'il aurait obtenu ce qu'il voulait, soit les implants que le mercenaire détenait, Lindstradt se promit de s'en débarrasser.
Azaan lui avait assuré qu'extraire la technologie greffée sur le corps de Cooper ne serait pas sans conséquences : ce dernier n'avait que bien peu de chances de s'en tirer ; ce qui épargnerait probablement à tout le monde la basse besogne de l'assassinat. Il n'en avait dit mot à personne, bien entendu, et il n'avait pas encore songé à la meilleure façon d'aborder les choses avec son conseil d'administration.
Organiser des briefings pour mettre sur le tapis la question du meurtre prémédité entre deux bilans mensuels n'était pas vraiment dans ses habitudes, et Lindstradt n'avait pas encore eu le temps de réfléchir au discours qu'il allait devoir adopter.
Idiot qu'il était, Cooper ne se doutait de rien.
Parfois, le directeur se trouvait extrêmement cynique d'adopter une telle attitude face au sacré de la vie ; mais que valait véritablement un sacrifice unique face à un brevet d'une technologie exceptionnelle ? Sa propre femme en avait payé le prix fort et pourtant, il avait continué à investir dans le développement des Nexus, malgré le dégoût et le chagrin qui l'étouffaient après l'incident d'Atlas-Horizon.
Il avait essayé de se consoler en se disant que c'était ce qu'Anastasia aurait voulu.
Hélion était leur enfant bien avant Aélig.
Lindstradt se demandait parfois pourquoi il continuait encore, persistant dans son rôle de dirigeant emblématique.
Ce n'était pas pour l'argent, qui n'était devenu qu'une donnée abstraite sur les écrans de la bourse et des chiffres d'une longueur absurde sur ses tout aussi innombrables comptes en banque. S'il le voulait, il pouvait s'offrir des planètes entières. Il l'avait déjà fait, d'ailleurs. Il faudrait des siècles et des siècles pour dilapider la fortune que l'entreprise avait généré, même s'il se gardait de l'avouer à n'importe qui.
Hélion équipait de nombreuses armées terriennes et coloniales, sans parler des chantiers de construction colossaux gérés par sa filiale nippone. N'importe quels milliardaires, tous les barons obscurs, oligarques éphémères et politiciens d'importance, ne juraient que par le matériel suisse. Industrie lourde, automobile, aéronautique et spatiale, électroneural, communications et armement, la compagnie avait presque tout.
Seul le conglomérat Vladof-Sokoviev l'empêchait de s'emparer du monopole, mais cela avait-il une importance, après tout ?
Pourtant, Lindstradt continuait à pousser Hélion plus loin encore, juste parce qu'il pouvait le faire, comme on tendrait un élastique pour voir où se situait le point de rupture.
Cinq jours plus tard, alors que le directeur s'était enfin résigné à vivre dans un épuisement constant, la nouvelle tant espérée tomba enfin à l'instar d'une guillotine métaphorique, tranchant tous ses récents ennuis à la racine : l'ambassadeur humain, celui qui portait les intérêts de l'espèce auprès du Kohltso, avait accepté de le recevoir dans la semaine.
Avec sa lenteur habituelle, la grande administration se mettait finalement en marche.
Les trois SUV que Lindstradt avait sorti pour contenir son indispensable escorte s'étaient arrêtés aux pieds du siège du Kohltso, cernés d'un côté par une large artère exclusivement piétonne et de l'autre par une paroi de roche envahie par une prétentieuse construction, rappelant désagréablement une colonne vertébrale trop rigide.
La tour de la Coalition incrustait ses multiples ramifications dans la pierre telle un parasite plein de veinules. Le sommet de l'immeuble d'ivoire se divisait en deux tentacules de kraken anémique, ceignant un gigantesque anneau de métal irisé comme le feraient des pinces de crabe. Alors qu'il levait les yeux pour contempler ce monument d'architecture moderne, Lindstradt qu'il aurait mieux fait de déléguer tout cela à quelqu'un d'autre.
Karavindra aurait parfaitement fait l'affaire, par exemple.
La volée de marches, large de plusieurs centaines de mètres, menant à l'entrée officielle de l'édifice, avait été envahie par des dizaines de curieux qui se mêlaient bruyamment aux hordes de journalistes et photographes divers. La presse, et les médias en général, informés que tardivement de la venue de Lindstradt sur la capitale, s'étaient dépêchés de se jeter sur l'occasion.
Les canaux d'informations étaient extrêmement friands de la moindre miette en rapport avec Hélion GmbH : son directeur ne leur parlait pratiquement jamais et aujourd'hui n'allait pas faire exception. Ce fut sa chargée de communication, jeune, dynamique et souriante comme le voulait la tradition des faux-semblants, qui hérita de la tâche pénible consistant à répondre aux questions avec patience et langue de bois habituelle.
Encadré par Auster et un autre milicien, Lindstradt, lui, se contenta de fendre la foule en feignant l'indifférence, ce qui fut aisé car il avait pris le temps d'enfiler ses lunettes noires.
De toute manière, les exo rutilantes qu'il avait imposées à ses deux gardes du corps attiraient à elles toutes seules la majorité de l'attention, et il se félicita de voir que son grossier stratagème de diversion fonctionnait si bien.
Les gens aimaient la superficialité et le précieux.
Les belles armures à bobine Gauss les intéressaient bien plus que le costume austère qu'il portait, ou même le sari d'un luxe discret qu'avait enfilé son second.
— Les bains de foule, comme au bon vieux temps où tout le monde nous taxait de hippies irréalistes, commenta Karavindra en se mettant à sa hauteur.
— Je suis devenu agoraphobe depuis, rétorqua Lindstradt d'un ton sombre.
Ils étaient parvenus à l'entrée principale, grand portail composé de portes-tambours qui rappelaient le spatioport. Lindstradt se surprit à chercher les postes de douane du regard.
Tout un détachement de soldats du CSW en uniforme de parade vint à leur rencontre et il entendit son adjoint étouffer un sifflement incrédule.
Pendant un court instant, le directeur crut que la lieutenant-colonel Apkar marchait sur lui une nouvelle fois. Il chassa cette horrible impression en reniflant.
Celui qui lui tendait désormais une main de bienvenue était un bonhomme grassouillet d'une trentaine d'années, n'ayant probablement jamais connu autre chose que la vie confortable d'un consigné de caserne.
— Où est la fanfare ? ironisa Lindstradt en ignorant ostensiblement la poigne de l'officier.
L'intéressé lorgna avec une évidente désapprobation la paire de miliciens regroupée autour du patron à l'instar d'une chienne de garde.
— Ils ne peuvent pas entrer, trancha-t-il en se débarrassant de son sourire de façade. Je suis désolé, ils devront vous attendre dehors. Les armes de première catégorie sont interdites à l'intérieur.
— Est-ce que c'est la procédure habituelle ? demanda soudain Karavindra. Envoyer tout un bataillon armé pour un simple entretien avec l'ambassade ?
— Euh, non, je ne pense pas, lui répondit l'officier.
— Incroyable, soupira Lindstradt.
— Nous allons vous conduire dans l'antichambre, indiqua le lieutenant avec un signe.
— C'est vrai qu'on est incapables de trouver le chemin tout seuls, dit le directeur en haussant le ton. À notre âge avancé, on a tendance à perdre le sens de l'orientation.
Voir le larbin de l'armée se recroqueviller piteusement à cette remarque ne lui apporta qu'une maigre satisfaction.
Derrière ses lunettes rondes, les yeux bruns de son second brillaient d'un éclat plein de malice.
Se séparant donc d'Auster et de son collègue à contre-cœur, Lindstradt suivit le lieutenant du CSW, talonné par l'administrateur réseau.
Le directeur avait hésité à amener le Thanyxte en plus de son adjoint, mais avait changé d'avis au dernier moment.
Présenter un alien qui n'avait que de vagues notions dans les relations diplomatiques au représentant des intérêts de l'Humanité n'était pas vraiment une idée brillante.
Il avait également renoncé aux avocats et aux assureurs, qui n'auraient fait qu'entraver ses revendications. Se présenter en personne à la rencontre ne ferait que renforcer sa réputation.
Et Dieu seul savait qu'il ne jouissait pas d'une image bienveillante au sein du Système Circulaire. C'était logique. On ne vendait pas des armes en se comportant en imbécile jovial.
Beaucoup de personnes l'avaient appris à leurs dépens.
Leur traversée de l'intérieur du centre nerveux du Kohltso ne passa point inaperçue. Le lieutenant et sa troupe endimanchée donnaient l'air de les mener à un enterrement, les faisant avancer à travers le hall dallé d'un pas plein de morgue, comme s'ils étaient les propriétaires des lieux. Lindstradt ne supportait que mal ce sentiment d'impuissance.
Il était à la tête d'un des conglomérats les plus importants de l'univers industriel et le CSW le traitait comme un enfant trop turbulent, lui collant tout un contingent aux basques.
Trop préoccupé par ce qu'il considérait comme un flagrant manque de respect, Lindstradt ne remarqua même pas qu'ils approchaient d'un portique de sécurité.
— Veuillez enlever tous vos objets métalliques, s'il vous plaît, lui ordonna un garde d'une voix maussade.
— Dites voir, lieutenant, dit Lindstradt avec une nonchalance dangereuse à l'adresse de l'officier.
— Monsieur ? prononça ce dernier avec une pointe inquiétude.
— Il ne vous est jamais venu à l'esprit de jouer à la roulette russe avec un automatique ? lui demanda le directeur avec une politesse feinte, avant d'ajouter : je vais vous faire licencier, vous avez ma parole.
N'attendant pas vraiment de réponse, il franchit le portail magnétique dans un grand concert de protestations scandalisées et d'alarmes diverses.
Au bruit de pas précipités qui résonna dans son dos, il comprit que Karavindra venait de le rejoindre.
—Excellent, s'exclama-t-il en tapant dans ses mains comme un enfant farceur. Est-ce qu'on peut encore envoyer chier des sous-fifres insignifiants jusqu'à finir au commissariat pour outrage à agent, comme avant ? Tu devrais te calmer sur les réparties cinglantes, l'avertit-il ensuite, sans vraiment lui faire un reproche. Nous avons déjà assez d'ennuis comme ça, tu n'es pas d'accord ?
— La voix de la vérité, concéda Lindstradt.
De tous ses subordonnés, Karavindra était le seul à oser lui parler ainsi.
Vingt-trois ans de travail commun avaient effacé toute trace d'obséquiosité dans leurs rapports professionnels.
— J'en ai aussi ma claque des militaires, confessa ce dernier.
Après avoir grommelé de vagues excuses à son comité d'accueil indésirable, le directeur se laissa amener en silence.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top