CHAPITRE 14 : La ravine
Creusée par une antique montée des eaux, l'aberration géologique dessinait une balafre au relief tourmenté. Une partie de la mégastructure s'était écroulée, s'effondrant en une coulée figée de gravats qui butait contre le fond sablonneux. La silice d'une teinte de charbon tapissant les environs lui rappelait le paysage fracassé et primitif de la cénote d'Alliance. Un tunnel inondé ouvrait son seuil immense droit devant lui, étrange image miroir de l'abysse sans fond qu'il avait autrefois contemplé sur la colonie humaine. L'eau engloutissait la majorité des marches, n'en laissant qu'une demi-douzaine à découvert. Plus loin, elle se répandait en une lagune d'une étonnante clarté. Des débris irréguliers délimitaient les bords de cet étang, recouverts de mousse et de fougères. Une arche ébréchée et incomplète dardait ses moignons sur un ilot terreux grouillant de câbles ou de lianes ; ici, cela revenait souvent à la même chose, car Haïdès avait déjà vu des arbres parés de fines lamelles de processeurs en guise de feuillage.
La nature aux alentours, cependant, ne souffrait d'aucune mutation du genre et cela le soulagea. Cette technologie métastasée, malade, mais si élégante par sa conception profonde, l'emplissait d'une aversion inexplicable. La purulence exhalée par l'esprit de Zhul'Umbra présentait une sophistication quasi-jouissive pour l'ingénieur encore présent en lui, mais sa curiosité s'était éteinte, cédant la place à une répulsion douce-amère. La ravine encadrée par l'immense sévérité des murs lui permettait d'échapper à l'omniprésence de ce dieu invisible.
Un calme temporaire, il en était conscient. Cela lui convenait. Sa découverte de l'endroit remontait à peu de temps après son réveil sur le sol de l'ignoble cellule où il avait passé plus de quatre-vingt-dix heures. Son esprit avait occulté les détails pour sa propre sécurité. Il se souvenait juste d'une rage meurtrière, d'une folie littéralement physique – il s'était jeté sur le premier venu en travers de son chemin, à moins qu'ils aient été plusieurs ? Peu importe. Il s'était traîné, avait couru et rampé, encore plein de sang, la charpie de son dos pas encore tout à fait cicatrisée. Il avait fini par s'écraser dans l'eau, dans ce même tunnel inondé devant lui et pendant quelques heureuses minutes, loin des injecteurs hypodermiques, il s'était enfin évanoui. Revenir sur ces lieux ne faisait qu'entretenir la haine parasitaire logée entre ses côtes. Un sentiment inutile. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même, car il avait accepté cela de son plein gré. Cette affirmation ne l'empêcha pas de vouloir s'arracher la colonne de l'umbrarmure à coups de griffes. Un échec. Cette saloperie était solidement ancrée, indissociable de lui-même et ça faisait beaucoup trop mal. Il lui arrivait encore d'en hurler de frustration.
Un froissement lointain le mit en alerte. Mue par un réflexe instinctif dont son nouveau système nerveux était à l'origine, la carapace sombre le recouvrit en quelques secondes. Il s'accroupit près du muret en ruines.
Une présence furetait dans la végétation à sa gauche. La tension raidit ses muscles tandis qu'il s'efforçait de rester immobile, l'appendice caudal artificiel achevant de se dérouler dans son dos. Ne pas bouger ne le rendit pas invisible pour autant. Cette umbrarmure présentait une énorme différence avec celle que le Syra lui avait autrefois légué : elle ne possédait aucune sorte de camouflage optique. Il se demandait bien pourquoi.
La créature embusquée dans les fourrés approchait d'un pas méticuleux. Haïdès se détendit en reconnaissant son odeur. Impossible de l'oublier. Il se redressa, l'enveloppe noire réintégrant la greffe dans un chuintement fractal.
— Je sais que t'es là, lança-t-il en direction du mur végétal. Sors.
L'instant d'après, Aélig descendit la pente d'une démarche mal assurée. Trébuchant, elle se réceptionna douloureusement sur un genou et lâcha un « putain » excédé. Elle se remit debout, se tordant les mains d'un air gêné. Faisant mine d'avancer, elle se ravisa au premier pas en avant, préférant se figer sur place ; elle paraissait hésiter sur son attitude.
Haïdès, lui, savait quel comportement adopter : il s'assit sans se brusquer, tâchant consciemment de se faire le plus petit possible. C'était loin d'être probant, mais chez ceux de son espèce, se mettre en position assise n'était guère anodin. Plus près du sol, un Thanyxte devenait moins menaçant. Il ignorait si Aélig en avait conscience. Croisant ses jambes à la birmane et posant ses mains sur les mollets, il attendit. Elle ne bougeait toujours pas, le regard fuyant. Elle ne le regardait jamais en face, ou presque.
Sa transformation physique sautait aux yeux. Plus haute de quelques centimètres, le crâne complètement nu, elle semblait lissée, les traits de son visage privés de cette légère asymétrie si caractéristique de sa race. La combinaison grisâtre dont elle s'était vêtue masquait une grande partie de son corps, mais sur sa chair encore visible se devinaient de fines lignes entremêlées. Un dessin épais d'un millimètre, pas plus, ni gravé ni tatoué, parcourant un épiderme laiteux dépourvu de translucidité. Il se demanda si Zhul'Umbra l'avait écorchée pour remplacer sa peau par celle-ci, ou bien s'il s'était simplement contenté d'une sorte de modification albinistique. Lui avait-il aussi arraché la colonne vertébrale ? Que restait-il de l'Aélig d'avant, au juste ? Sa corpulence n'avait pas changé, contrairement à la sienne – il savait cependant les apparences trompeuses, surtout ici.
Le silence s'éternisa.
— Et donc ? dit Haïdès, abandonnant l'idée qu'elle prenne l'initiative de la conversation.
La voyant se crisper, il craignit qu'elle prenne la fuite. Aélig n'en fit pourtant rien.
— Je suis là pour... je suis venue parce que... se lança-t-elle. Oh, et merde. Aresh. Aresh, d'accord ? Il m'a raconté... et je...
Elle s'interrompit, butant visiblement sur le choix des mots.
— Et voilà, conclut-elle à mi-voix avec un geste défait.
Haïdès ne répondit pas, pris de court par cette justification. Était-elle venue par pitié ?
— Je suis désolée, ajouta Aélig.
Une aversion amère le saisit à la gorge.
— Inutile de l'être. C'était ma décision, et je l'ai prise en toute conscience. Tu peux remballer ta condescendance, répondit-il en se jurant de ne plus jamais aborder ce sujet. Je n'ai ni le besoin, ni l'envie que quelqu'un se sente responsable de moi.
— Je ne suis pas condesce... commença-t-elle, quelque peu irritée.
— Sujet clos, la coupa Haïdès.
Furieuse, elle ouvrit la bouche, serra un peu le poing, certaine qu'il était bon d'insister.
— Non, ajouta-t-il et elle se ravisa.
Haïdès avait conscience de ne faire aucun effort. Contrairement à elle. Aélig l'avait cherché, elle était venue. Elle s'était forcée à venir. Malgré toute la colère, toute la haine, même, qu'il lui inspirait, elle était là, et il ressentait l'irrépressible envie de lui hurler de se casser.
Ne pouvait-elle pas rester loin, comme elle paraissait le vouloir ? L'évitant, se cachant, ne lui adressant plus la parole, pour qu'il puisse enfin l'oublier et la classer dans sa longue liste d'échecs ? Une entreprise périlleuse, certes, car sa mémoire était loin d'être courte. Peut-être aurait-il mieux fallu, pour elle et pour lui, qu'elle soit restée morte ; de manière littérale ou figurée, peu importe. Tout lui aurait convenu.
Et pourtant, Aélig se tenait là, indécise, évitant son regard et changeant de jambe d'appui avec cette agaçante irrégularité de mammifère. Incapable de tenir en place, comme à son habitude, elle venait le confronter et lui imposer des conversations qu'il ne souhaitait pas mener. Dérangeant un peu plus la stabilité précaire qu'il s'efforçait de se bâtir depuis leur dernière rencontre remontant à... des semaines, des mois, même ? Haïdès n'avait pas eu l'envie de compter.
Il ne regrettait nullement ce qu'il avait fait, mais ne se considérait pas assez stupide pour le croire réparable. Même avec toute la volonté du monde, elle ne lui pardonnerait jamais. Très bien. Il était prêt à vivre avec, si seulement elle restait loin. Bien plus loin que les trois mètres qu'elle conservait d'habitude entre eux, religieusement.
— Tu peux partir, l'encouragea-t-il.
Aélig se mordit la lèvre. Elle croisa les bras, les décroisa ensuite, soufflant bruyamment. Tout son corps s'agitait, secoué par l'impératif de fuite, alors pourquoi restait-elle là ? Fallait-il qu'il se lève ? Il n'avait aucune envie de se montrer agressif, se contenant de la regarder d'un œil qui bougeait encore moins que lui. Elle piétina encore un peu sur place, déchirée par des attitudes contradictoires. Suivre ses mouvements erratiques devint fatiguant, et Haïdès essaya de se focaliser sur autre chose. Sans succès. Bon sang, ne pouvait-elle pas arrêter de bouger ne fut-ce qu'une minute ?
Comme pour répondre à sa demande informulée, elle s'immobilisa enfin, portant nerveusement sa main à son visage. Haïdès devina qu'elle était sur le point de lui poser une question et, à en juger par son expression, celle-ci n'allait pas du tout lui plaire. Il décida de la devancer :
— Je vais répondre, mais après, tu pars.
Aélig acquiesça en silence.
— Je veux juste savoir... je veux juste demander pourquoi, énonça-t-elle d'une voix beaucoup plus ferme qu'au demeurant. Pour quelle raison tu t'es infligé... tout ça.
Débarrassée de la pression la rongeant de l'intérieur, elle osa enfin lever les yeux vers lui.
Oh, non, pensa Haïdès. Pas maintenant. Ni maintenant, ni demain, ni jamais. Il cilla.
Hors de question de répondre à ça. Absolument hors de question. S'apercevant qu'il n'allait pas desserrer les mâchoires, elle leva les mains et signa, avec une maladresse résolue si irritante qu'elle lui donna envie d'arracher ses doigts à coups de dents – il s'empressa de chasser cette image de son esprit – elle signa, donc, en langue du silence, le mot « pourquoi ».
Impossible. Elle n'allait pas l'obliger à le dire, et il ne le ferait pas, car s'il le disait, ça deviendrait vrai ; l'abjecte vérité prendrait corps avec les mots, et alors, il se prendrait toute l'ampleur de la catastrophe en pleine gueule et il n'était pas prêt. Il ne serait jamais prêt et il ne le dirait jamais, car ce n'était pas fait pour être dit, et même s'il revoyait Iktara se moquer de lui, insistant pour lui faire entendre à quel point il était ridicule, à quel point c'était honteux, contre-nature ; et même si ce n'était pas la seule à avoir compris, il ne l'avouerait pas. Il l'avait fait, bien sûr, sur le sol poisseux du Caveau, mais il ne se répéterait pas.
Mais pourquoi pas, après tout ? Elle serait incapable de digérer cette réalité, d'y faire face, Haïdès en était sûr. Les chances pour qu'elle ne veuille plus jamais le recroiser ensuite étaient fortes. Peut-être qu'il arriverait suffisamment à la dégoûter et elle s'en irait pour toujours. Ça serait parfait. Ne pas culpabiliser était à sa portée, mais se traîner la présence d'Aélig comme un rappel permanent de son revers, non, vraiment, merci, il avait assez donné – l'univers lui faisait déjà bien comprendre qu'il s'était royalement vautré. Cela valait la peine d'essayer, car il n'y avait rien de pire à cet instant que de supporter son aura nerveuse et ses gestes agités. Il voulait qu'ils disparaissent, tout comme le reste de son corps parce qu'il ne voulait plus les voir, non, il ne pouvait plus les voir, ces mouvements si diamétralement opposés à l'absence des siens.
Car si elle ne partait pas, si elle ne cessait pas de bouger, de louvoyer comme elle le faisait, il finirait par se lever ; il finirait par se lever et par franchir ces trois putains de mètres pour la toucher, mais elle ne le laisserait pas faire, bien sûr, elle avait bien trop peur de lui et elle partirait.
Oui, peut-être devrait-il se lever.
Aélig attendait toujours, une main enserrant désormais l'autre.
— Je ne pouvais pas te laisser mourir, articula-t-il au bout d'un long moment.
Il ferma les yeux ; un aveu de faiblesse, mais elle n'était pas assez familière de son langage corporel pour le comprendre de manière systématique.
— Pourquoi ? s'étonna-t-elle.
— Parce que je... merde, à la fin ! s'énerva Haïdès dans un tressaillement coupable. Je sais même pas si vous avez les termes adéquats.
D'un geste mesuré, il désigna l'étendue aqueuse devant lui, sur sa droite à elle.
— L'eau, reprit-il d'un ton éteint. Chez moi, on dit « trouver l'eau » et elle est indispensable, tu comprends ? On ne la laisse pas mourir.
Il replia son bras, puis se força à ne pas baisser la tête. Les yeux écarquillés, Aélig tordit la bouche dans une grimace qu'il ne reconnut pas. Pendant une fraction de seconde, Haïdès crut qu'elle allait se mettre à hurler d'horreur. Elle partit d'un rire suraigu à la place, ce qui était bien pire.
— Quoi ? Mais quoi ? s'égosilla-t-elle. Ah, non ! Non, non, non, hoqueta-t-elle. Bordel, c'est beaucoup trop facile ! C'est...
Expirant, tentant en vain de lutter contre le fou rire pressant contre ses côtes, Aélig se plia en deux.
— C'est trop facile, gémit-elle.
Un tremblement convulsif secoua son corps entier et elle dut s'asseoir. Entourant ses genoux de ses bras incertains, elle se recroquevilla à l'intérieur d'elle-même. Haïdès entendit un sanglot étouffé lui parvenir. Elle ne riait plus, mais ses pleurs sonnaient tout comme.
— T'as pas le droit, putain ! s'exclama-t-elle avant de subir un nouvel assaut d'hilarité.
Désormais franchement mal à l'aise, Haïdès étendit une de ses jambes jusqu'à la lagune toute proche, y plongeant la plante de son pied. Il s'efforça de regarder ailleurs. Une précaution superflue : prise dans les affres de sa crise, Aélig ne lui prêtait plus aucune attention. Du coin de l'œil, il la vit se relever avec peine puis tituber, lui tournant le dos. Elle s'éloignait. Enfin.
Ce ne fut qu'une libération temporaire : déjà, elle s'écroulait quelques mètres plus loin, se tassant contre un bloc fissuré. Elle se cacha les yeux des mains, le visage ravagé, sa poitrine se soulevant en spasmes. Reniflant, elle ne parlait plus.
De temps en temps, elle se frottait les paupières avec une rage contenue, comme pour se punir elle-même de ce qu'elle ressentait à cet instant.
Haïdès laissa filer de longues minutes avant d'oser briser le silence.
— Tu comptes partir ? demanda-t-il avec un calme qui le surprit lui-même.
Sans daigner tourner la tête et s'emparant d'un éclat de roche, elle le jeta dans sa direction avec violence pour seule réponse. Le caillou râcla les dalles avant de s'enliser dans le rivage limoneux non loin de sa cuisse.
— J'imagine que ça veut dire non, constata Haïdès.
Le regard dans le vide, Aélig se balançait désormais d'avant en arrière. Sa respiration semblait revenir à la normale, mais il avait appris à se méfier.
— J'aurais voulu que ça n'arrive jamais, déclara-t-elle.
Elle s'exprimait avec une diction étonnamment claire, la nuque raidie par la tension.
— Je n'aurais jamais dû aller sur Swarth ni franchir les portes de cet hôpital de merde ! se mit-elle à crier avant que les larmes la submergent encore, hachant ses phrases, les rendant quasi-inintelligibles. J'aurais voulu... ne... jamais te rencontrer... j'aurais préféré que tu me laisses crever, se ressaisit-elle, la haine lui fournissant la force nécessaire.
Haïdès se retint avec grand peine d'hausser les épaules. Le raz de marée qui s'était abattu sur Aélig ne le secouait que peu. Elle avait raison, bien entendu.
— Moi aussi, j'aurais préféré que tu restes en dehors de cette clinique, affirma-t-il.
Et il le pensait. Cela lui aurait évité bien des problèmes qu'il n'avait pas choisi. Elle paraissait penser la même chose. Malheureusement, ce fait n'avançait Haïdès en rien. Il avait cette situation en horreur. Son instinct, sa raison, lui disaient d'agir, mais pour quoi faire ? Y avait-il un moyen d'arranger tout un enchaînement foireux d'évènements tout aussi foireux conduisant à leur présente conversation ? Non. Une impasse, et au fond de ce cul de sac, assise contre un mur, Aélig pleurait à s'en écorcher les poumons. Fallait-il lui dire qu'il était désolé ? Désolé d'avoir potentiellement condamné toute une espèce à l'extermination juste pour qu'elle puisse respirer à nouveau – non, c'était ridicule, il aurait pu présenter des excuses pour avoir cassé sa tasse préférée, pas pour un génocide – et puis, de toute manière, il ne l'était pas, désolé, il ne l'était jamais de quoi que ce soit. Au fond de lui, qu'elle soit encore en vie l'arrangeait tout à fait.
— C'est tout ? cracha-t-elle, désespérée.
— Mais quoi ? répliqua Haïdès, ne pouvant s'empêcher d'hausser le ton. Qu'est-ce que tu veux que je dise, en fait ?
La voyant sursauter, il s'en voulut immédiatement. Le tact lui avait toujours fait défaut, même en temps normal.
— Pardon, dit-il.
Des excuses inutiles. Aélig ne répondit pas, fixant désormais le sol détérioré sous elle. Dégoulinant le long de l'arête de son nez, les larmes brillaient avant de disparaître plus bas.
— Je sais pas quoi faire, avoua-t-elle, se parlant probablement plus à elle-même qu'à lui. Je ne sais pas où aller. Quoi que j'entreprenne, je serais toujours coincée ici. À cause de toi.
Haïdès ne fit pas de commentaires.
— Je te déteste.
À cela non plus, il ne dit rien. Aélig replongea dans son mutisme. Ses pleurs s'étaient taris, ou presque. Privée de forces, elle s'adossa au gros morceau de basalte derrière elle, étirant ses jambes pour les détendre. Haïdès fixait sa silhouette sans vraiment la voir. Son esprit dérivait, tentant en vain de s'échapper de la prison qu'il s'était lui-même bâti. La quiétude de l'environnement ne lui fut d'aucun secours. Aélig ne se décidait guère à bouger et il se demanda s'il ne devait pas partir à sa place. Impossible, pourtant. Sa présence, même aussi éloignée et remplie de colère et de dégoût, l'apaisait d'une manière étrange et il n'avait plus la vigueur mentale nécessaire pour s'y opposer. Il ferma les yeux. Les secondes devinrent des minutes.
— Bon, c'est très bien tout ça, s'exclama alors Aélig, le sortant de sa torpeur. Mais du coup, quand est-ce qu'on baise ?
Il crut halluciner.
— Je te demande pardon ? interrogea-t-il, sur la défensive.
Elle ricana. Un son sinistre. Haïdès n'aimait pas beaucoup la direction que cette discussion amorçait.
— T'as très bien entendu. Ne me dis pas que tu n'y as jamais pensé, poursuivit-elle avec cette même intonation mauvaise.
Elle le regardait maintenant, et au fond de ses yeux sombres grouillait une présence plus sombre encore, brillante et vicieuse – mais c'était peut-être que des résidus de larmes. Il soutint ce face à face sans ciller et elle détourna bientôt la tête, le visage figé en un masque morne.
Haïdès y avait pensé, bien sûr. Plus d'une fois, même.
Il ignorait ce qui avait déclenché cette attirance. Est-ce que cela avait commencé sur Odyssée quand, abruti par les anesthésiants, il lui avait avoué apprécier son odeur ? Ou bien encore avant, au Temple de Swarth, quand, ensanglantée et affaiblie, elle s'était collée à lui pour qu'il puisse l'extraire de ce massacre ? Il se souvenait parfaitement de la senteur de son sang, chaude, saturée de fer, de sa texture d'une étonnante fluidité et ce relent le hantait parfois lorsqu'elle se trouvait plus près. Bien malgré lui, il se remémora son bref séjour dans sa cabine. Elle avait alors dormi à seulement quelques mètres de lui, et même assommé par la douleur et la lourde médication, il avait perçu sa respiration, si proche et hors de portée à la fois. Attisée par la souffrance et le semi-coma dans lequel il se trouvait, l'envie de la sentir contre lui n'en avait été que plus forte. C'en avait toujours été ainsi, chez lui. Comme si, une fois poussé au bout de sa résistance, son corps finissait par un réclamer un autre, pour se prouver qu'il était encore en vie, peut-être ; un ultime sursaut pulsionnel, une inhibition qui se levait, il ne savait pas.
À un moment, elle s'était levée pour se poster près de son lit, il en était persuadé. Dans ce long cauchemar illuminé par le néon bleuâtre d'une plaque murale, il n'avait souhaité qu'une chose : qu'elle grimpe sur lui, quitte à lui faire encore plus mal. Dissocier la douleur du plaisir lui aurait alors été difficile, mais il était sûr que sentir ses cuisses entourer ses côtes cassées, la douce pression de son poids sur lui – et le reste, comment ne pas penser au reste à cet instant-là ? l'auraient fait jouir. Mais rien de cela ne s'était produit et depuis, il repoussait ces idées morbides dans un coin de son esprit, s'y attardant le moins possible.
— Moi j'y ai pensé, reprit alors Aélig sans aucun enthousiasme. Surtout quand t'étais dans mes quartiers. J'ai même fini par me barrer à cause de ça. C'est drôle, hein ?
Haïdès déglutit en silence. C'était tout, sauf drôle. Pourquoi lui disait-elle tout ça ? Surtout maintenant ? Quelle obscure machination planifiait-elle ? Si elle voulait le troubler, elle avait réussi, avec une étonnante facilité, d'ailleurs. Ce n'était pas tant le sujet qui le dérangeait – pas vraiment – mais plutôt la contradiction abyssale dissimulée derrière. Il y a quelques minutes à peine, elle affirmait le détester. Haïdès se savait moyennement calé en psychologie humaine, mais tout de même, il n'était pas idiot au point de croire à un revirement aussi brutal.
— J'ai raté quelque chose ? s'intéressa-t-il avec le plus de détachement possible.
Elle inspira.
— Bah, tu sais... vu que t'as pris le droit de disposer de ma vie à ta convenance, pourquoi est-ce que tu ne le ferais pas avec le reste ? affirma Aélig en ponctuant sa sentence de son ricanement ignoble. Pourquoi pas, hein ? T'attends quoi, au juste ?
Haïdès cligna des yeux à plusieurs reprises, absorbant le choc. Dans le fond, elle n'avait pas tort. Concrètement, rien ne l'empêchait de disposer d'elle, comme elle le disait avec cette ironie d'une délicatesse tranchante – à part les limites qu'il se fixait lui-même.
Elle l'avait deviné et s'en servait contre lui et, oh que c'était tentant, maintenant qu'elle l'y autorisait à demi-mot. Une partie de lui s'enthousiasma grandement à cette idée, ce fragment de lui-même qu'il respectait le moins, celui, poisseux et embrumé, auparavant caché et que Zhul'Umbra s'était évertué à tirer à la surface à grands renforts de crochets et de scalpels. Il ne pouvait s'empêcher de se demander si cette ancienne intelligence ne prenait pas un plaisir pervers à la corruption qu'elle semait. Car Zhul'Umbra était un violeur nihiliste, de corps et d'esprit, un violeur de la pire espèce, égoïste et froid, qui souhaitait convertir ses victimes à sa propre philosophie : prendre, et prendre encore. Il s'en nourrissait. Était-ce vraiment ce qu'il devenait ?
— Je ne suis pas un animal, déclara-t-il.
Aélig eut un rire sceptique.
— Ah, j'en doute, si tu permets, dit-elle avec une douceur contrefaite. Et je ne parle pas spécialement de ton apparence. Les animaux sont égocentriques. Ils peuvent s'attacher, mais au final, tout ce qui compte pour eux, c'est la satisfaction de leurs propres besoins.
— Pense ce que tu veux, trancha Haïdès, lassé de ce débat sans issue.
— Encore heureux. Ça, au moins, c'est un choix que tu ne peux me retirer.
— Soit, dit-il.
Une fatigue déprimante pesait sur ses épaules. Pendant un moment, il songea à s'immerger totalement dans l'eau devant lui. Nager l'aidait en général à réfléchir. Mais plonger dans la lagune signifiait se rapprocher d'elle et il s'en sentait incapable.
— Bref, reprit Aélig. Est-ce que je peux te poser une question ?
— J'ai le choix ? dit Haïdès.
— Ce qu'on dit sur votre morsure, se lança-t-elle après une courte pause. Est-ce que c'est vrai ?
Il croyait que la conversation ne pouvait empirer. Il se trompait.
— Oui, répondit-il. Et non. Hors de question.
— J'ai encore rien demandé ! s'offusqua-t-elle en remuant pour changer de position.
— J'anticipe, expliqua Haïdès. Je ne suis pas con.
— Merci de le préciser, j'en avais relativement besoin, se moqua-t-elle. Cela dit, je n'avais pas terminé.
— Oh, putain, soupira-t-il en s'avachissant contre le muret avec une lenteur défaite.
— Car si c'est vrai, poursuivit-elle, ne prêtant guère attention à son attitude prostrée, ça veut dire que j'ai un moyen de tromper l'ennui. C'est pesant, tu sais ? Après tout, tu me dois bien ça.
Il s'attendait à tout, sauf à du chantage.
— Absolument hors de question.
— Pourquoi ? demanda Aélig.
— Vraiment ?
— Oui.
— Putain, non, dit-il.
— C'est pas une réponse, insista-t-elle. Alors, pourquoi ?
Elle ne lâchait jamais rien, s'y accrochant avec une ténacité furieuse. Elle allait l'obliger à expliquer, à argumenter, et il détestait ça.
— Parce qu'avant les bassins, les miens avaient tendance à chercher à se reproduire par tous les moyens. Sauf que les femelles n'étaient pas particulièrement d'accord, prononça-t-il avec froideur. Alors, notre génie génétique a inventé ça pour qu'elles se tiennent plus tranquilles. Depuis, elles ont obtenu une réglementation plus stricte et la toxine ne se trouve plus que dans un contexte récréatif. Mais ça reste un outil d'oppression, un héritage qui n'a plus lieu d'être dans une société civilisée, même aussi violente que la mienne. Ça te va, comme raison ? acheva-t-il avec un agacement perceptible.
Il vit Aélig faire la moue, peu convaincue.
— Je m'en fous, mais merci pour cette leçon d'histoire. Ça n'a pas de rapport, cela dit.
— Bien sûr que si, avança Haïdès.
— Pas du tout, le contredit-elle. Mais ravie d'apprendre qu'en plus de ne pas être con, tu as des valeurs morales fortes, ironisa-t-elle ensuite.
Haïdès ne suit pas quoi répliquer. Des valeurs morales, vraiment ? Il n'en était pas entièrement convaincu et elle non plus, de toute évidence. Une façade fragile, tout au plus. S'il possédait un sens moral, celui-ci était extrêmement malléable en fonction des circonstances – et de son propre intérêt, surtout.
— Tu me dois bien ça, répéta Aélig d'une voix sinistre. Au moins une heure d'oubli, ce n'est pas cher payé.
Était-ce la vérité ? se dit silencieusement Haïdès. Lui était-il redevable ? La réponse logique tendait vers le négatif. Admettre lui devoir quelque chose impliquait qu'il regrettait, ce qui n'était pas le cas. Il n'était pas non plus responsable de comment elle le vivait – bien sûr que si – non. Pourquoi n'avait-il pas réfléchi aux conséquences ? Il n'y pensait jamais véritablement. Quel piètre tacticien cela faisait de lui.
— J'ai juste besoin d'oublier, d'accord ? dit Aélig en se redressant avec lenteur. Ne plus penser. Peut-être que ça ira mieux ensuite.
— Ça n'ira pas mieux ensuite.
— Bah j'ai quand même envie d'essayer.
Et elle tira sur sa combinaison pour la défaire.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda inutilement Haïdès.
Elle haussa des épaules en se libérant les bras. En dessous, elle portait une espèce de haut, ou de brassière assez lâche, il ne savait pas, et la vue de ses clavicules, de sa chair ainsi exposée, l'emplit d'une appréhension sourde. À part les lignes sombres, son corps semblait n'avoir subi aucune modification majeure.
Il se demandait bien pourquoi Zhul'Umbra avait tenu à conserver son aspect originel. Feignantise, respect superficiel ? Il penchait pour la première option. Peut-être avait-Il jugé sa forme suffisamment fonctionnelle, se disant qu'elle était très bien comme ça. Et elle l'était assurément, sauf qu'Haïdès se refusait d'y penser maintenant, non, pas comme ça, pas après qu'elle l'ait traité d'animal égoïste. À quel point cela l'avait-il atteinte, quel genre de destruction insidieuse s'était infiltrée en elle, la poussant à agir ainsi ? Lutter contre cet état de fait l'épuisait bien plus qu'il ne voulait l'admettre. Elle s'approchait de plus en plus, d'un pas inéluctable, une résolution atroce plaquée sur le visage. S'installant en tailleur devant lui, elle s'étira avec une négligence forcée et il dut lutter contre un mouvement de recul.
Il pouvait percevoir sa respiration, la chaleur et la tension parcourant son corps et c'était délicieusement insupportable. Malgré tout ce qu'elle avait subi, tout ce que Zhul'Umbra lui avait infligé, il avait échoué à lui ôter sa vitalité intrinsèque, cette anarchie tremblante habitant son organisme et putain que ce contraste avec sa propre immobilité le frustrait d'une manière inimaginable. Cette vie-là, débordante et erratique, lui faisait cruellement défaut et il aurait tout donné pour la connaître, au moins un peu, au moins quelques instants. À vrai dire, Haïdès ignorait s'il voulait la baiser ou l'éventrer, les deux probablement, mais il n'était pas certain de l'ordre.
Aélig s'abstint de le toucher, cependant. Malgré sa fanfaronnade, il y avait des frontières qu'elle n'osait toujours pas franchir. Il s'en trouva déçu et soulagé à la fois. Penchant la tête, elle se passa une main craintive sur la nuque.
— Ne m'oblige pas à te supplier, dit-elle d'une voix basse teintée par le dégoût.
Une détermination féroce se lisait sur son visage, malgré son regard fuyant.
— Très bien, céda Haïdès en se redressant.
Par réflexe, elle ferma les yeux quand il se pencha vers elle. Il essaya de ne pas mordre avec trop de force, parfaitement conscient qu'une pression trop importante lui arracherait la glotte. Ses crocs s'enfoncèrent quelque part entre sa nuque et la jonction de son épaule, y creusant un sillon qui la fit hurler. Saisie par la douleur, elle se rejeta en arrière, la main plaquée sur la blessure. Un sang qui n'en était pas un poissait désormais ses doigts qui peinaient à en endiguer le flot. Aélig grimaça.
— Ça ne fait rien, constata-t-elle, l'intonation déformée par la douleur.
Gardant le silence, Haïdès cracha un long filet de salive sur le côté, espérant ainsi se débarrasser de la saveur amère du poison mêlée à celle, plus grasse et ferreuse, du gel structurel. Il l'entendit exhaler de déception, puis son soupir se mua en un son plus guttural. Il n'eut pas besoin de la regarder pour savoir que ses pupilles étaient désormais dilatées.
— Oh bordel, expira-t-elle d'une voix molle.
Elle s'écroula maladroitement en arrière, la mâchoire serrée par une tension qui se répandait peu à peu dans ses veines. Prudent, Haïdès se décala. Il ne voulait se trouver à sa proximité immédiate – la tentation serait trop forte, sinon.
Sa respiration devint plus éparse et, ne souhaitant guère assister à la suite, Haïdès se mit debout et s'éloigna de quelques mètres supplémentaires. Il disposait d'une heure de tranquillité, au moins ; un moment où il pourrait enfin réfléchir en paix. À condition de rester loin. Résister à cette attirance abrutissante lui procurait une sombre satisfaction, celle d'une victoire de l'esprit sur le corps. Lui qui rechignait généralement à combattre ses pulsions violentes ne put s'empêcher d'en savourer toute l'ironie. Une fois encore, il se demanda ce qui l'empêchait de simplement saisir l'opportunité – quel euphémisme, mais il se refusait à qualifier cela de viol – hypocrite ! hurla son esprit – ce n'était pas l'envie qui lui manquait (violeur, insista sa conscience), mais plus il songeait à humer et à goûter l'extase tétanisant Aélig non loin de là, plus cette idée l'écœurait.
Cette concupiscence-là était malsaine, étouffante, à l'instar d'une jungle et il l'associa à la même pourriture que celle plantée dans son système nerveux, alors il lui fallait naturellement lutter contre. Tournant le dos à sa silhouette se tordant langoureusement à même le sol, il se débarrassa de sa combinaison et plongea dans l'eau.
Il accueillit la tiédeur aquatique comme une bénédiction. En un instant, son monde devint clarté et silence et ses pensées se calquèrent sur cette quiétude immobile. D'une puissante torsion, il se propulsa jusqu'au fond, touchant le limon sablonneux dans un fin nuage de particules. Il y resta deux bonnes minutes, clignant des yeux avec lenteur, puis remonta, crevant la surface dans une éclaboussure étouffée. Immergé jusqu'à la mâchoire, il expira un filet d'eau et se figea, savourant cette plénitude nouvelle. Par instinct, son regard se tourna vers le corps étendu sur les dalles de la rive.
Elle convulsait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top