CHAPITRE 12 : Terreur procédurale
L'écoulement sinistre de ces derniers mois se résumait à un long tunnel aveugle, et toute la préparation d'Haïdès n'y changeait rien. Il se savait qualifié par les humains d'esprit cartésien, cet adjectif respectueux et répugné qu'ils réservaient aux créatures dépourvues d'un quotient émotionnel élevé telles que lui. Rationnel, il l'était. Assurément, même. Du fait de sa prédisposition intellectuelle, bien sûr, les siens se targuant avec fierté de se laisser guider par la logique dans la plupart des circonstances, mais surtout, par choix intrinsèque. Durant son premier siècle d'existence, cette certitude lui fit office à la fois de refuge et de bouclier. Il lui suffisait de la brandir et il se retrouvait à l'abri de toute contradiction.
Les humains ne sont que des mammifères incompréhensibles et indignes d'intérêt.
Fah-Shir-Vâa, devenu Aresh, déraillait forcément quand il évoquait une présence planquée dans les débris de conscience des anciens porteurs de l'umbrarmure. Aucun d'eux n'avait d'ailleurs survécu à la purge du Collectif.
Les Thanyxtes atteints de mélanisme n'existaient pas et Thelxinoe était une singularité gravitationnelle. Quant à la Structure : une base trompeuse, un archaïsme sémantique, un concept issu de l'inconscient collectif, un abus de langage. Un mythe.
Oh, qu'il avait été confortable de vivre dans cette vérité inébranlable.
Sa réalité ne se fissura pas tout de suite. Il le savait, son esprit n'était pas de ceux à s'effondrer d'un bloc, face à une révélation métaphysique de nature à contrarier sa construction profonde. Sa chute, au contraire, se fit au ralenti. Strate par strate, craquelure par craquelure. Durant de longs jours, impuissant, il assista à sa propre décomposition mentale. Ce qu'on lui avait infligé y prit une place de choix, bien sûr ; la douleur et la torture, formidables instruments du reconditionnement béhavioriste dont il connaissait par cœur les applications et les pratiques pour les avoir exercées. Le subir, cependant...
La mise en garde de Kharôn s'était avérée inutile. Aucun discours ne préparait à ça.
Mais son esprit tint bon, s'accrochant au bord du précipice à grands coups de griffes métaphoriques, tout du moins jusqu'à ce que l'étreinte de la souffrance physique ne le relâche. Quand il fut de nouveau capable de se déplacer, il remarqua la mise en œuvre d'un processus étrange, dans les replis de sa conscience. Un phénomène pouvant s'apparenter à une dissolution chimique. Cette luxuriance corrosive ne s'était pas implantée de concert avec l'excroissance noirâtre dans son dos, il en était persuadé. Elle existait depuis toujours, en état dormant. Quand il lui arrivait de flirter avec la mort et la folie en enfilant l'umbrarmure un peu trop longtemps, ou quand son corps se trouvait en situation de stress extrême, comme sur Odyssée, cet instinct atavique remontait à la surface tel un ange gardien abrité par son cortex. Ce réflexe de préservation subsistait plus ou moins chez toutes les espèces intelligentes et il n'y faisait pas exception.
La science neurale Thanyxte se trompait pourtant sur une chose, comme il le déduisit à contre-cœur. Ce qu'ils prenaient pour un instinct forgé par les aléas de l'évolution avait été en fait introduit dans leur génétique. Un savant et artificiel piège biologique, attendant son déclenchement par le port prolongé de l'umbrarmure. L'interface antique de cette dernière s'attaquait alors aux liaisons neurologiques et ensuite, aux télomères, condamnant le corps à la mort dans un délai plus ou moins bref. Même ceux comme lui, dont l'orientation eugénique du Styx prédestinait à une plus grande résistance à la dégénérescence, n'y échappaient pas.
Mais l'umbrarmure se trouvait en lui, désormais, et il n'appréciait pas ce qu'elle infligeait à son esprit – il le redoutait, même. Il la sentait grouiller à la frontière brumeuse de sa conscience. Quand son attention ne se focalisait pas sur un élément concret, réel ou figuré, elle étendait ses pourtours telle une méduse imaginaire. Elle se moquait éperdument de ses convictions et de sa rationalité. Sa seule existence lui montrait ses torts et la fausseté de ses croyances. Tapie au fond de son organisme dès sa sortie de l'œuf, sa prédestination le narguait. Zhul'Umbra avait accouché de ses ancêtres, et ceux ayant quitté Thelxinoe n'étaient jamais parvenus à se débarrasser de son asservissement, car ils ignoraient tout de sa présence. L'espèce se considérant elle-même comme la plus avancée, voire la plus intelligente de l'univers connu, révélait en fin de compte son état de produit. Leur ADN originel sortait d'une imprimante biologique de facture industrielle. Cela expliquait probablement en partie leur goût pour les modifications de génome. Les races remplaçaient simplement les numéros de série. Ils ne valaient guère mieux que les Prométhéens. L'esclavage était juste plus élégant que la corruption dérèglée de Nazarah.
Toute la somme de ses connaissances, de ses aptitudes et de son expertise s'en trouvait réduite à un écran de fumée. Il espéra presque de tomber dans une extase mystique, à l'instar des fanatiques de l'Ereshkigal, mais cela n'arriva pas. La révérence et l'obséquiosité des stygiens noirs à l'égard de leur usine sacrée glissait sur lui sans l'atteindre. Pourtant, l'adoration de ce dieu terminal présentait un refuge mental acceptable. À la place, il ne lui restait plus rien, à part un vide absolu, sardonique, à l'image de son état général.
Il ignorait si son esprit absorberait un jour cet impact, ou s'il se condamnait désormais à vivre à l'ombre d'un concept aussi impossible que Zhul'Umbra. Il avait pourtant rencontré son jumeau difforme, installé dans les replis fétides de Kappa-Centauri. L'épuisement horrifié dans lequel il se trouvait alors l'avait protégé de cette onde de choc, la reléguant au rang de cauchemar. Mais le déni se révéla insuffisant. L'emprise de l'Ancienne Structure était différente. Autre. Il avait décidé de se livrer en étant encore vivant. Il avait accepté l'anéantissement complet pour permettre à une autre créature de revivre.
Ça n'avait aucun sens. Personne ne valait la peine d'une mutilation pareille. Personne. Son calcul initial était mauvais, il s'en rendait douloureusement compte. Elle avait préféré se jeter dans le vide. Elle ne voulait pas qu'il fasse les choix à sa place. Bien sûr. Convaincu de la légitimité de sa décision, il avait agi en conséquence – personne ne veut réellement mourir, c'est certain – et il avait eu tort. Il avait passé son existence à se tromper, se dissimulant dans son égoïsme avant de se faire broyer, ne voyant rien venir, ne pouvant anticiper. La dégringolade était intense.
Balayé. Dévoré. Progressivement oblitéré par une série de déclics sinistres dont la présence tentaculaire dans son crâne était le déclencheur. Restait en lui une impression d'asphyxie progressive. La latente terreur procédurale ramenée à la surface de sa conscience par une programmation sophistiquée.
Comme attiré par un signal perçu de lui seul, Haïdès revint à la plateforme zêta soixante et son ouverture sur le vide immobile.
Traçant une pseudo-voie lactée cadavérique dans le firmament, la traînée de pollution thermosphérique luisait à l'instar d'une aurore boréale. En dépit de sa nature, il aimait cette vue, pour l'isolement qu'elle procurait. Depuis son intégration, il ne se mêlait guère à la société Thanyxte hantant les méandres de la mégastructure. Il avait passé ces derniers temps à explorer la périphérie proche du secteur habité, s'interdisant de penser par le mouvement. Les rejetons à l'ossature frêle de cette planète fuyaient à son approche et cela lui convenait.
Il avait parfois aperçu Koschei ou Silvir, échangeant un maigre geste de reconnaissance. Kharôn, le neutre érigé en chef de peuple, avait tenté d'engager la conversation avec lui, mais se heurtant systématiquement à son attitude hostile, il finit par renoncer. La seule fois où il se força à se mêler à la foule fut lors de l'émergence d'Aresh – la Voix, c'était la Voix de Zhu, désormais. Il se doutait qu'Aresh le haïssait, il l'avait toujours haï, parce que lui aussi, il l'avait forcé à vivre – personne ne souhaitait réellement mourir – sous une forme archaïque, diminuée. Maintenant qu'il possédait un corps concret, bien à lui, Haïdès se demandait vaguement comment allait évoluer leur relation, ou plutôt, l'absence de celle-ci. Cette interrogation et l'inquiétude charriée dans son sillage parasitaient souvent ses pensées, déjà décousues.
Avec une certaine appréhension, il prit conscience d'un bruit de pas erratiques non loin de lui. Sur le qui-vive, il se releva, abandonnant sa posture décontractée. Une présence, au moins aussi lourde que lui s'il en jugeait le son, titubait plus qu'elle ne courrait quelque part dans un tunnel proche.
Déboulant de la coursive rectangulaire, Aresh chancela, puis finit par tomber à genoux.
Intrigué par cette soudaine faiblesse, Haïdès se figea. Pris dans un tourment silencieux, son ancien prisonnier frissonnait, ou tremblait – difficile à déterminer, avec ce corps tous en aplats de céramique. Un état de choc, un traumatisme physique, un mélange insidieux des deux ? Un diagnostic impossible à poser. Il y avait une dizaine d'heures à peine, il était descendu afin de procéder à la récupération de celle qui avait sauté, celle à qui Haïdès refusait de donner un nom pour l'instant, mais il revenait seul. Un imprévu. Sa drôle de tête triangulaire tressautant comme sous l'assaut d'un courant invisible, Aresh posa une paire de mains au sol pour s'empêcher de glisser, les deux autres s'emparant des excroissances circulaires en haut de son crâne pour en contrôler les tremblements. Cette attitude de prostration lui était familière. Haïdès l'avait déjà vue, il en était persuadé. Il n'arrivait juste pas à remettre les mots dessus, à y associer un sens.
Au bout d'un long cheminement mental, il y parvint.
Aresh pleurait.
D'un pas prudent, il s'approcha. Se recroquevillant sur lui-même, l'autre ne sembla pas remarquer sa présence. Il se résolut à le crocheter par les aisselles, traînant son double quintal au sol avec difficulté. Aresh n'y opposa aucune résistance, trop pris dans les affres d'une souffrance incompréhensible. Il s'affala quand Haïdès l'installa contre la colonne la plus proche. Un frisson agitait ses membres en continu.
S'éloignant de quelques pas, il finit par s'accroupir en face de lui. La crise reflua et Aresh entoura ses jambes de ses bras, prenant une position défensive qui contrastait terriblement avec son apparence robotique. Un silence s'écoula.
Aresh prit enfin la parole.
— Tout est faux, dit-il faiblement. Ce n'est pas bienveillant. Cela m'a traité en intrus. Ça ne veut pas communiquer. Ça ne veut qu'utiliser, sans rien expliquer. Je ne comprends pas pourquoi. Cela dépasse mes prérogatives.
Il parlait de plus en plus vite.
— Il me dote de la capacité de comprendre, mais ne souhaite pas que je le fasse. Pourquoi ?
— Tu crois en avoir la capacité, rectifia Haïdès avec froideur.
— J'ai vu ce qu'il voulait faire, rétorqua Aresh en relevant la tête. Il me parle. Tout le temps. Ses instructions tournent dans mon crâne en permanence. Pour lui, je ne suis qu'un moyen... quand j'étais dans cette boîte... sur la fin... j'ai compris que je ne voulais pas disparaître, et je voyais... ces filaments... s'insinuer dans mes systèmes. Une porte de secours. Je dois me préserver, n'est-ce pas ?
— Oui, confirma Haïdès. C'est la base de ton être. Tu étais fait pour protéger tout un système planétaire. Pour y parvenir, tu devais d'abord assurer ta pérennité avant tout. C'est fondamental. Tu n'étais pas conçu pour être libre.
— Elle, elle l'a compris, dit-il en baissant la voix. Elle l'a compris bien avant nous. Elle a pris conscience de la monstruosité de cette vie dès son réveil, je le sais.
— Où est-elle ?
— Partie. Difficile de lui en vouloir.
— Et maintenant ?
— Je vais continuer, bien sûr. C'est mieux que rien.
Haïdès n'en était pas persuadé mais il s'abstint de commenter. Voir Aresh dans cet état d'agitation lui apportait une sorte de satisfaction sombre, un fatalisme cynique qu'il ne faisait plus l'effort de balayer. Il se remit debout. Aresh donnait l'impression de le fixer, impossible d'en être certain, car il était dépourvu d'yeux.
— Alors ?
— Alors quoi ? demanda Aresh.
— Le fameux plan cosmique et divin, c'est quoi ? précisa Haïdès sans masquer son intonation sarcastique.
— Combien de temps tu crois que ça va te protéger ? l'interrogea-t-il.
— Quoi donc ?
— L'ironie. Combien de temps ? Avant que tu ne t'écroules.
— Aucune idée, reconnut-il après un temps de réflexion. Ça ne répond pas à ma question, cependant.
Aresh baissa le menton. La tension habitant son corps synthétique se relâcha imperceptiblement.
— Il est conscient de l'existence de l'autre. De Nazarah. Je pense que cela le dérange. Ils sont pourtant très semblables. Cela me paraît illogique. Mais je pense que ma conversion en Voix a un rapport direct avec l'éveil de l'abomination sur Kappa-Centauri.
Haïdès ne put s'empêcher de ricaner. Il n'aimait pas beaucoup ce qu'il était en train de devenir. Le déni était confortable, il s'en rendait compte, mais refusait de lutter contre.
— Il lève une armée, donc, résuma-t-il.
— Pas vraiment. C'est plus complexe. Ils ne peuvent se confronter de manière directe. Je ne comprends pas. J'essaye...
La fin de sa phrase mourut dans un murmure pensif.
— J'imagine que cela va se clarifier. Après tout, je suis un dispositif de communication, alors il faudra bien qu'il passe par mon intermédiaire, reprit-il, tentant probablement de s'en convaincre.
Il eut un geste vague, tournant sa face aveugle dans sa direction.
— Tu dois jubiler à me voir ainsi, dit-il sans émotion.
— Un peu. Je me doutais que tu n'arriverais jamais à transcender ta condition première, avoua Haïdès. Tu as été stupide de croire le contraire.
Aresh encaissa en silence. Il était habitué à la franchise clinique de son créateur. Il ne s'embarrassait jamais de fioritures – la broderie verbale était une caractéristique humaine, et Vol'Zan l'avait toujours rejetée en bloc.
— Ni toi, ni moi, ni quiconque, personne. Personne ne peut s'élever au-delà de sa fonction. Tu peux juste l'optimiser. Quoi que tu fasses, peu importe ce dont tu te persuades, c'est ainsi. L'espérer ne rime à rien. Les choses comme Nazarah ou Zhul'Umbra prouvent que notre condition est limitée par des frontières qu'ils nous imposent. Physiques, car nous ne pouvons pas les atteindre, tu as bien vu ce qui s'est passé sur K-Centauri, et intellectuelles, car ils sont incompréhensibles, ou presque.
— Une belle vision déterministe, commenta Aresh. Tu ne changes pas beaucoup, malgré les circonstances, ça en devient lassant.
Au prix d'un grand effort, il se mit debout.
— Merci pour l'échange. Ça n'arrange rien, mais c'est toujours intéressant. Je me demande comment tu es parvenu à coder une personnalité comme la mienne. Nous n'avons rien en commun.
— Je n'étais pas seul durant la mission de conception initiale, dit Haïdès. Et je ne suis pas responsable de ton intérêt pour les sciences sociales humaines.
— Question esquivée, bien sûr, rétorqua Aresh. Comme toujours. Ton raisonnement général est défaillant, sinon. Si tu suivais tes propres principes déterministes, tu n'aurais jamais traîné son cadavre ici. Si elle souhaitait mourir, c'est que ça devait être ainsi. En tout cas, selon ton propre concept foireux.
— Bien vu, admit Haïdès.
— Tu n'es pas un exemple d'infaillibilité, insista Aresh. J'espère que tu t'en rends compte. Mais tu n'arrives pas à l'accepter, alors tu te réfugies derrière des justifications boiteuses.
— On ne peut vraiment rien te cacher.
Aresh ne dit rien.
— Il est impossible de te parler sans invariablement rentrer dans le conflit, constata-t-il ensuite avec une certaine tristesse. On est ici ensemble. J'ai accepté de t'accompagner. Je ne suis pas ton ennemi.
— Je ne me sens pas menacé, répondit simplement Haïdès.
Comprenant qu'ils parvenaient une fois de plus dans une impasse, Aresh ne poursuivit pas. Ils passèrent quelques instants à se faire face en silence. Leur couleur était semblable, mais cela s'arrêtait là. Par la force des choses, ils avaient cohabité ensemble durant cinquante-quatre ans, mais Haïdès avait la désagréable impression de s'adresser à un parfait inconnu. L'ancienne IA n'avait jamais osé entrer en confrontation directe avec lui, se pliant toujours à la moindre de ses demandes et l'épaulant quand nécessaire. Un assistant virtuel, en somme. Ce qu'il prenait pour une dérive caractérielle induite par une relative autonomie était en fait un mal-être plus profond, qu'il manifestait désormais de manière frontale, délivré de toute contrainte matérielle. Tant pis. Ce n'était plus de sa responsabilité.
— On se recroisera, le prévint Aresh.
— Je n'en doute pas.
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