CHAPITRE 12 : Psychostasie


Perdu dans un brouillard blanchâtre, Légion sentit qu'on le giflait.

Allongé sur le dos, il avait les yeux ouverts, mais paralysé par une souffrance généralisée atroce, il était bien incapable de comprendre ce qui lui arrivait.

Des lumières nues, collées sur un arrière-plan aseptisé, défilaient devant ses pupilles avec une rapidité qui lui donnait envie de vomir. 

Un liquide épais lui obstruait la gorge et coulait sur ses joues à chaque fois qu'il expirait. 

Se calquant sur sa respiration irrégulière, un clapotis marécageux avait élu domicile dans sa cage thoracique. 

Il avait l'horrible impression qu'une perceuse s'enfonçait dans ses côtes, ravageant ses organes internes.

Quelque chose de pointu était effectivement en train de lui vriller le flanc.

C'était ignoble.

Une silhouette à peine humaine se penchait vers lui pour lui parler, mais il n'entendait rien. 

Son agonie lui paraissait interminable.

— Il est réveillé ! Buckett, bordel de merde ! hurla une femme.

Une lueur perçante déchirait sa cornée. Elle semblait former un seul bloc pur, iridescent tel un diamant de néon. 

Emplissant son cerveau en une déferlante d'eau, un bruit strident crissait dans ses oreilles.

Maculée de rouge et d'esquilles d'os, une lame rotative traversa le coin de sa vision, le faisant hurler. Les dents suraiguës de l'instrument dévoraient sa propre chair, quelque part vers son omoplate ; il ne sentait plus son bras ; mon Dieu, qu'est-ce qu'ils étaient en train de lui faire...

— Dormez ! aboya la voix hypnotique.

Ce n'était qu'un écho lointain qui se perdait dans l'infinité lumineuse, un peu comme s'il arrivait au Paradis, mais Légion était persuadé qu'il n'y avait pas d'outils chirurgicaux poisseux d'hémoglobine dans l'au-delà. 

La lumière céleste se divisa en cinq sphères bien distinctes, auréolées d'un halo plus sombre. 

Des lampes surpuissantes d'un bloc opératoire.

Chantant, la scie mordit encore et il s'évanouit.

Ne voyant rien, il flottait dans un cocon d'ouate.

 Les miasmes de la douleur, pointus comme des aiguilles et d'un froid de banquise, n'étaient pourtant jamais loin, s'insinuant dans son dos et sa colonne vertébrale, jusqu'au plus profond de sa moelle épinière.

Quand le mal se faisait trop insistant, son esprit se contentait de prendre lâchement la fuite, s'éclipsant dans les limbes de l'inconscience.

Durant les rares moment où il parvenait à émerger, Légion ne voyait qu'une surface anthracite sur laquelle jouaient de drôles de reflets. 

Mais ces moments de semi-lucidité ne duraient jamais longtemps, son organisme martyrisé éteignant systématiquement son cerveau au bout de quelques secondes insupportables. 

Parfois, à travers la chape blindée de son coma au goût chimique, Légion parvenait à saisir des voix, à peine plus audibles que des murmures de mourants.

Dans les rêves hideux qu'il faisait, il était cloué au sol, impuissant et incapable de bouger, réduit à un rôle d'observateur imbécile. 

Il observait des formes floues, dégénérées, se débattre et tomber dans une brume verte et pâle, provoquant un glissement stroboscopique qui lui retournait l'estomac. 

Il voyait la froide brûlure d'un Substitut visqueux et il rêvait de douleur, d'une douleur volcanique qui lui inondait les veines avec fureur.

Ainsi, il se sentait réduit à un tas de poussière, écrasé par la panique, il n'était plus rien, à part un pauvre animal vissé sur place. 

Un chuchotement inamical s'immisçait toujours en lui, s'intercalant entre les images sombres qui défilaient en diapositives nauséeuses dans son esprit.

Il ne comprenait pas ce que le sifflement disait.

La vision de la créature faite de cadavres extraterrestres se figeait, se décomposaient en plusieurs strates troubles et en particules de limon, le saisissant par le bras tandis qu'il courrait, aussi lent que s'il avait les pieds pris dans un bac de béton frais.

Il tendit la main pour écarter l'effrayante apparition, mais se rendit compte que celle-ci se trouvait dans son dos.

— Venbarak, dit le Substitut à son oreille et, malade de peur, il se réveilla en sursaut.

Ses yeux malmenés mirent un long moment avant de faire le point sur ce qu'il voyait. 

L'éclairage, quoique tamisé, lui parût si agressif qu'il sentit ses joues se mouiller de larmes d'irritation. Il dut cligner des paupières à plusieurs reprises pour les chasser.

Devant lui se trouvait la même surface lisse et illuminée par des reflets dansants. 

Un plafond synthétique décoré de losanges aplatis.

Légion commença également à prendre conscience de son corps, où ce qu'il en restait. 

Il n'avait absolument aucune sensibilité dans le bras gauche jusqu'aux orteils de la jambe située du même côté. 

C'était bizarre.

C'était flippant.

« Merde », voulut-il prononcer, mais en fut incapable. 

Parler lui était aussi impossible que de remuer les doigts de sa main gauche. 

Sa langue était soudée à son palais et ses lèvres refusaient de s'ouvrir. Son cœur, lui, battait encore, quoiqu'avec faiblesse, et il arrivait à respirer sans trop de mal. 

C'était déjà ça.

En regardant de biais, Légion entraperçut un robot médicalisé qui ronronnait non loin de son lit. 

Les mots lui revinrent aussi soudainement qu'une averse orageuse en plein été.

— Putain ! croassa-t-il d'une voix faible en direction du plafond de l'infirmerie. Putain de bordel de...

— Ah ! s'exclama une tessiture masculine tout proche. Docteur ! Il est réveillé.

— Non, je suis mort, affirma Légion, incapable de tourner la tête pour déterminer qui venait de lui adresser la parole.

— Vous êtes mort, effectivement, précisa quelqu'un d'autre, une femme cette fois-ci. Pendant environ quatre-vingt-dix secondes. C'est ce qu'on appelle une...

— Expérience de mort imminente, compléta son collègue.

Une quadragénaire au crâne rasé et au visage agréable, altier, à la fois féroce et intelligent, plastronnée dans un costume de lin agrémenté d'une blouse blanche, se pencha sur lui avec délicatesse. Son menton était fendu de trois lignes pâles tatouées sur son épiderme d'ébène.

— Une EMI. C'est exactement ça, affirma-t-elle en lui palpant le front.

— N'est pas mort ce qui à jamais dort, récita Légion.

— De quoi ? s'étonna l'infirmier invisible alors que la médecin disparaissait à son tour.

— C'est juste un bouquin que j'ai lu, précisa-t-il.

— Les soldats ne lisent pas de livres, commenta le Dr Azaan en réapparaissant dans son champ de vision pas encore tout à fait net.

— Je suis plus soldat depuis des années, marmonna Légion.

— Vous vous êtes pris des éclats dans le dos, déclara-t-elle en lui montrant plusieurs images sophistiquées sur son datapad. Ils ont raté votre colonne vertébrale de peu. Il vous manquait quarante pourcents du poumon gauche. Votre rate est partie en bouillie et votre paroi stomacale ressemblait à une passoire. Et je ne parle pas de vos côtes.

— Statistiquement parlant, vous aviez vingt-trois pourcents de chances de vous en sortir, renchérit Buckett en se montrant enfin. Mais heureusement pour vous, nous sommes très doués.

— Vous étiez en charpie, ajouta Azaan avec une satisfaction morbide.

— Épargnez-moi les détails, soupira Légion en essayant à nouveau de remuer, sans plus de succès qu'auparavant.

Un silence flotta autour de lui pendant un court instant. 

D'instinct, il savait que les deux énergumènes officiant au bloc médical ne lui disaient pas tout.

— Par contre, lui annonça Azaan avec une intonation plus grave, nous avons reconstitué votre système nerveux aux endroits les plus gravement atteints autant que possible, mais je suis incapable, pour l'instant, de vous dire si vous marcherez à nouveau un jour.

« Tant pis », voulut dire Légion, mais rien ne sortit.

Au moins, cela expliquait le fait qu'il ne perçoive pas la bonne moitié de son corps en dessous du cou comme il devait normalement le faire. Il inspira profondément.

Merde. Il n'arrivait même pas à pleurer correctement. Ce n'était pas possible. 

Il ne pouvait pas, à moins de trente-cinq ans, se retrouver infirme.

Être stérile, ça passait encore, il s'y était fait, et puis, il n'avait jamais vraiment envisagé d'avoir un jour des gosses, alors ce n'était pas bien grave. 

Mais ça ! Paralysé, incapable de se déplacer par lui-même ?! 

Jamais. Autant mourir tout de suite.

Intégrité physique compromise, se souvint-il et il eut envie de hurler.

Seigneur ! Faites que ce corps ne soit pas définitivement niqué !

Sans les appareillages complexes et mystérieux de la section expérimentale du CSW, son esprit n'avait nulle part d'autre où aller.

Aucun refuge, mis à part cette carcasse lardée de shrapnels.

— Sachez qu'Hélion peut envisager une compensation pour le préjudice subi, si je monte un dossier suffisamment solide pour une commission, poursuivit Azaan d'un ton tranquille.

— Allez crever, réussit à expirer Légion. Allez crever, vous, votre entreprise de merde et vos commissions à la con.

— Je vous laisse y réfléchir, si j'ai bien saisi, ironisa-t-elle avec une indifférence toute professionnelle.

Ne pouvant pas leur tourner le dos, Légion se contenta de fixer le plafond en les ignorant jusqu'à ce qu'ils se décident à enfin lui foutre la paix.

Il se retrouva seul avec ses pensées déprimantes.

Il n'y avait pas à dire, sa vie avait pris un tournant excessivement merdique au cours de ces derniers mois. En à peine soixante-dix jours, il avait pris plus de risques que durant l'intégralité de sa carrière au CSW. 

Merci Hélion et son directeur aux idées brillantes.

Durant toute son existence, ses supérieurs avaient utilisé son corps et ses capacités comme s'il n'était qu'un matériel malléable. 

Lindstradt, lui, avait fini par le briser, ou presque.

Sûrement trop occupé à planifier leur descente prochaine sur Kappa-Centauri, monsieur le directeur ne prit pas la peine de venir lui rendre une simple visite de courtoisie. 

Pas plus que sa fille, d'ailleurs, mais cela n'aurait servi à rien. Il avait fait ce pour quoi son employeur forcé le payait et, en outil défectueux, on l'avait remisé au placard en attendant les réparations.

Penser à l'avenir lui faisait encore plus mal que les douleurs post-opératoires dont il avait hérité après les dix-sept heures qu'il avait passé sur le billard.

Le seul côté positif qu'il parvint à tirer de sa situation désespérée était que Lindstradt ne pouvait désormais plus le forcer à partir sur la planète rongée des Prométhéens autour de laquelle ils orbitaient depuis une semaine déjà.

— Vous croyez qu'elle nous mènera au Caveau ? s'enquit Lindstradt sans détacher les yeux de la femelle Stygienne qui se trouvait derrière la vitre.

La dénommée Iktara n'avait pratiquement pas bougé de son emplacement initial durant les sept jours qui venaient de s'écouler. 

Elle n'avait ni mangé, ni bu, se bornant à regarder droit devant elle la plupart du temps.

— Elle n'a pas le choix, répondit simplement Auster, qui ne semblait pas vraiment intéressé par la présence de la fascinante créature de jais qu'ils retenaient prisonnière.

Le chef de la sécurité lui semblait étrangement serein, comme si ce qu'ils s'apprêtaient à faire dans les jours à venir n'était qu'une formalité de routine. 

La plupart du temps, Auster n'était jamais perturbé par quoi que ce soit. 

Sauf Aélig, bien entendu.

— Elle ne vous laissera jamais y aller tout seul, monsieur, dit-il justement.

— Je sais, prononça le directeur, qui ne souhaitait pas vraiment s'étaler sur le sujet.

Il s'attendait à ce qu'Auster poursuive, mais celui-ci n'en fit rien.

À force, il avait fini par comprendre que Lindstradt n'était pas de ces hommes qui se cachaient derrière un poste administratif pour échapper à la prise de risques. 

S'il demandait à la milice de descendre sur Kappa-Centauri, il viendrait avec eux. Ce n'était cependant pas de l'héroïsme téméraire. 

Il agissait toujours ainsi, cherchant probablement à justifier en permanence le respect que lui vouait le commun des mortels sous ses ordres.

Pour Auster, ce n'étaient que des conneries.

Et le pire, c'était que sa fille avait hérité de ce caractère inflexible. Les Lindstradt allaient là où ils souhaitaient et y faisaient ce qu'ils voulaient.

— Est-ce que tout est prêt ? ajouta le directeur à son adresse alors qu'ils quittaient la partie dévolue aux compartiments de purge atmosphérique.

— La division moteur vient de nous livrer les derniers pains d'octa qu'ils ont réussi à synthétiser hier soir, résuma Auster.

Il omit volontairement de lui décrire la réaction de Moira Shawn lorsque la milice était venue récupérer le précieux chargement.

« Si j'ai bien compris », avait dit la mécanicienne en chef avec lenteur, « vous et votre commando de guignols présidé par monsieur le directeur exécutif, vous comptez vous introduire dans la place forte d'une des espèces les plus agressives que l'on connaisse, poser des explosifs et puis repartir ? Appuyer sur un bouton, boum, et c'est tout ? »

La moquerie avait suinté de chacune de ses syllabes.

Le plus ironique était qu'en quelques phrases railleuses, Shawn avait réussi à schématiser l'intégralité de leur plan.

Auster n'avait donc rien dit.

Il savait qu'il en fallait bien plus pour démonter la résolution quasi-démente de Lindstradt, qui se bornait à hocher de la tête avec un sourire méprisant en réponse à chaque protestation de son entourage. 

À cause de cela, la majorité de l'équipage s'était enfermée dans une léthargie silencieuse qui faisait peser une atmosphère déprimante dans toute l'aéronef.

Quand le directeur se trouvait dans les parages, la plupart des conversations chutaient dans leur volume, mais il ne semblait pas le remarquer. 

Même le pilote Iaroslav Akoulov, dont l'entrain et l'humour acide étaient connus de tous, passait son temps à fixer les écrans de navigation sans piper mot, ne sortant de sa réserve que si on lui parlait directement.

Bien sûr, Auster avait entendu des gens murmurer discrètement à propos d'un demi-tour du vaisseau. Depuis, des gardes bien armés surveillaient les moindres faits et gestes du bloc moteur, qui était connu pour être un vivier de syndicalistes. 

Les ouvriers d'Hélion étaient cependant bien trop laxistes pour fomenter une rébellion plus sérieuse que de simples mails. 

L'entreprise faisait vivre des familles entières. Elle construisait leurs maisons, prenait en charge leur mutuelle de santé et les frais de scolarité de leurs enfants. 

Après tout, Lindstradt ne leur demandait pas de fouler le sol de Kappa-Centauri en personne. 

Il n'y avait pas de quoi s'alarmer.

Cette attitude résignée convenait tout à fait à Auster. 

Il était plus que las de jouer les gardiens de la paix à bord. 

Cela dit, depuis que cet imbécile de Cooper avait été définitivement mis hors-jeu, il pouvait envisager l'expédition sur la planète plus sereinement.

Quitte à crapahuter sur un sol imbibé de radiations, Auster préférait autant ne pas avoir les remarques sardoniques de l'ancien mercenaire dans l'intercom.


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