CHAPITRE 12 : Delta, un feu dans la nuit


L'eau devait être à moins de dix degrés, mais Vol'Zan ne le sentait presque pas. 

Il savait que l'engourdissement ne tarderait pas à s'en prendre à ses extrémités, insidieux, y instillant une paralysie retorse ; il ne fallait pas qu'il reste immergé trop longtemps.

Il n'avait cependant pas le choix et devait encore tenir un peu, car suivre le cours de la rivière était le moyen le plus discret et le plus rapide pour arriver aux pieds du mirador en passant inaperçu et, au moins, l'étreinte liquide glaciale se chargea de lui remettre légèrement les idées en place. Il détestait cet état vaseux induit par les narcotiques qui lui donnait l'impression de ne pas se contrôler totalement, oscillant en permanence entre le délire et la narcolepsie. 

C'était comme si ses pensées filtraient à travers un épais coussin de mousse avant de goutter jusqu'à son cerveau, lui-même devenu une éponge informe. 

Bien que moins réceptif à la drogue sous toutes ses formes que l'étaient les mammifères, son organisme en avait été saturé et mettrait un temps conséquent à l'éliminer. 

Les heures à venir permettaient d'être longues.

Le lit du cours d'eau n'était que peu profond. S'il se mettait à la verticale, il aurait aisément pu avancer en foulant le fond limoneux, mais il allait bien plus vite à la nage grâce à sa prédisposition naturelle aux milieux aquatiques. 

Remontant à la surface pour la première fois en sept minutes, il prit une goulée d'air et se laissa porter par le courant paresseux sur quelques brasses, profitant du calme de la nuit avant de replonger. Il était regrettable que l'évolution de son espèce lui ait fait perdre ses branchies. 

De cette ancienne amphibie, les Thanyxtes n'avaient conservé qu'une impressionnante capacité pulmonaire.

Les eaux auxquelles Vol'Zan était habitué étaient chaudes, tropicales et généralement stagnantes. Ses ancêtres étaient sortis des marais, des lacs, pas des rivières, et celle dans laquelle il progressait commençait à devenir beaucoup trop gelée pour lui. 

Ses mouvements se faisaient moins précis, plus lents, et il sentait un début de crampe naître dans une de ses cuisses. Sa température corporelle avait baissé de quelques degrés, le rendant encore plus pâteux. 

L'équilibre thermique de sa chair était élastique, et il pouvait supporter une variance de chaleur interne de plus ou moins cinq degrés avant que ne surviennent les premières complications ; dans le cas actuel, il pouvait se permettre de la descendre encore un peu avant que son cœur ne ralentisse dangereusement, mettant toutes ses fonctions vitales en veille jusqu'à ce que le danger ne disparaisse. 

Il savait qu'en théorie, cet état catatonique pouvait le maintenir en vie plusieurs semaines d'affilée, mais cette expérience ne le tentait pas véritablement.

Il était temps de sortir.

Se propulsant d'une torsion puissante, il finit par déboucher sur le rebord, pataugeant dans une eau trouble jusqu'à parvenir à un terrain plus ferme parsemé de gravier friable.

 Au-dessus de lui, le ciel s'était un peu dégagé, révélant des éclats brillants derrière un rideau de cumulus austères. 

Le mirador se dressait une cinquantaine de mètres plus loin, emplissant l'horizon de ses vrilles métalliques d'un noir d'encre.

Vol'Zan s'accroupit, un peu déçu de ne pas avoir tenu aussi longtemps qu'il espérait dans le ruisseau glacial. Il fallait dire qu'il n'était pas vraiment au sommet de sa forme physique et mentale, et il se demandait comment il avait réussi à venir à bout d'un trio de gardes armés il y a une demi-heure, dont deux en exo de combat. 

Mais cela n'avait rien de glorieux ; après tout, il avait eu la surprise de son côté, et ces humains-là étaient encore plus stupides que ceux d'Hélion. 

Ils n'avaient que vaguement entendu parler des Stygiens, qui n'étaient pour eux qu'un lointain danger fantasmagorique, remontant à la guerre du premier contact ; l'Humanité avait la mémoire courte et cent ans suffisaient à leur faire oublier beaucoup de choses, d'où le manque de précautions qu'ils avaient pris à son encontre.

Pauvres idiots, s'ils avaient su. Ne jamais, jamais, sous-estimer l'inconnu. 

S'ils ne l'avaient pas fait, ils auraient su que le seul moyen de l'empêcher de nuire était de lui trancher la tête.

Il remonta le talus glissant en rampant, s'efforçant de faire le moins de bruit possible. 

Les alentours immédiats du mirador improvisés étaient calmes, plongés dans la torpeur de la nuit profonde, mais une lueur chaude, diffuse et tremblotante aux pieds de la structure lui indiquait qu'on y avait allumé un feu de camp. 

Il préféra longer la rivière sur quelques mètres supplémentaires, restant à l'abri des massettes agglutinées quand il le pouvait. 

Une vie nocturne discrète gazouillait dans les roseaux rachitiques qui peuplaient le rivage.

Avec surprise, il se rendit compte qu'il s'enfonçait peu à peu dans une tourbe liquide et comprit que la rivière avait bifurqué à cet endroit précis, il y a longtemps, déposant des alluvions marécageux dans un delta saumâtre. Tout cela lui était tout à coup plus familier.

Ces étendues humides, parasitées par les lentilles d'eau, le bois mort et les mottes moussues, Vol'Zan connaissait. 

Il y avait ce genre de bayous sur son monde natal, et cela faisait cinquante-quatre ans qu'il n'y avait plus nagé. 

Et même si cette mouise-là était froide, puante et morte, elle y ressemblait quand même un peu.

Près du bidon enflammé posé aux pieds du mirador se trouvaient des silhouettes dépourvues d'identité et de visage. Il en compta trois. 

En haut de l'ancien château d'eau devaient se trouver deux autres, pas plus. Un tireur et un observateur muni de jumelles, il en était pratiquement sûr. 

L'unique projecteur vissé à leur nid de cigogne était immobile, braqué en direction de l'entrée à peine esquissée du campement.

C'était une bonne chose.

Se glissant dans la tourbière, il y plongea également la tête pour en prendre la consistance et se remit à nager, fendant les flots visqueux en silence. 

Avancer dans ces conditions exigeait un effort plus important, à cause de la résistance de l'eau saturée de particules solides, et cela accentua son mal de crâne. 

Le marécage était plus crémeux, rempli de dépressions cachées dans les bas-fonds et de courants indicibles, d'une lenteur agonisante et il se surprit à dériver à plusieurs reprises. 

Il devait se ressaisir. 

Ne pas se laisser emporter ni par les flots retors, ni par le tourbillon tout aussi chaotique de ses pensées.

Les dernières coudées furent les plus dures. Toujours à plat ventre, il rampa doucement en-dehors de la tourbière. La vase, d'un vert brunâtre imprégné d'une douce senteur de croupi, lui collait à la peau, formant une couche protectrice qui allait se réchauffer par effet d'exsudation, sauvegardant ainsi la stabilité thermique de son organisme. 

Mais son cœur battait encore trop lentement, alors Vol'Zan s'allongea complètement et attendit.

Les hommes de Vladof-Sokoviev n'étaient qu'à une trentaine de pas, droit devant lui. 

Il pouvait nettement distinguer les plis peu naturels que formaient les jointures rembourrées de leurs exos et les reflets incertains que le feu emprisonné dans son tonneau faisait jouer sur les plaques de protection mates. 

Un des humains avait enlevé son casque pour s'asseoir dessus près de la source de chaleur.

C'était idiot.

Ils avaient des armures pourvues de tout le confort nécessaire, y compris la thermorégulation et la vision nocturne. Ce feu ne leur servait à rien, alors pourquoi l'avaient-ils allumé ? 

Peut-être parce que sa présence les rassurait. Créait une sensation de confort en dissipant les ténèbres. Cette espèce était la plus irrationnelle qu'il connaissait. 

Des milliers d'années d'évolution, et ils continuaient à faire des feux dans la nuit, comme s'ils venaient à peine de quitter leurs cavernes.

Ils vivaient dans un monde dépourvu de prédateurs naturels depuis longtemps, pourtant. 

Ça n'avait pas de sens, pour lui, en tout cas. 

Faudrait qu'il demande à la fille Lindstradt de lui expliquer, s'il y pensait.

Il se sentait mieux. L'ankylose induite par l'eau gelée refluait de ses membres. Son esprit était encore embrouillé, mais pas assez pour l'empêcher de savoir comment agir. 

Vingt-cinq ou trente mètres à parcourir. Il pouvait le faire très vite, et sans se faire voir. Trois humains, dont un sans casque. Tous armés, en combinaison de combat. 

Elles étaient moins solides que celles d'Hélion, avec des points critiques plus évidents, il en avait eu la preuve tout à l'heure, mais les forces qu'elles pouvaient exercer dépassaient allègrement les cent kilos au centimètre carré. Il allait devoir être prudent. 

Ses réflexes étaient meilleurs, lui conférant un sens de l'esquive plus aigu, et sa vision périphérique était plus importante, certes, mais il ne pouvait pas tout anticiper. 

Peut-être qu'il devrait plutôt les descendre à distance.

Après tout, il avait pensé à emporter une arme.

Il tira cette dernière vers lui. La boue collante avait bouché le canon, et il essaya de le nettoyer en y glissant un doigt. Quand la gueule métallique fut assez propre, il adopta cette position particulière qu'exigeait le tir couché, une jambe pliée vers l'extérieur et le coude à trente degrés pour s'assurer une meilleure stabilité. 

Le sélecteur de tir, encrassé par les grumeaux terreux, rechigna sévèrement à abandonner son emplacement « sécurité » et il résolut le problème en y mettant un coup sec de la paume. La lentille de visée était inutilisable, remplie de condensation. 

Il allait devoir faire sans. 

Ce n'était pas grave.

Il visa le crâne découvert de l'humain toujours assis et pressa la détente. Le mécanisme de mise à feu émit un clapotement inquiétant et rien ne se passa. 

Quand il ôta le chargeur, une flotte à l'odeur de poudre diluée dégoulina en abondance sur ses phalanges. Le fusil semi-automatique n'avait pas résisté à son séjour en milieu humide. 

Ces singes utilisaient vraiment du matériel pathétique. Hélion sortait un peu du lot, mais il était sûr que leurs bobines Gauss ne supporteraient pas plus la noyade que cette mitraillette grisâtre. 

Des centaines d'années passées à développer des armes létales, et toujours aucun signe d'étanchéité des matériaux.

Abandonnant l'arme inutile dans l'herbe, enfonçant ses griffes dans la fange, il serpenta droit devant lui, comptant sur le camouflage naturel de la croûte boueuse dont il s'était enduit pour passer inaperçu. 

Arrivé à une distance suffisante, il se leva d'un bond et se mit à courir. Les humains mirent plus de cinq secondes à le repérer dans l'obscurité, et quand ce fut enfin le cas, il était déjà beaucoup trop près.

Il essaya d'imaginer ce qu'ils voyaient. Une créature indistincte de plus de deux mètres de haut, recouverte de mouise molle, aux contours troubles, qui leur sautait dessus tout crocs dehors, terrifiante et ignoble.

Un fusil d'assaut jappa, découpant une muraille de terre molle et de caillasse pulvérisée près de ses talons. Quand il bondit sur celui qui n'avait pas de casque, il vit les deux autres lutter contre un réflexe de fuite primitive. 

D'autres tirs ricochèrent sur la structure sombre du mirador.

Il entendit un des hommes sans visage crier quelque chose d'un ton rapide, probablement dans sa radio. En deux foulées, il fut sur lui, envoyant valser son arme d'un revers parfaitement calculé. Tirant sur son bras, il le déséquilibra avant de lui tordre le cou. 

D'après le picotement désagréable qui lui sciait l'avant-bras, une ou deux balles avaient réussi à l'érafler.

Un tir étouffé, plus guttural et épais, souleva un geyser humide à trente centimètres de lui, et il se jeta en avant, comprenant que l'homme planqué en hauteur le prenait pour cible à son tour. 

Il s'écroula de tout son poids sur le dernier survivant, bloquant son angle de tir d'une torsion habile. Aidé par la force motrice de son exo, ce dernier rua de ses quatre fers, soulevant ses cent vingt-cinq kilos sans difficulté et ils roulèrent tous les deux sur le sol.

Le tonneau enflammé se renversa, rependant des braises qui grésillèrent au contact du sol détrempé tandis qu'ils engageaient leur lutte. 

Un deuxième coup chuinta, semblable à une branche qui se brisait, résonnant dans l'air et Vol'Zan sentit le corps de l'humain s'affaisser, tressautant spasmodiquement au-dessus de lui.

Voyant l'affichage tête haute de sa visière se teindre d'une explosion de vermillon, il comprit qu'il venait de prendre la balle de sniper à sa place. 

Dans la confusion et la panique, l'abruti qui siégeait dans sa tour sur pilotis venait de descendre un des siens.

Vol'Zan exulta.

— Des feux dans la nuit, cracha-t-il en propulsant le malheureux cadavre d'un coup de pattes antérieures.

Il roula lestement sur le côté, hors du champ de vision du tireur embusqué, alors que le sol éclatait à nouveau. L'humain était si lent. 

Ses mains devaient trembler, l'empêchant de viser correctement. Du travail d'amateur. 

Peut-être avait-il de la sueur dans les yeux.

Mais il avait probablement appelé des renforts à l'aide.

Combien de temps allaient-ils mettre à arriver ? Le camp était à trois cents mètres. 

Ils en avaient pour quelques minutes. Il était plus rapide.

S'emparant de la poutre écaillée la plus proche, il se mit à grimper. Le sang étranger lui engluait les doigts, le forçant à raffermir ses prises pour ne pas glisser. 

Le feu s'était éteint, avalé par l'humidité, cédant sa place à la nuit. 

Tandis qu'il montait souplement, il vit l'aura vive du projecteur mordre les barreaux en croisillons.

Ils le cherchaient.

Il bifurqua dans l'ombre, poursuivant son ascension rapide. 

Une série de claquements rebondit non loin de lui, allumant des étincelles fugaces sur le métal vétuste. 

Le deuxième humain, le compagnon du tireur, avait probablement sorti son arme de service et cherchait à le déloger en se penchant de sa cabine au toit conique.

Vol'Zan était presque arrivé en haut.

Les balles du pistolet ne lui faisaient pas peur. C'était du 9mm parabellum, d'après le bruit, et s'il s'en prenait une, cela ne ferait que le ralentir. Les coups cessèrent. 

L'homme l'avait perdu de vue. 

C'était difficile de le suivre du regard, entre les poutrelles entremêlées.

Apercevant un bras se glisser à nouveau par-dessus le parapet, terminé par une arme parée d'un silencieux – dotation réglementaire de tous les tireurs d'élite – il le frappa de toutes ses forces. 

Le poignet se brisa, lâchant l'automatique, et l'alien y planta les griffes. 

L'homme se mit à hurler. Un tendon céda dans un bruit de viande ramollie.

Vol'Zan tira d'un coup sec, déboîtant l'épaule de l'humain, et tandis que ce dernier couinait d'une voix affreuse, il se hissa enfin à l'intérieur de la plateforme. 

L'espace était exigu, à peine de quoi contenir deux ou trois personnes guère volumineuses, pas plus. Ils n'avaient nulle part où se cacher, ici, et le fusil de précision était impossible à manœuvrer sur une plateforme aussi étroite, alors il ne leur restait plus que les armes de poing. 

Un pic de douleur vive transperça son bras quand il encaissa sa première balle.

Dommage. C'était presque un sans-faute, jusque-là. 

Il broya la nuque de l'observateur à l'omoplate démise dans une giclée rougeâtre. Le tireur, quant à lui, logea une seconde brûlure dans son dos, près des reins, avant qu'il ne réussisse à l'attraper. Il lui écrasa la tête contre la paroi ondulée. 

Au deuxième coup, l'homme n'avait plus de nez et une pâtée répugnante à la place de la bouche et au troisième, la commotion cérébrale eut raison de lui.

Relâchant le corps inerte, Vol'Zan s'assit lourdement au sol, dans une flaque de boue et de sang sombre. Avec un râle dégoûté, il plongea sa main entre ses mâchoires, grattant ses dents supérieures avant de cracher un pan de peau et de chair cartilagineuse dans un glaviot rosâtre.

Il détestait vraiment ce goût de viande douce qu'ils avaient. 

Cela lui donnait la nausée à chaque fois. Il éructa à nouveau un filet de bave rougi, essayant de se débarrasser de la saveur ferreuse. 

Il n'avait pas menti quand il avait affirmé ne pas ingérer de viande rouge.

Les siens étaient piscivores.

Compressant son bras blessé avec sa main gauche, Vol'Zan baissa la tête et serra les dents pour rendre la douleur plus supportable. 

Cela irradiait tout son muscle jusqu'à l'épaule et il se dit que tout compte fait, il avait peut-être sous-estimé le pouvoir d'arrêt du 9mm parabellum. 

Ça faisait un mal de chien.

L'hémoglobine, se fondant dans la couche de mouise, formait déjà un emplâtre visqueux sur la plaie. Son dos le faisait moins souffrir, la balle n'avait fait que l'égratigner, mais le bras...

Le projectile, beaucoup trop petit pour transpercer entièrement l'épaisseur de sa charpente, n'était pas ressorti, prisonnier des tissus adipeux et élastiques à l'extrême limite de ses tendons musculaires. Ce n'était pas une bonne nouvelle, mais il s'en occuperait plus tard.

Il se releva et s'empara du premier corps aux yeux révulsés et au bras broyé. 

Aucun des deux occupants du mirador ne portait d'exo. Quand on combattait de loin, on n'en avait nulle utilité, si bien qu'ils ne portaient qu'une tenue renforcée standard, ce qui les rendait bien moins pénibles à transporter. 

Il entassa lentement la paire de macchabées dans un coin, essayant sans succès de penser à autre chose qu'à la souffrance qui lui mordait l'avant-bras.

Il avait l'esprit vraiment pas clair.

Qu'est-ce qu'il fabriquait ici, déjà ? 

Ah oui, la fille Lindstradt lui avait demandé... il ne se souvenait plus. Il se rappelait parfaitement lui avoir déclaré apprécier son odeur, en revanche. Il n'aurait vraiment pas dû. 

Ce n'était pas... ce n'était pas le genre de choses qu'il était admis de dire. 

Cela devait demeurer caché. 

Mais l'anesthésique et la haute dose de stupéfiants qu'il charriait avaient défait un nœud quelque part, alors il l'avait dit.

Elle n'avait pas compris, bien sûr, mais il s'en voulait quand même. 

Il avait toujours su que cela allait arriver, inévitablement. 

Maintenant, ou plus tard, cela n'avait pas d'importance. Il était parvenu à ce stade, d'une importance particulière, où ceux de sa race commençaient en général à être autorisés à perpétuer leur patrimoine biologique. 

Les humains disaient « fonder un foyer », mais cela ne fonctionnait pas de cette manière, chez lui. Les Thanyxtes n'avaient pas vraiment de parents, ni de famille au sens premier du terme, celui du sang. 

Il connaissait ses géniteurs, bien entendu, mais il était issu d'une portée nombreuse, comme c'était toujours le cas, et dès le départ, lui et les autres avaient été livrés à eux-mêmes.

On les avait laissé vivre à l'état quasi-sauvage à des fins de sélection naturelle dès leur sortie de l'œuf. Il avait probablement dévoré plusieurs de ses frères et sœurs pour continuer à vivre. 

Puis il avait été repêché par des adultes, comme le voulait la tradition, et avait intégré la caste correspondant à son passeport génétique. 

Si tout n'avait pas mal tourné ensuite, il serait en ce moment-même dans un marais, en train de chercher un petit ou une petite pour l'amener avec lui. 

Mais le Styx était loin, l'entrée lui en était définitivement interdite, alors il s'adaptait.

Sans femelle à portée, sans jeunes à protéger, sans territoire à défendre, il fallait que ça arrive. Voilà pourquoi il avait dit ça à la fille Lindstradt, et qu'il n'aurait pas dû. 

Bon sang, il ne savait même pas ce qu'elle avait de si particulier. 

Peut-être que ses congénères la trouvaient désirable, agréable à regarder, ou il ne savait quoi, parce qu'il n'avait jamais vraiment compris leurs critères de beauté ; après tout, qu'est-ce qui faisait qu'un sac de viscères dans une enveloppe adipeuse était mieux qu'un autre ? 

À ses yeux, elle n'était qu'un petit être beige trop mou, avec une espèce de face aplatie vraiment étrange, une mauvaise vision et des dents d'omnivore dégénéré. 

Mais elle avait quelque chose, c'était indéniable. Il supportait bien sa présence. 

Il la tolérait, parce qu'elle n'était pas à sa place, tout comme lui, et elle était seule, aussi, d'une façon moins littérale, plus subtile, mais elle l'était. 

C'était pour cela qu'il avait accepté de l'aider, maintenant, elle et les autres. C'était ce que son instinct lui avait dicté de faire. 

Plonger dans les eaux froides, tuer des mammifères armés, grimper au mirador, etc.

Mais il ne fallait surtout pas qu'elle s'en doute. Les êtres humains étaient si... irresponsables et hystériques. Leur comportement erratique lui échappait souvent. 

Ils pouvaient même sourire à leur pire ennemi.

Les balles logées dans son corps continuaient à l'élancer. 

Le sang coulait en un filet irrégulier jusqu'à ses phalanges, malgré le point de compression. Cela allait bientôt tarir, mais il serait privé de la moitié de la force motrice de ce bras, si ce n'est plus.

Après s'être occupé des cadavres, il s'approcha du fusil de précision abandonné par le franc-tireur. Il ne pût s'empêcher de soupirer de lassitude.

L'arme était une carabine anti-matériel Indrik Zver, de Vladof-Sokoviev, évidement, mesurant un mètre soixante de long et pesant environ une vingtaine de kilogrammes à vide. 

Elle ne pouvait être utilisée en station debout que grâce à un puissant amortisseur hydraulique. Disposant d'une portée pratique de 2300m et un chargeur six coups, cette chose envoyait des obus de 20mm d'acier-téflon qui arrêtaient des tanks en pleine course si on visait bien. 

Se rendant compte de ce à quoi il avait échappé, il souleva la lourde carcasse du fusil à verrou pour la repositionner sur le bipied accroché à la rambarde. 

Quand même, une carabine anti-char pour neutraliser du personnel, c'était exagéré. 

Peut-être que Vladof aimait tout simplement les superlatifs.

Sa main droite refusant plus ou moins de coopérer, il dut se servir de sa gauche pour épauler. 

Ce n'était pas vraiment son meilleur côté, mais tant pis.

S'aidant de l'organe de visée sophistiqué, faisant de son mieux pour ignorer la douleur qui lui démangeait l'avant-bras, il balaya rapidement le camp du regard.

Avisant un générateur hors service accolé au préfabriqué le plus proche, il pressa la détente. 

Dans un chuintement, l'articulation et les pistons absorbèrent presque entièrement le recul monstrueux du Zver, lui tapant quand même brutalement l'épaule avec la force d'une brique. 

Celui qui maniait ça devait porter une protection spéciale, rembourrée, sous peine de se briser la clavicule avec le renvoi de la culasse.

Le réservoir se perça en siffla, vomissant son essence en grands jets erratiques.

Presque au même moment, une altercation violente éclata dans les ténèbres, se muant en un échange de tirs sporadiques. 

Entendant quelqu'un hurler, il espéra qu'il s'agissait d'un des soldats d'Apkar. 

Au loin, un moteur démarra et se mit à gronder sourdement.

Se reconcentrant sur la lunette, il vida une deuxième cartouche, percutant cette fois-ci le câble d'alimentation d'un projecteur allumé. 

Celui-ci émit une gerbe d'étincelles, puis tomba sur le groupe électrogène troué.

L'essence crépita en s'enflammant.

Quand le générateur explosa, projetant une nuée de débris dans une expiration brunâtre, la lueur momentanée illumina sporadiquement la petite file qui se dirigeait vers les pieds de l'ancien château d'eau. 

Ils portaient des armures grises.

Vol'Zan grogna.

Ce n'était pas grave. 

Sa position était parfaite. 

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