CHAPITRE 11 : Unité de Production AA12

Hines était terrifiée. Durant sa courte carrière chez Green Edge, elle n'avait jamais rien connu d'aussi effrayant que l'assaut extraterrestre sur le cargo marchand en direction d'Alliance.

Les créatures en combinaison archaïque avaient massacré des dizaines de personnes sur le NSX. Ses souvenirs de cet instant étaient très flous. Elle savait que plusieurs de ses collègues, partisans et amis étaient morts et cela la rendait malade.

Maudit soit le jour où ses supérieurs l'avaient envoyé acheter des armes high-tech à cet enfoiré de mercenaire freelance, qui, lors de l'assaut, n'avait même pas cherché à épauler qui que ce soit, trop préoccupé par sa survie égoïste.

Quand le vaisseau vétuste de ses ravisseurs avait atterri sur la colonie isolée, elle avait profité d'un moment d'inattention des geôliers pour prendre la fuite, car si elle manquait de courage, elle pouvait néanmoins se targuer d'être inventive et débrouillarde. 

Auparavant, Hines avait passé d'interminables heures parmi les autres prisonniers, que les bêtes Prométhéennes retenaient – dans quel but ? elle n'en savait rien – à l'intérieur de leurs soutes crasseuses, entassés par enclos entiers, certains morts ou inconscients, d'autres se lamentant et pleurant sans discontinuer, formant un capharnaüm de Géhenne.

Ses gardiens paraissaient stupides, distraits et elle avait mis à profit sa petitesse et sa corpulence fine pour se faufiler entre leurs jambes, telle un rat blondasse et apeuré.

Hines avait couru à s'en déchirer les poumons, avait rampé dans les conduits de ventilation fétides pour se planquer, hors d'haleine, le cœur au bord des lèvres, prête à le vomir tandis que les cris fusaient et que résonnaient des pas lourds sur l'aluminium sale plaqué au sol.

Elle avait eu si peur. Elle ne comprenait pas. Du fait de ses activités au sein de la cause écoloterroriste, Hines savait que tout groupe devait être mû par une motivation puissante pour se livrer à des actes violents – elle en était l'exemple typique – mais les Prométhéens semblaient agir au hasard, absurdes, inexplicables.

Une fois dehors, la blonde maigrelette avait inspiré l'air humide d'Alliance à pleine gorge.

Un point de côté lui cisaillait l'estomac, mais l'adrénaline impitoyable l'avait forcée à poursuivre sa course, sur des centaines et des centaines de mètres à l'intérieur des terres.

Elle avait galopé encore et encore, jusqu'à ce que leur vaisseau ignoble bardé de tuyauterie trouée soit hors de vue.

La jeune femme en uniforme de combat avait erré durant de longues heures dans les dunes, recouvertes d'une épaisse couche duveteuse, dont le pollen avait couvert ses bras de plaques d'urticaire douloureux. Les pieds enfoncés dans le lichen et la boue, paniquée, perdue, un petit lapin au bord de l'infarctus, Hines avait fini par déboucher sur une gigantesque unité de production à moitié automatisée. 

Seul l'acronyme AA12, haut de plus d'une centaine de mètres, maculait ses murailles imprenables. Aux véhicules modernes et tout terrain repartis autour, elle en avait conclu que des êtres humains y étaient présents.

Elle sut alors qu'elle était sauvée.

Le soir tombait alors. Emplie de joie, elle avait bondi en direction des quatre-quatre, mais au même moment, surgissant en un essaim rouillé du crépuscule, des navettes prométhéennes l'avaient devancée. 

Hines s'était jetée au sol, sanglotant, regardant les créatures vétustes débarquer au sol par contingents, difformes dans leurs plaques d'acier, gigantesques et tordues.

À leur tête, une silhouette de plus de trois mètres de haut, emmitouflée dans des frusques et des châles noirs, six bras horribles dardant d'en dessous de ses capes déchirées, hurlait des ordres dans une langue incompréhensible. Sa voix était si stridente et électronique qu'elle avait dû se boucher les oreilles de toutes ses forces.

Alors qu'ils s'engouffraient dans l'usine énorme, Hines avait rampé sur ce qui lui semblait être des kilomètres.

Maintenant, elle avait l'impression que ses pieds baignaient dans du sang ; mais ce n'était cependant qu'un effet pervers de son imagination traumatisée. Ses chaussures militaires un peu trop grandes se trouvaient dans une mare visqueuse d'huile lubrifiante, scintillante dans la lumière chiche faute d'alimentation.

Réprimant un tremblement, elle se tassa un peu plus contre la massive cuve qui se trouvait dans son dos. Tout n'était plus que ténèbres autour d'elle. Le générateur principal de ce secteur avait été court-circuité et les ateliers proches ne jouissaient plus que d'un éclairage auxiliaire, géothermique, tremblotant et jaunâtre.

Loin après le pont suspendu qui rejoignait la terre ferme et les falaises, des cadavres pointaient leurs membres inertes et rigides entre les rochers recouverts de buissons pâles. Voilà deux jours qu'ils pourrissaient à l'air libre et personne ne venait.

Hines n'y connaissait pas grand-chose en protocoles de communication, sa formation ne l'y avait pas éduquée, mais après quelques tâtonnements infructueux, elle avait réussi à allumer une balise de détresse dans la haute tour satellite de l'unité de production. Le SOS automatique tournait en boucle, mais pas un seul vaisseau amical à l'horizon.

Elle était seule.

Sa radio personnelle était hors d'usage, écrasée par un pied alien sur le cargo. Elle ne lui aurait pas servi à grand-chose, de toute manière, avec sa portée limitée à quelques kilomètres ; c'était très insuffisant pour joindre l'avant-poste du CSW qui devait logiquement se trouver dans le hameau de préfabriqués, situé aux pieds des montagnes de granit. Mais il n'y avait absolument aucun signe de l'armée du Kholtso aux alentours de l'usine et Hines en était venue à se demander si eux aussi n'étaient pas tous morts.

Cette nuit-là, elle osa sortir sur la passerelle pour se terrer dans un coin entre deux poutres qui renforçaient la structure. Se tordant les mains, nerveuse, elle réussit à manger un sachet de protéines en pâte qu'elle gardait dans son sac à dos. 

Ce paquetage était la seule chose qu'elle avait réussi à conserver. Son gilet pare-balles et ses armes lui avaient été arrachées lors de sa courte capture. Le contenu de dotation de Green Edge, qui comprenait deux gourdes avec un purificateur d'eau, un kit de premier secours dont elle s'était servie pour soigner sa crise d'allergie cutanée, ainsi que quelques barres de céréales et trois sachets de rations militaires lui avaient été extrêmement utiles.

Un courant humide et froid à cause de l'altitude s'infiltrait par les trous de sa combinaison, qu'elle avait déchiré à de nombreux endroits en s'enfuyant. Son visage était maculé de poussière et ses mains de graisse. Non loin d'elle, la pompe thermique travaillait dans un clapotement régulier, rependant une condensation gélatineuse au sol. 

Les voyants LED qui maculaient la rambarde de la passerelle suspendue étaient autant d'yeux la fixant dans le noir.

Hines attendait depuis si longtemps qu'elle avait perdu le compte des heures. Elle n'osait bouger de son emplacement actuel. Ils étaient peut-être encore là.

Mais pourquoi personne ne venait ?

À des centaines de mètres en contre-bas, la jeune blonde de Green Edge apercevait une lueur plus diffuse que celle émise par un éclairage au néon classique. Cette luminescence-là était verdâtre, pulsatile comme un organe tuméfié et s'étendait sur plusieurs pieds en hauteur.

Pour une raison qui lui était inconnue, les Prométhéens avaient entassé plus d'une quinzaine de corps morts aux pieds d'un étrange monolithe, qu'ils avaient planté là, idole infâme sous un clair de lune gibbeuse.

— Tiens, tu as retrouvé des chaussures on dirait, fut la première chose que dit Aélig en laissant entrer Cooper.

— Et du whisky, ajouta ce dernier d'un air malicieux en brandissant la bouteille. Cadeau du pilote, s'il te plaît ! Je pensais qu'un russkof comme lui carburait plutôt à la vodka, mais, bon...

Il posa l'authentique gnôle sur le rebord de la table basse dans un bruit mat sans terminer sa phrase, tandis que la jeune femme, un peu nerveuse, s'allumait une cigarette.

— Seigneur, soupira le mercenaire en s'affalant dans le fauteuil avec une grimace. Ce chef de la sécu est un véritable trouduc psychorigide !   T'avais l'air de bien le connaître, d'ailleurs, c'est qui ? Ton ex, ton frère, les deux ?

Près du mur, la jeune femme eut une moue faussement horrifiée.

— Première option, avoua-t-elle. C'est pas mon meilleur souvenir.

— Tu m'étonnes, ricana Légion en se débarrassant de ses rangers flambant neuves, qu'il jeta en vrac non loin du canapé. J'espère que t'as revu tes critères depuis !

— Je suis en train, le provoqua-t-elle délibérément sans s'approcher.

— Ah ouais, s'exclama Cooper en se levant.

D'un geste habile, il dévissa le bouchon de la bouteille de whisky, en prit une gorgée directement au goulot avant de faire quelques pas en avant en la lui tendant.

— Et qui me dit que je ne vais pas avoir des emmerdes avec papa Lindstradt ? argua-t-il alors qu'Aélig acceptait son offrande de bonne grâce. Et qui me dit que tu ne fais pas ça juste pour emmerder ton ex avec un balai dans le cul ?

Avalant l'alcool sans sourciller, Aélig s'essuya ensuite la bouche d'un air contrarié.

— Pourquoi tout le monde a-t-il si peur de mon père ? cracha-t-elle, immédiatement agacée en lui refourguant brutalement la bouteille entre les mains. Et franchement, est-ce que j'ai l'air d'une fille qui ne se définit que par les hommes qui l'entourent ? Je n'ai besoin de l'avis de personne pour exister, ça me semble évident...

Comprenant qu'il avait touché un point sensible, Cooper leva une paume pour s'excuser.

— Je te connais que depuis ce matin, se justifia-t-il presque. Mais non, tu n'as pas l'air d'être de ce genre-là !

— Parfait, se détendit-elle un peu en lui passant la fin de sa cigarette. Je commençais à croire que tu ne savais pas t'amuser.

— Oh tu sais, quand t'as vu ce que j'ai vu, t'as plutôt intérêt à savoir beaucoup t'amuser, déclara-t-il avec flegme alors qu'Aélig reculait en souriant ostensiblement.

La tête lui tournait agréablement sous l'effet de l'éthanol et de l'excitation conjugués quand il regarda la jeune femme retirer son débardeur avec un mouvement sensuel.

— Et t'as vu quoi ? demanda-t-elle avec une innocence feinte en montant sur le lit dans un petit saut maladroit, gênée par sa jambe écorchée.

Son ventre bronzé était agréablement charnu et sa poitrine, enserrée par une brassière sportive d'une incroyable simplicité, paraissait ferme et naturelle.

— Des... choses, soupira Copper en abandonnant la bouteille à même le sol et en jetant son mégot dans la poubelle murale la plus proche. Tu m'excuseras mais en parler risque de gâcher quelque peu le moment.

Sautillant à cloche-pied sur le matelas, elle était en train de retirer son pantalon.

— Tu fais le mystérieux en plus d'être charmant, taquina-t-elle en se débarrassant enfin de son denim.

Le pansement translucide qui lui cernait la cuisse avait bien besoin d'être changé, mais elle n'avait pas eu la présence d'esprit de visiter le bloc médical du vaisseau aujourd'hui.

— Charmant, j'irais pas jusque-là, rétorqua-t-il en se grattant pensivement sa joue balafrée. Mais disons que je me défends...

— T'es con, surtout, rit-elle en balançant le jean dans sa direction mais le ratant d'un bon mètre.

S'allongeant enfin en se déhanchant plus que nécessaire avant d'adopter plusieurs poses exagérément aguicheuses, elle finit par se tordre de rire en basculant sur le dos. Elle était radieuse, fascinante, incroyablement désirable à cet instant précis.

— T'es belle, lui déclara Cooper en la tirant par le mollet, comme pour la chatouiller.

Il se serait reçu un coussin rembourré dans la figure s'il n'avait pas eu le réflexe de se protéger avec son bras.

— C'est vraiment original comme approche, le singea-t-elle avec mesquinerie avant de le prendre par le cou pour attendre ses lèvres. On ne me l'avait encore jamais faite !

Sa bouche avait le goût salé du tabac et de l'alcool.

Iaroslav Konstantinovitch Akoulov, plus connu sous l'appellation simpliste de « Slava » dans l'entreprise, avait trente-deux ans et était pilote à mi-temps sur le Lance depuis son entrée dans l'espace, soit il y a approximativement vingt-deux mois.

Il était trois heures du matin passées quand il alla prendre son quart, un solide thermos de café noir à la main. Aussi perfectionné et automatisé qu'il fut, le fleuron spatial de la compagnie exigeait la présence d'au-moins un être vivant quand il s'agissait d'atterrir sur une planète. Le reste du temps, Slava avait tendance à laisser faire le Réseau de Pilotage, de Défense et de Gestion Electroneural Nexus-C Matreshka – ce n'était guère mieux en abrégé.

Il n'avait jamais compris l'amour immodéré que les patrons portaient aux sigles ridicules, opinion partagée par l'ingénieur en chef du Nexus-C, si bien qu'entre eux ils désignaient le système par le doux nom de Pelmen, à cause de sa ressemblance lointaine avec un ravioli géant ; même si, chez lui, on évitait de nommer les machines par superstition.

Slava s'installa à son poste de pilotage habituel, posant son café extra-fort dans l'heureux emplacement de l'un des accoudoirs du fauteuil. 

Enfonçant des écouteurs dans ses oreilles pour meubler le silence environnant, il se mit aux commandes et entama les manœuvres routinières de mise en orbite.

Grâce aux formidables capacités de Pelmen, il n'eut pas trop d'efforts à fournir, le copilote silencieux et invisible calculant précisément la trajectoire ainsi que la poussée nécessaire aux huit propulseurs fichés dans la poupe du Lance.

D'ici quelques années, avec les progrès de la recherche dans le domaine de la programmation du Nexus-C, le vaisseau pourrait réduire son équipage de moitié, ou presque. Plus de temps libre pour les humains, donc.

Dans la baie d'observation, la planète récemment colonisée dessinait un demi-cercle titanesque. Alliance était presque toujours cernée de brume opaque, un voile d'eau en suspension tiède et inébranlable.

Les deux satellites de la tellurique étaient parfaitement alignés sur l'équateur, minuscules et pâles dans le vide noir, morceaux glacés qui n'avaient pas encore reçu de nom.

Hélion avait décidé d'installer une de ses usines d'extraction de minerai sur Alliance à cause de son sol riche en fer et carbone, éléments indispensables à la fonte martensitique, qui constituait la base d'une métallurgie d'armement industriel.

Continuant à siffloter un air entraînant, Slava enleva ses oreillettes, prit une grosse gorgée d'arabica amer, grimaça, puis écrasa le bouton des communications externes. Quelque part dans les entrailles du vaisseau, il savait que Pelmen avait dirigé les antennes et les panneaux satellites du Lance vers la seule zone habitée de la planète.

— Unité de Production AA12, ici le lieutenant Akoulov pour le navire SC47-12-5. Confirmons mise en orbite. Atterrissage sur site B33 prévu à sept zéro zéro heure locale. Veuillez confirmer, édicta-t-il vers le micro incrusté dans les commandes.

Les haut-parleurs ne lui renvoyèrent qu'un bruit blanc. Le système astroradio avait peut-être un raté, c'était déjà arrivé, il y a un moment. 

Tout en notant distraitement un commentaire bien senti à l'intention de la maintenance dans son journal de bord dématérialisé, Slava chercha du regard l'imposant casque qui devait être quelque part aux environs.

S'en emparant enfin, il s'en coiffa, avant de répéter son mantra à l'intention des techniciens de liaison au sol.

— Unité de Production AA12, vous me recevez ? Veuillez confirmer.

Pensant s'être trompé de fréquence – après tout, il était encore mal réveillé – il en essaya d'autres, sans succès. Peut-être que l'usine d'extraction avait eu un problème majeur et avait évacué ? Si c'était le cas, pourquoi le QG mobile de l'entreprise n'en avait pas été averti ?

Un mauvais pressentiment l'envahissant, le pilote essaya de trouver la ligne à longue portée du bastion du CSW installé sur la planète, à l'aide de l'épais manuel des communications coloniales.

— Circular System Watch, ici le SC47-12-5 Hélion Lance. Demandons informations d'urgence. Veuillez confirmer.

Chez l'armée, ça chuintait aussi. Pas de voix humaine, que des parasites. Ça commençait à devenir inquiétant. Slava se brancha sur la fréquence publique de Hoven, la toute petite parcelle habitée majoritairement par les ouvriers peu qualifiés d'Hélion.

— Hoven ? Allô, s'écria-t-il dans son casque, faisant impasse sur le protocole. Quelqu'un m'entend ? Veuillez confirmer. Est-ce qu'il y a quelqu'un sur cette blyat de planète ?

Il laissa la friture grésiller dans les coussinets circum-auraux pendant trois bonnes minutes avant de se passer une main sur le visage et de revenir sur la bande initiale, celle de l'unité AA12.

— HEISER VAH, SHEM ZHU IRWAK, hurla le casque, si fort qu'il sursauta et s'en débarrassa d'un geste vif, à moitié sourd.

L'appareil audio s'écrasa au sol.

— C'est quoi ces conneries, marmonna Slava en le ramassant et en le remettant, baissant au préalable le volume.

— Nazarah, continuait à psalmodier la voix en un étrange son bitonal. Heiser vah, shem zhu irwak, Nazarah...

— Très drôle, lança-t-il d'un ton agacé. Qui que tu sois, casse-toi de là, c'est une fréquence réservée à...

Aussi vite qu'elle était venue, la tessiture étrange disparut dans un concert de mauvaises ondes, laissant place à autre chose.

— Ici Unité de Production AA12, scanda un ordinateur dépourvu d'émotions. Demandons intervention urgente. Nous avons été attaqués par une force armée inconnue. Ici Unité de...

— Fait chier, cracha Slava en balançant à nouveau le casque sur la console.

Il regarda son datapad. 

3H45 du matin. 

Il en connaissait un qui n'allait pas être content d'être tiré du lit.

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