CHAPITRE 11 : Inférence
La paroi de ce simulacre de colisée était si fine qu'elle en paraissait diaphane. L'intérieur, tapissé de panneaux conducteurs alvéolaires et concaves, avalait les sons à l'instar d'une chambre sourde. Raccordés aux quatre points cardinaux de l'espace circulaire, de larges bobines s'étiraient pour se rejoindre aux pieds d'une grande aiguille fichée au centre, y culminant telle la pointe d'un cadran solaire démesuré. Le sommet élancé de la tour se perdait dans le tourbillon nuageux.
Un paratonnerre, devina-t-elle en se dévissant la nuque. Ou un catalyseur quelconque.
Un calme mauvais régnait ici. Aresh lui avait dit qu'environ huit heures s'écoulaient avant chaque cycle orageux. Il leur en avait fallu près de quatre pour rejoindre l'infrastructure. Le temps était compté.
D'une simple pression à l'arrière de sa nuque, elle retira le casque. L'utilisation de cette interface fichée dans sa chair était très intuitive. Quasi-naturelle. Elle détesta ce constat. Surchargé de particules invisibles, l'air tumultueux paraissait pouvoir éclater dans l'atmosphère à tout instant. Ne sachant pas vraiment ce qu'ils cherchaient, elle regarda Aresh fureter au-devant d'elle, scannant probablement les alentours.
— Il y a quelque chose aux pieds de la tour, l'informa-t-il. Un point de contrôle auxiliaire, mais ça devrait suffire. Je l'espère.
Une trappe triangulaire se dessinait en effet à la base de l'aiguille. Aresh s'en approcha, enjambant les nœuds de raccordement. Retenue par la crainte ou le respect, elle ne savait pas, Aélig resta à l'écart. La mort dans l'âme, elle regarda son compagnon palper l'espèce de portique soudé à la paroi. Celui-ci se décrocha enfin, basculant sur le côté dans un sifflement d'appareil à vapeur encrassé. Une bruine à l'odeur de calcaire filtra de l'ouverture. Prudent, Aresh recula, et elle finit par l'imiter.
Dérangée par leur intrusion, une mécanique obscure s'agitait à l'intérieur du cloaque. Obéissant à une impulsion propre, des vrilles rampèrent à l'extérieur. Aélig observa ces excroissances tordues en grimaçant. Effilées, elles possédaient l'élégance des plantes carnivores. S'enracinant autour d'une partie centrale motorisée, la floraison métallique cessa sa croissance au bout de quelques mètres, dégageant un panache blanc. L'air se réchauffa sensiblement. L'étrange assemblage exhalait une énergie calorifère qui faisait grésiller l'atmosphère humide. Au milieu de ce tison en forme de corolle, un circuit étoilé luisait, chauffé à blanc.
— Nous y sommes, constata Aresh, la voix en partie couverte par la friture crépitante émise par les vrilles. Tu devrais reculer, la prévint-il. J'ignore si ses intentions sont hostiles.
Ayant son idée sur la question, Aélig obéit. Elle n'alla cependant pas loin. Ses jambes se dérobèrent sous elle, et elle étouffa un cri en tombant à genoux. Une pesanteur soudaine tirait son poids vers le bas. Luttant, elle posa les mains au sol et, impuissante, regarda l'umbrarmure se désagréger autour de ses membres. Un filet invisible la clouait désormais au sol. La dalle sur laquelle elle avait échoué émettait une lueur étouffée à son contact.
— Merde, cracha-t-elle entre les dents. Aresh ?
Tournant à moitié le dos à la tour et sa tumeur florale, elle ne voyait plus son compagnon. La masse opaque d'une bobine masquait une grande partie de son champ de vision. Condamnée à l'immobilité par une force invisible, elle grogna.
— Aresh, j'ai un prob...
Sa voix se perdit dans un gargouillement. Ses forces la fuyaient en même temps que sa volonté, siphonnées de l'intérieur. Dans un état proche de l'évanouissement, elle nota distraitement que la température avait augmenté. Une sueur tiède commença à lui recouvrir le corps, et un bruit indéfinissable s'infiltra jusqu'aux tréfonds de son cerveau. Une figure indiscernable s'escamotait à sa gauche, mais la nuque raidie par la paralysie, elle n'en voyait que la partie supérieure. La silhouette appartenait à Aresh, mais son échine, difforme, méconnaissable, était vampirisée par l'appareillage surgi des entrailles de la tour. Il se déplaçait par saccades. Son pas mal assuré faisait tressauter le paquet de câbles planté dans son dos.
La chaleur pesait de plus en plus, écrasant une chape de transpiration sur les épaules d'Aélig. Elle tressauta au chuintement tout proche, derrière elle, et se rendit compte qu'elle avait perdu Aresh de vue. Elle le devina plus qu'elle ne le vit : il se tenait maintenant dans son dos, et il n'était plus vraiment lui-même. Elle n'avait plus la volonté de maintenir sa tête droite.
— Initialisation, dit-il d'une voix étrangère. Ancrage établi.
Une inflexibilité machinale se cachait derrière ces mots articulés avec soin. La chaleur malsaine de circuits en surchauffe lui effleura la peau et Aélig retint ses larmes. Une migraine anormale martelait l'intérieur de son crâne, donnant naissance à des auras vertes dont les auréoles dansaient devant ses yeux. Les sons ne lui parvenaient qu'à travers une épaisse couche d'acouphènes. Quelle que soit la nature de la manifestation surgie de la tour, sa seule présence entravait aussi bien son esprit que ses membres. Cela la terrifiait au-delà des mots.
Un tremblement incontrôlable grimpa le long de ses bras tandis qu'Aresh la contournait de son étrange démarche désynchronisée. Une vapeur puant le métal fondu stagnait dans son sillage. Son mal de crâne empira.
— S'il vous plaît, expira-t-elle. Je veux que ça s'arrête.
Insensible à sa souffrance, la voix poursuivit d'un ton impérieux :
— Définissez. Raison. Présence.
Dans sa tête, tout se mélangea. Son désir de mort, l'absurdité de son retour à l'existence, le décor insipide et gigantesque et l'absence de lumière se fondirent en une bouillie infâme, formant un unique hurlement muet à l'intérieur de son esprit.
— Je veux que ça s'arrête, répéta-t-elle dans un gémissement.
La pesanteur artificielle appuya implacablement sur ses omoplates. Elle tint bon.
— Définir. Raison. Présence. Intrusion. Définir.
Aélig hurla pour seule réponse.
— Biomasse, répondit l'entité logée dans la gorge d'Aresh. Justifier.
— Je ne veux plus, sanglota-t-elle. Je vous en supplie, rendez-moi au néant.
Elle tenta en vain de reprendre sa respiration, mais la pression sur sa cage thoracique, trop forte, vidait ses poumons par saccades.
— M'amener ici était... une erreur, poursuivit-elle. Je veux juste mourir.
De sa position, elle n'apercevait que les pattes animales de la créature possédée. Son corps sentait la marée et le fer. Aélig oscillait au bord de la perte de conscience, ce n'était qu'une question de minutes, elle le sentait. Se concentrant sur son souffle erratique, elle se surprit à prier. Elle qui n'avait jamais cru en quoi que ce soit, même pas en elle-même, elle priait, suppliant la divinité absurde de ce monde sombre de la renvoyer dans l'oubli. L'absence de réponse immédiate la fit douter. Zhul'Umbra avait-il seulement compris sa requête ? Peut-être que son intellect était aussi limité que son expression orale.
Les mots tombèrent comme un couperet.
— Demande. Incorrecte. Demande. Inacceptable.
Dirigé par les ficelles de pantin que la tour de contrôle avait fiché en lui, Aresh se figea en face d'elle.
— Espèce de machine stupide, enragea-t-elle, crachant un excédent de salive dans une volée de postillons. T'es qu'une putain de morgue qui parle. T'as la taille d'une planète, mais tu ne sais rien, t'es pas plus intelligent qu'un micro-ondes. Je veux pas de ce que tu offres, d'accord ? Je veux pas de ta vie éternelle, de ton immortalité à la con ! Inverse le procédé, merde !
Se déversant dans les aigus, sa voix se brisa, lamentable.
— Ou alors, prends mon esprit, suggéra-t-elle par désespoir. Lobotomise-moi. Quitte à subir cette existence, je ne veux rien ressentir. Je suis une erreur. Calcule. Corrige.
— L'erreur est impossible, répondit l'autre d'une traite, abandonnant son ton haché d'automate. La biomasse a été convertie sans rencontrer d'échec critique. Aucune correction nécessaire. Succès total. La demande est rejetée.
Aélig comprit qu'il était inutile d'argumenter face à cet esprit binaire autosatisfait. Gouverné par sa logique tordue et monomaniaque, Zhul'Umbra ne comprenait rien à la complexité fine des sentiments humains. Cela ne l'intéressait probablement pas. Elle réessaya tout de même, malgré la migraine et la douleur de l'écrasement.
— Je ne peux pas continuer ainsi. On m'a amenée ici contre ma volonté. J'étais déjà morte.
— L'erreur est impossible. La demande est incorrecte.
Vaincue par le poids invisible appuyant sur tout son corps, elle s'effondra.
La bouche pâteuse, elle dut cligner des yeux à plusieurs reprises avant de se débarrasser du voile flou obstruant son champ de vision. La joue écrasée au sol, son visage collait à cause de la sueur. Répandu devant elle, un entrelacs de câbles lui évoqua des intestins. Une flaque poisseuse se répandait autour, suintant des moignons en un flux irrégulier. Sa tête bourdonnait. Il lui faudrait du temps avant de se lever. Le moment s'éternisa.
Se relevant enfin, elle ne vit pas Aresh dans l'immédiat. Elle le trouva assis par terre à quelques mètres de là, figé dans une posture rigide. La tête levée, il fixait la tour grisâtre sans bouger. Elle se demanda si son contact l'entité avait été tout aussi traumatisant que le sien. Probablement pas. Ils n'avaient pas été conçus de la même manière.
— Ça n'a pas fonctionné, dit-elle.
Il ne répondit pas.
— J'ai réussi à établir un contact, finit-il par prononcer. Les instructions sont devenues plus claires, mais il nous considère comme des intrus. Ce qui t'a cloué au sol, c'était une sorte de système de sécurité interne. J'imagine que tu t'en doutais.
Aélig acquiesça en silence, encore trop perturbée pour aligner une phrase cohérente. Elle se sentait engourdie, comme rejetée sur le rivage par une marée glaciale. D'étranges réminiscences vertes dansaient devant ses pupilles par intermittence. Un léger bourdonnement persistait dans ses canaux auditifs et regarder les tubes gisant au sol lui donnait le vertige. Aresh se mit debout, chancelant.
— Je n'ai pas été appelé, expliqua-t-il.
— Alors pourquoi... commença Aélig.
— Partons d'ici, la coupa-t-il.
Étouffant un gémissement de frustration, elle ne protesta pas, s'inquiétant de la pointe de fureur dans sa voix. Suivre son pas rapide lui fut difficile, et elle se surprit à courir par moments. Alors qu'ils quittaient l'arène déserte, elle réactiva son umbrarmure d'une pression incertaine sur sa nuque. Aresh la devançait de plusieurs dizaines de mètres.
Durant de longues minutes, elle le suivit en silence, l'esprit envahi de pensées aussi noires que son environnement. Elle s'en voulait. À quoi s'attendait-elle ? Elle avait été bien naïve de croire en ce pèlerinage absurde. Naïve et stupide. Elle ne pouvait décemment pas exiger d'une machine de comprendre l'absence de l'envie de vivre. Ce constat lui donnait envie de hurler. Aélig passa les heures suivantes à ruminer cette triste réalité, son esprit tournant en rond, incapable de trouver une porte de sortie dans la boîte aveugle qu'était devenu son crâne.
Marchant toujours devant elle, Aresh ne lui adressa pas une seule fois la parole.
Lui en voulait-il de l'avoir accompagné ? Ou s'agissait-il d'un malaise plus profond encore ? Il disait qu'il n'avait pas été appelé. L'entité logée au cœur de la chair morte de cette planète exigeait-elle le respect d'un protocole strict ? Elle n'osait pas poser toutes ces questions, et décida qu'elle s'en fichait. Ils parvinrent enfin aux pieds de la mégastructure et son mur enfoui dans les hauteurs brumeuses. Levant le menton, Aélig contempla ce flanc de montagne artificielle surgi de la plaine grillagée à l'instar d'un château fort médiéval et comprit qu'elle n'avait aucune envie d'y remettre les pieds. Ou de revoir les créatures qui en peuplaient les recoins, et surtout pas...
Elle se figea.
— Je n'y retourne pas ! s'écria-t-elle.
Comme se rendant compte de sa présence, Aresh se retourna.
— Qu'est-ce que tu comptes faire ? demanda-t-il avec un certain désintérêt.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Mais j'ai besoin de temps. Pour réfléchir.
— Tu ne veux pas savoir pourquoi tu es ici ? prononça-t-il.
— Non, dit-elle avec la même froideur. Mais tu sauras me retrouver. Je n'en doute pas.
— La fuite n'est pas une solution, commenta Aresh. Tu es redevable, même si tu n'as rien demandé.
Rétractant son casque, elle lui adressa un sourire sans joie.
— Je suis désolé, ajouta-t-il avec tristesse. J'aurais souhaité qu'il en soit autrement.
Elle s'éloignait déjà.
Aresh la regarda s'évanouir derrière une arrête angulaire, s'enfonçant probablement à l'intérieur d'une anfractuosité géométrique. Il comprenait sa déception. Il la partageait, même, mais pas pour les mêmes raisons. Lui qui pensait devenir un interlocuteur privilégié de Zhul'Umbra découvrait qu'il n'en était rien. L'esprit ancien l'avait traité comme un indésirable. Il était un outil, forgé dans un but qui ne lui avait été révélé qu'à moitié.
Il voulait disparaître dans les sinuosités obscures de la mégastructure pour s'y dissoudre. Impossible, pourtant. La dieucité noire le scrutait au plus profond et suivait le moindre de ses mouvements. Il en avait conscience sans pouvoir y faire quoi que ce soit, car il n'était qu'un morceau arraché à ce corps immense et mort, le prolongement d'une volonté étrangère. Son individualité était limitée, il l'apprenait à ses dépens. Lui aussi avait besoin de digérer cet état de fait. Cela lui prendrait moins de temps qu'à elle, cependant, car il n'était pas autant sujet aux émotions. Ce qui l'habitait était plus séculaire et abyssal, le sentiment d'un pantin manipulé par d'autres et qui ne pourrait jamais s'émanciper.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top