CHAPITRE 1 : Mauvais esprit


L'Hélion Lance finit par atterrir sur le site B33 près de la mégastructure, malgré les risques. Superposés à la toile crépusculaire des arbres aux troncs bruts, les cinquante mètres de haut du vaisseau paraissaient dérisoires.

Sonné et incrédule devant ce qui c'était passé sur le site, tout l'équipage, ou presque, débarqua au sol pour évaluer les dégâts.

Dirigé par un sergent Auster toujours privé de l'usage de sa main droite, le contingent de soixante-dix miliciens, soit la totalité des forces armées d'Hélion disponibles sur le navire, se chargea de rassembler et de compter les corps.

Sur les deux mille cent quatorze personnes employées à l'unité de production AA12, ils n'en retrouvèrent que deux cent trois, éparpillées un peu partout dans l'usine.

Toutes avaient succombé.

Pour se préserver de l'odeur insoutenable, ils avaient enfilé des masques de protection, dont l'usage était d'habitude réservé aux situations à risque NRBC. Il leur fallut plusieurs heures pour rassembler tous les cadavres, qu'ils disposèrent en rangées bien droites sur une piste d'atterrissage inoccupée. Le spectacle des corps bâchés de plastique bleu, étalés sur le béton en lignes parallèles sur une centaine de mètres, était sinistre.

Un silence écrasant régnait parmi le personnel de la compagnie.

Peu habituée à la mort et à la violence, la plupart regardait les carcasses en état de choc.

Le Dr Azaan et les médecins sous ses ordres n'avaient jamais prescrit autant de sédatifs en une seule fois.

Le pire fut certainement la découverte du monolithe.

À cause de la puanteur qui l'entourait, personne ne put s'en approcher sans protection.

À la vue de la bouillie, mélangeant éléments cybernétiques et organiques, qui prenait racine aux pieds du menhir, certains miliciens, pas des plus tendres pourtant, vomirent dans leur casque. 

Les décès n'étant pas monnaie courante au sein de l'entreprise, le vaisseau ne disposait tout simplement pas de morgue. Il fut donc décidé de brûler les corps qui ne rentraient pas dans la chambre froide du minuscule centre médical, situé aux abords du hameau, près de l'usine. 

Une trentaine de cadavres mutilés y furent donc transportés et abandonnés, faute de mieux.

Des nuées de mouches locales, voraces et brillantes, avaient déjà commencé à envahir les alentours de l'obélisque, si bien qu'on le vaporisa également au lance-flammes. 

La fumée épaisse et noire des bûchers artisanaux, improvisés avec les palettes usagées glanées dans les entrepôts, qui s'écoula dans le ciel en une colonne sombre, se chargea néanmoins de dissiper les nuées d'insectes nécrophages.

Le registre du personnel de l'usine, ainsi que les matricules et autres badges d'identification officiels qu'ils avaient réussi à récupérer allèrent sur le Lance, soigneusement consignés par les secrétaires dans de grandes armoires en acier réservés aux démarches administratives.

Bien que peu préparés à gérer ce type de crise, les psychologues de la compagnie présents sur le vaisseau ouvrirent une cellule d'écoute d'urgence. De nombreuses personnes, cadres, techniciens et simples employés s'y pressèrent du matin au soir.

Dépassé par l'ampleur du désastre, Lindstradt passa de longues heures enfermé dans le silence, ne parlant que s'il y était contraint. Épaulé par les plus hauts gradés de l'entreprise, se fut Karavindra qui se chargea majoritairement de rassurer les troupes. 

Ses discours ne furent néanmoins que peu efficaces, car chacun savait pertinemment qu'Hélion venait d'essuyer la plus grosse catastrophe depuis sa création. En vingt-cinq années d'existence, la multinationale suisse n'avait jamais été confrontée à un événement d'une si dramatique ampleur.

La colonie d'Alliance avait été purement décimée.

À part la militante écologiste dénommée Hines, ils n'avaient retrouvé personne de vivant dans un périmètre de plus d'une dizaine de kilomètres.

Des milliers d'êtres humains étaient soit morts, soit portés disparus, sans compter les dégâts matériels infligés à l'infrastructure de l'usine.

Après une courte délibération en comité restreint, Lindstradt décida de faire appel au CSW. Contactée par le pilote Akoulov, l'armée leur promit d'envoyer un détachement le plus tôt possible. La base la plus proche se trouvant sur Varesj et les militaires ne disposant pas des propulseurs ultra-modernes du Lance, le trajet leur prendrait plusieurs jours.

La première nuit, personne ne dormit, ou presque.

Les alentours de l'unité de production semblaient hantés par une présence indicible et terrifiante, si bien qu'une fois son horrible besogne terminée, la plupart du personnel se calfeutra à l'intérieur du vaisseau.

Certains prièrent.

C'était comme si Lindstradt naviguait en pleine tempête. Un véritable cauchemar éveillé. 

L'odeur de barbaque immonde dégagée par les autodafés insalubres, qu'ils avaient été contraints d'allumer, lui collait aux narines et il n'arrivait pas à s'en débarrasser. Ils avaient été obligés de brûler leurs propres hommes car ils n'avaient rien pour les préserver de la pourriture.

La dernière guerre remontait à un demi-siècle et pourtant il avait l'impression de traverser un champ de bataille. Bien que vendeur d'armes, le directeur avait toujours soigneusement évité de regarder ce que les gens en faisaient. 

Paradoxalement, il fuyait la violence que lui-même mettait à disposition, en se disant qu'il ne faisait qu'exploiter un besoin, proposant les meilleures solutions à une problématique.

Le stress, la fatigue et l'horreur cumulés l'avaient plongé dans un état apathique, qu'il n'avait plus connu depuis la mort de son ex-épouse. Il se forçait pourtant à continuer. 

Faire semblant, endosser un rôle, faisait partie des qualités indispensables à tout bon commerçant, d'autant plus quand on avait des responsabilités.

Il était minuit passé lorsqu'il rejoignit le Dr Eshe Azaan à l'entrée principale de l'usine. Entouré par un cordon improvisé à grand renforts de rubalise et quelques miliciens ensommeillés, l'emplacement du monolithe puait la cendre, le charbon et la terre humide. 

L'air avait une saveur cuivrée, celle d'un abattoir à ciel ouvert, imbibé de pluie et de sang.

Plus tôt dans la journée, aux pieds d'une paroi de l'immense porche qui menait à un des nombreux hangars, quelques personnes avaient commencé à construire un autel commémoratif. Épinglés au mur par-dessus le logotype de Nihei Heavy Industries, les rares photos trouvées dans les casiers côtoyaient des noms tagués à la bombe ou au feutre indélébile.

Sur une table d'atelier qu'on avait traîné juste en dessous, les employés d'Hélion avaient entassé divers objets personnels ainsi que de petites lampes électriques. On y retrouvait même quelques rares bougies en cire de synthèse. 

La lueur tremblotante de ces dernières donnait au visage du médecin de bord des airs de masque archaïque.

La grande femme noire se tenait à l'écart, les bras croisés, contemplant ce qui se déroulait un peu plus loin avec une expression fermée.

— Qu'a-t-il dit ? interrogea Lindstradt, après l'avoir saluée d'un signe de tête respectueux.

Azaan se contenta de hausser des épaules sans rien dire.

À une dizaine de mètres devant eux, le Thanyxte tournait à proximité du monolithe mort depuis plus d'une heure déjà, l'examinant sous toutes les coutures possibles.

Sous la lumière crue des projecteurs de chantier, sa silhouette reptilienne se découpait presque en ombre chinoise par contraste.

Touchant la surface de l'obélisque comme s'il souhaitait y trouver une faille, l'alien piétinait avec indifférence la mélasse carbonisée de plastique fondu et de résidus de chair noire.

 De toute évidence, il se sentait complètement étranger aux souffrances et aux larmes des humains.

Depuis qu'il l'avait enrôlé de force, Lindstradt était déchiré par des sentiments contradictoires. Bien qu'infiniment intelligents et pleins de ressources, les Stygiens n'étaient en rien compatibles avec la mentalité humaine.

Lors de la première rencontre entre leurs deux espèces, il y a plus d'un siècle désormais, les ressortissants du Styx avaient bien failli mener la Terre à sa perte. 

Les considérant au mieux comme des primitifs sans réel intérêt et au pire, comme des nuisibles, ils refusaient pratiquement tout contact avec eux. Ils n'avaient installé leur ambassade sur Carrière que très récemment et probablement, à contre-cœur, car il était fort rare que les portes de celle-ci ne soient ouvertes aux visiteurs. Leurs collaborations avec les Hommes se comptaient sur les doigts d'une main depuis leur intervention lors du conflit prométhéen. 

Le court partenariat que Lindstradt avait réussi à décrocher avec eux pour son vaisseau lui avait coûté quatre longues années de négociations ardues, et il s'agissait d'un événement unique dans l'histoire.

Il y avait bien une demi-douzaine de Thanyxtes éparpillés à travers tout le Système Circulaire pour diverses raisons, mais Vol'Zan était le premier criminel de guerre que le directeur rencontrait.

— Tu devrais t'en débarrasser, Nicholas, prononça soudain Azaan en indiquant l'alien du menton et formulant ainsi à haute voix les pensées qui le taraudaient depuis qu'ils avaient atterri sur Alliance.

— Il est utile, affirma Lindstradt en essayant de se convaincre lui-même. Il a stabilisé certaines défaillances du Nexus-C, ce que nos propres ingénieurs n'ont jamais réussi à faire en dix ans.

— Tu sais, je ne suis personne pour juger la Création, lui fit très sérieusement Azaan. Mais, quelle que soit notre espèce, je ne pense pas qu'on doive transformer l'inanimé en animé. Modeler la vie n'appartient qu'à Dieu. Ce qu'ils ont fait avec l'IA...

— Je vois que les nouvelles vont vite, constata amèrement Lindstradt. Comment tu l'as appris ?

— Karavindra, clarifia-t-elle, avant de reprendre : avec les créatures du Styx, je ne peux m'empêcher de me dire que ces êtres ne sont pas issus de Sa volonté.

Le directeur esquissa un mince sourire.

Malgré son doctorat obtenu dans la prestigieuse académie de médecine de pointe de Carrière, Eshe Azaan restait une croyante convaincue. 

Ayant servi en tant que médecin militaire lors des guerres courtes mais meurtrières qui avaient éclaté dans la péninsule turque, elle en était ressortie convertie à l'islam révisé, né aux environs des années 2070.

Il s'était toujours demandé comment Azaan arrivait à concilier aussi aisément science et religion sans sombrer dans une dichotomie schizophrène.

— Les Thanyxtes ont un esprit pervers, ajouta-t-elle.

— Tu devrais aller te reposer, rétorqua Lindstradt. La journée a été longue. Comment va... hm, la fille qu'on a récupérée ?

Azaan darda sur lui ses yeux d'un brun de nuit. Humainement et professionnellement, il avait toujours admiré cette femme. 

Même maintenant, en plein milieu d'une tragédie incommensurable, elle restait stoïque comme un roc.

En apparence, tout du moins. Ils jouaient tous un rôle, actuellement.

— Alicia Hines, dit-elle. C'est comme ça qu'elle s'appelle. Je lui ais administré du diazépam. Cette pauvre fille souffre de séquelles psychologiques sévères. Je ne sais pas ce qu'elle a vu, mais...

— Quand est-ce qu'on pourra lui parler ? l'interrompit doucement Lindstradt.

— C'est toi qui vois. C'est toi qui décides, ici, répondit-elle.

Sans rien ajouter d'autre, Azaan alla devant le mur aux disparus pour y poser une plaquette soigneusement calligraphiée en néoarabe entre deux leds de guirlande décorative. 

Les symboles cursifs polis à la feuille d'or dansèrent dans les lueurs incertaines aux pieds de la paroi. 

Lindstradt supposa qu'il s'agissait d'une prière.

— Tu devrais te séparer de ce démon, l'avertit-elle une dernière fois en passant près de lui. Il est mauvais et il ne nous apportera que du malheur.

Lindstradt attendit que sa haute figure élancée se dissolve dans les ténèbres avant de soupirer. Il avait remarqué que la superstition d'Azaan avait tendance à ressurgir dans les moments de tension, la rendant presque craintive. 

Mais le pire, c'est qu'il comprenait la peur instinctive, presque sacrée, qu'elle pouvait ressentir devant le Thanyxte, même si elle se manifestait d'une manière irrationnelle.

Malgré la fatigue qui pesait à l'instar d'une chape de plomb sur ses épaules et du dégoût qu'il éprouvait à l'idée de s'approcher du monolithe inerte, Lindstradt décida tout de même de s'avancer. 

Adressant un vague signe de la main aux rares miliciens épuisés qui traînaient encore dans les parages, il franchit le mince cordon tendu entre les piquets et rejoignit l'alien sous la lueur violente des lampes industrielles.

Figé à un demi-mètre de l'un des côtés gravés du menhir conique, il semblait étudier les symboles incrustés dans la pierre inconnue.

Son immobilité était incroyablement gênante. Lindstradt savait que ces créatures à sang froid voyaient leur rythme biologique ralenti la nuit venue.

Durant quelques minutes, l'humain fixa lui aussi les drôles d'inscriptions à même la roche. Curvilignes et cunéiformes à la fois, les motifs légèrement verdâtres recouvraient le moindre centimètre carré de la surface. 

Celle-ci portait encore les traces des amas de chair et de plastique qui avaient colonisé la roche à l'instar d'un lierre immonde, des résidus collants que la milice avait dû racler à grands coups d'eau pressurisée.

— Vous arrivez à déchiffrer ça ? demanda-t-il après un court moment d'hésitation.

— Je ne suis pas linguiste. Cela ressemble à un dialecte proto-stygien, cependant, lâcha Vol'Zan sans le regarder.

Cette information arracha un grognement incrédule à son interlocuteur.

— Il y a plusieurs variantes du proto-stygien ?

— Bien sûr, s'agaça le Thanyxte. Vous croyez être la seule espèce à parler et à avoir parlé de multiples langues ?

Lindstradt comprit que l'alien n'attendait pas vraiment de réponse de sa part, si bien qu'il garda un silence contrarié. La fraîcheur nocturne charriait une odeur de fumée froide.

Il essayait de ne pas penser au fait qu'il enfonçait les semelles dans les restes encore tièdes d'autres êtres humains. Le sol dégageait une senteur chimique, celle des gazoles gélifiés avec lesquels on l'avait arrosé avant d'y mettre le feu. 

Quand il avait le malheur de reporter son poids sur un seul talon, il était quasiment sûr d'entendre de discrets craquements de cartilage.

Ce son lui donnait un début de nausée.

— Tout ce que je peux dire, c'est que c'est la même suite de morphèmes répétée des centaines, voire des milliers de fois, poursuivit le Thanyxte en touchant les sillons mystérieux avec une griffe. Mais comme je le disais, je ne suis pas un spécialiste.

— Vous connaissez quelqu'un susceptible de le traduire ? s'intéressa vaguement Lindstradt, l'esprit pris par d'autres préoccupations bien plus urgentes.

— Dans le Styx, probablement, dit le Thanyxte, évasif.

Il marqua une pause, le regardant enfin en face.

— Vous avez fait appel à l'armée, n'est-ce pas ?

Lindstradt acquiesça en silence, pressé de s'éloigner de ses lieux embaumant la mort et l'horreur absolue.

— Hélion n'est pas habilité à gérer ce genre de... situation, précisa-t-il.

L'alien ne l'écoutait qu'à moitié, visiblement peu passionné par les problèmes de ses hôtes indésirables.

— Serait-il possible de transporter cette chose à l'intérieur du vaisseau ? questionna-t-il. Je voudrais la démonter. Je pense qu'il y a... en dessous, je veux dire...

N'achevant pas sa phrase, il tapota la roche lisse comme s'il s'attendait à ce qu'elle sonne creux. 

Le directeur grimaça.

— Hors de question, refusa-t-il, catégorique. Mais si vous voulez l'installer dans un atelier à l'usine, libre à vous.

— J'aurais besoin de matériel, précisa Vol'Zan.

— Voyez avec Karavindra, répondit Lindstradt. Mais je ne peux pas vous garantir que cela ne vous soit pas confisqué par le CSW, quand ils arriveront.

— On verra ce qui se passera s'ils essayent, déclara le Thanyxte avec ce qui semblait être un trait d'humour, mais l'homme n'avait pas le cœur à rire.

— Tenez-vous à carreau avec l'armée, prévint-il l'alien en tournant les talons.

Le Thanyxte s'était à nouveau penché sur le monolithe.

— S'il s'agit d'un assemblage Cephene, il est impératif de retrouver le spécimen et de l'exterminer, dit-il d'une voix forte.

Le directeur se retourna à mi-chemin.

— J'en avais l'intention, lâcha-t-il avant de s'en aller.    

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