CHAPITRE 1 : Le Poison


La dénommée Sekhmet se déplaçait sans se retourner. Ils la laissèrent prendre une avance confortable avant de s'engager à sa suite. Le vasistas débouchait sur un couloir aux arcades basses, mais Aélig était encore trop déboussolée pour s'émerveiller devant la richesse des frontons. Se rangeant à la hauteur d'Haïdès, elle l'apostropha immédiatement à voix basse :

— C'était quoi... ce truc ?

Il renifla.

— Un primordial, lâcha-t-il sans enthousiasme. Ceux-là, même moi j'ai pas envie de les faire chier, crois-moi. C'est le sommet de la pyramide.

— Et toi t'es où ?

— Juste en dessous. Normalement, répondit-il. Mais normalement, un primo-stygien en aussi mauvais état n'aurait pas été capable de conserver sa place et normalement, il n'est pas autorisé à faire ce qu'il fait, alors je ne sais pas.

Aélig rumina le sens de cette affirmation pendant quelques secondes. Haïdès avait encore ralenti le pas, souhaitant se retrouver le plus loin possible de l'apophide. De ce qu'elle avait appris, il les détestait. 

Mais, à vrai dire, il détestait tout le monde.

— Qu'est-ce qu'il fait d'interdit, au juste ? s'intéressa-t-elle dans un murmure inquiet. À part être vraiment affreux.

— Et bien... hésita-t-il. Il s'est affilié une apophide, au mépris de toutes les traditions et du bon sens. Le Styx doit vraiment être foutu pour le laisser faire en toute impunité.

— Vous avez raison, commenta Sekhmet d'une voix neutre en s'arrêtant. Pour le Styx. Je comprends l'anglais, vous savez, et j'ai une excellente ouïe.

— Et merde, grogna Haïdès.

Aélig eut un tressaillement coupable tandis que l'autre convergeait vers eux de son mouvement souple de reptation. Difficile de savoir si elle était en colère. Rien dans son attitude ne trahissait ce sentiment. Parvenant à leur hauteur, elle se redressa sur son appendice caudal. Ainsi, elle la dépassait à peine de quelques centimètres mais Aélig baissa tout de même le front.

— Je conçois l'étonnement, poursuivit Sekhmet dans son parler impeccable.

Comme le voulait l'usage, elle ne s'adressait qu'à lui. Aélig ne s'en formalisa pas. Ici plus encore que sur Thelxinoe, elle se savait à peine tolérée, protégée par la réputation impitoyable de son compagnon de route. Mais cinquante ans s'étaient écoulés depuis le départ de ce dernier, alors elle se demandait si cette sécurité n'était pas seulement temporaire.

— Je n'en tiendrais pas rigueur car vous êtes parti depuis longtemps et que vous êtes à peine adulte. Cependant, vous vous apercevrez bien vite que l'arrivée du seigneur Ka'Zed à la tête des bâtisseurs a bouleversé bien des choses, expliqua Sekhmet avec un calme marmoréen. Le culte de Zhu a au moins l'avantage de considérer les individus pour leur valeur réelle et non pas celle de leur bassin génétique. Je sais qu'en tant que Sobekien, vous avez beaucoup de mal à l'admettre. C'est bien connu que vous êtes les plus racistes d'entre nous.

— C'est noté, répondit Haïdès.

Aélig fit de son mieux pour ravaler l'approbation qui lui brûlait la langue. Elle peinait à l'admettre, mais le voir remis à sa place avec cette froideur polie lui procurait une certaine satisfaction. Depuis longtemps, son mépris des autres l'agaçait. Sa xénophobie profonde ne l'empêchait pourtant pas d'apprécier sans réserve son contact physique et ça en devenait d'autant plus humiliant, si bien que la plupart du temps, elle s'efforçait de ne pas y penser.

— Est-ce que ce qu'on dit sur eux est vrai ? enchaîna brutalement Sekhmet. Qu'ils portent leur progéniture en eux jusqu'à sa gestation complète avant de la livrer au monde ?

— Euh, dit Haïdès, visiblement déboussolé par la question. Oui.

— Est-il aussi vrai qu'ils les élèvent au lieu de les laisser ? enchaîna l'autre. Au sein de structures sociales monogames ?

— Oui.

— Fascinant. Je me demande comment une espèce qui fait passer l'individu avant la race a réussi à accéder au voyage spatial, dit-elle sur le ton de la conversation.

— Le résultat d'une évolution compétitive. Moins drastique que la nôtre, mais quand même. Ils ne doivent pas être sous-estimés pour autant, expliqua Haïdès.

Poussant un soupir bruyant, Aélig sortit enfin de son long mutisme.

— Est-ce que vous pouvez éviter de parler de moi comme d'un panda ? Du moins en ma présence.

— Ça comprend notre langue, s'étonna Sekhmet. Un effet de la greffe, je suppose ? Qu'est-ce qu'un panda ? Et est-ce que je peux voir son visage ?

Aélig recula quand elle tendit son bras fin vers elle.

— Non, trancha Haïdès à sa place.

— Plus tard, alors, supposa Sekhmet en leur tournant majestueusement le dos.

Aélig jura intérieurement. Ils reprirent leur route, dépassant une porte taillée en ogive. La tension omniprésente qui lui chatouillait les nerfs commençait à lui peser. Pire encore, elle se sentait très fatiguée. L'entendant étouffer un bâillement involontaire, Haïdès la mit en garde :

— Pas le moment.

— Va te faire, rétorqua-t-elle avec humeur. Mais je m'excuse de pas être une espèce supérieure et d'avoir envie de dormir.

À son grand plaisir, il ne trouva rien de pertinent à dire. Pour une fois.

Ils parvinrent à l'intérieur d'une longue pièce à vivre et étonnée, elle en oublia sa rancœur. L'air était lourd, d'une humidité quasi-tropicale qui le rendait opaque, mais elle n'en tira aucune gêne, s'étant habituée à l'atmosphère collante de la mégastructure. 

Flottant dans cette ambiance feutrée, des filaments grisâtres au goût d'encens faillirent la faire éternuer. La luminosité chiche lui confirma ses premières impressions : ils aimaient la pénombre et la tiédeur humide. Si elle eût encore possédé une physiologie normale, elle en serait tombée rapidement malade. S'étalant sur plusieurs mètres de longueur, une large dalle de pierre mal dégrossie formait une tablée au ras du sol, posée sur une enfilade de tapis d'une conséquente épaisseur. Ce qui ressemblait à du poisson et des fruits inconnus y occupait une place de choix. Les empilements de matelas et de coussins qu'elle avait déjà rencontrés sur Thelxinoe faisaient office de sièges tout autour, ondulant dans un étouffant demi-jour. 

Une assemblée restreinte y avait pris place et elle y repéra Ninhursag, installé non loin de l'immense Thanyxte blanc. Voilà qu'après le seigneur de guerre et sa concubine interdite, elle avait droit à un banquet en bonne forme. Cela ressemblait à un délire baroque de mauvais goût. Elle voulut partager cette pensée cinglante avec Haïdès et s'en abstint, craignant de le vexer.

À la place, elle observa Sekhmet glisser en direction du bloc rocheux, contournant ses rares congénères à bonne distance. Alors qu'elle parvenait à sa hauteur, Ka'Zed leva la tête, émettant un sifflement à peine audible. L'instant d'après, elle s'enroula autour de lui avec ses répugnantes manières de serpent, accueillie par des bras entrouverts et quelque chose dans cette attitude possessive crispa son estomac. Aélig s'empressa de détourner le regard, consciente d'assister à une démonstration dont elle n'aurait pas dû être le témoin, et préféra s'abîmer dans la contemplation de la nourriture étrange devant elle. Flattée par la lumière agonisante, elle lui apparut presque appétissante et avec un temps de latence, elle se rendit compte que c'était la faim qui lui comprimait le ventre. 

Elle n'osa pourtant pas s'asseoir, peut-être parce qu'Haïdès restait debout, lui aussi – ils devaient avoir l'air stupide, d'ailleurs, plantés ainsi à l'orée de cette scène mal éclairée, mais personne ne faisait véritablement attention à eux. Le calme régnait, interrompu parfois par la déglutition ou les grognements. La plupart des reptiles attablés devant elle communiquaient en langue du silence, la seule qui était hors de sa portée pour une raison qu'elle ne comprenait pas.

— Assieds-toi, lui dit Haïdès.

Non-mécontente de dénouer enfin ses membres endoloris par le trajet, elle prit place sur une paillasse épaisse. Elle ne s'autorisa par pour autant à s'y affaler comme lui, maintenant au contraire le dos droit. Malgré la fatigue appuyant sur ses omoplates, l'idée de se détendre en si terrifiante compagnie lui paraissait incongrue en plus d'être irréalisable. Haïdès s'étira avant de bâiller à s'en décrocher la mâchoire, livrant un spectacle fort impressionnant et elle sentit la colère lui mordre la gorge. Ne lui avait-il pas tout juste dit que ce n'était pas le moment de se laisser aller à l'épuisement ? Des consignes qui ne s'appliquaient qu'à elle, de toute évidence.

Resserrant son écharpe, elle crispa ses bras autour d'elle. Son regard retomba sur les aliments posés sur la dalle dans leurs coupelles de terre cuite. Elle avait décidemment très faim.

— C'est comestible ? interrogea-t-elle en baissant le ton. Pour moi, je veux dire.

Haïdès se redressa sans grande envie, examinant les mets froids de leur côté de la table.

— Oui, décida-t-il.

— Parfait, se félicita Aélig en s'emparant de ce qui ressemblait à un fruit violacé découpé en tranches.

C'était effectivement comestible. Et bon. Elle savoura la légère amertume qui se déversa dans son palais. 

Depuis combien de mois n'avait-elle pas mangé, au juste ? En avait-elle encore besoin ? Loin de Thelxinoe, ses besoins physiologiques revenaient par saccades, la laissant pantelante.

Dans sa précipitation, elle en oublia comment mâcher et manqua de s'étouffer en avalant. Cela ne l'empêcha pas de se resservir avec une avidité qu'elle contint difficilement. Elle goûta d'autres fruits et finit même par s'emparer du poisson, qu'elle n'avait pourtant jamais aimé cru.

— Dommage qu'il n'y ait pas d'alcool, commenta-t-elle après avoir vidé plusieurs timbales d'eau. Et je m'attendais à plus de viande. Tu ne manges pas ?

— Pas faim pour l'instant, répondit Haïdès.

Il s'étira à nouveau, moins amplement cette fois-ci et elle l'entendit se faire craquer l'épaule avec un soupir de soulagement. Rapidement rassasiée, elle reposa son verre opaque d'un geste discret.

— Et nous ne sommes pas carnivores, précisa-t-il. Je te l'ai déjà dit. Il n'y a aucun honneur à consommer du sang, ou de la chair morte.

Dans les profondeurs de sa capuche improvisée, elle eut un sourire qu'il ne vit pas.

— Fascinant, dit-elle. Vu les dents, je pensais au contraire que vous étiez du genre à manger la cervelle directement dans le crâne de vos ennemis.

Il laissa passer son sarcasme empli de méchanceté. Comprenant qu'il ne céderait pas à son énième tentative de provocation, Aélig se renfrogna. Détailler l'assemblée restreinte amassée dans la pièce ne lui procura qu'une distraction temporaire. 

Deux individus à la carnation d'un rouge sombre se trouvaient à leur proximité immédiate, évitant soigneusement de les regarder. Ninhursag s'était installé non loin, se ménageant un large espace aux côtés de Ka'Zed et de Sekhmet. Un petit groupe féminin se tassait à droite du seigneur de guerre, se cramponnant les unes aux autres avec une solidarité maladive. Couvertes des mêmes étoles que l'apophide, elles s'en tenaient pourtant à l'écart – celle-ci avait fini par abandonner le giron de Ka'Zed pour prendre place à ses pieds. Des bracelets semblables aux siens trahissaient leur affiliation. On leur avait limé les cornes, les recouvrant d'un capuchon aux airs précieux pour les empêcher de repousser. De l'esclavage pur et simple. 

Debout ou assises, elles lui firent penser à une famille apeurée de suricates.

Haïdès les dévisageait d'ailleurs, sans s'en cacher et à chaque fois que l'une d'elles surprenait son regard, elle baissait la tête. Peut-être jugeait-il ainsi la puissance véritable de Ka'Zed, à l'aune de ses possessions. Pas vraiment la civilisation brillante qu'il lui avait tant vanté à mots couverts. Plutôt un décevant ramassis d'archaïsmes. Guère étonnant qu'il s'offusquât en permanence du progressisme humain.

Il n'avait toujours rien avalé et fixait désormais l'étrange couple formé par Ka'Zed et Sekhmet à l'autre bout de la salle, plus discrètement, toutefois. Il finit par se détourner.

— N'importe quoi, commenta-t-il en s'appliquant de n'être entendu que d'elle.

— Pourquoi ?

— Les apophides sont stériles, ou presque. Elles tuent leurs partenaires. Il ne peut se reproduire avec elle qu'au prix de sa vie. Donc, c'est n'importe quoi.

Aélig pensa immédiatement à une mante religieuse. Elle ne lui avait pas donné cette impression, pourtant, malgré sa curiosité malvenue à son encontre.

— Le même genre de n'importe quoi qui consiste à ramener une humaine à la vie contre son gré, puis coucher avec ? demanda-t-elle avant de rire en silence.

— Oui, dit-il avec sérieux. Mais t'as au moins le mérite d'avoir deux jambes.

Décelant une amère pointe d'ironie dans son intonation, elle refusa de poursuivre sur ce terrain-là. Le repas, quoique maigre, lui avait alourdi l'estomac et il lui devenait de plus en plus difficile de lutter contre l'apathie. S'assurant que son visage demeurait dissimulé, elle se sentit partir en arrière, happée bien malgré elle par la mollesse confortable de la paillasse. Elle peinait à se l'avouer, mais elle aurait tout donné pour se blottir contre lui à cet instant. Elle n'était pas certaine de trouver le sommeil autrement qu'entre ses bras et ce constat fataliste la plongea dans une rage assourdie par la fatigue. Se gardant bien de lui en parler, trop fière pour énoncer ce genre de basses vérités, elle s'efforça d'adopter une position plus décontractée. 

Alors qu'elle se dépliait en surjouant la volupté, elle nota le regard doucereux qu'il coulait sur elle à la dérobée, et elle sourit. Craignant qu'elle ne s'enfuie à la première occasion, Haïdès cherchait sa proximité physique avec une constance entêtée. Bien qu'elle s'en amusât parfois, cela ne la gênait pas outre mesure : elle-même connaissait ce réflexe d'agrippement depuis qu'elle avait émergé du bassin. Cette pulsion constituait une réponse somatique rassurante, une manière archaïque de se préserver de l'abandon, d'échapper à la noyade mentale. Aélig le savait et refusait de lutter contre ; y résister exigeait d'elle une énergie qu'elle ne possédait plus depuis longtemps. Ce besoin instaurait une dépendance, bien sûr, mais elle se gardait d'aborder ce sujet-là.

Prenant conscience du regard curieux que Sekhmet dardait sur eux, Aélig soupira et s'éloigna de son voisin, se décalant à une distance plus respectable. Elle n'imaginait que trop bien leur réaction si elle osait le toucher. Leur tolérance se limitait à la simple acceptation de sa présence, comme les humains avec leurs animaux sous la table. C'était certes mieux que rien, mais être un chiot en marge du repas ne la mettait pas à l'aise pour autant. Ramenant ses genoux contre sa poitrine pour prendre le moins de place possible, elle se recroquevilla contre le moelleux rempart offert par les coussins. 

Était-ce ainsi que se sentait Haïdès durant ses interactions avec les Hommes ? Aussi déplacé, aussi étranger, aussi peu accepté ? Probablement. Sinon, il ne se serait jamais obligé à se terrer dans une poubelle comme Varesj. 

Et elle, si elle avait réussi à s'intégrer avec plus de succès dans ce qui était auparavant sa vie, elle n'aurait jamais eu à se rendre dans l'hôpital glauque dans lequel il officiait, brûlant de s'arracher l'implant à tout prix, pressée et idiote au point de faire confiance à n'importe qui ; y compris un affreux alien sans scrupules et son assistant virtuel bloqué dans un boîtier.

Le temps s'étira en longueur, et lorsqu'elle se surprenait à piquer du nez, elle se réveillait systématiquement dans un sursaut d'angoisse. Au bout d'un moment, elle nota la présence de multiples houkas colorés, disposés soit sur la table soit au sol. Quelqu'un avait dû les apporter sans qu'elle ne le remarque, trop absorbée par sa torpeur. Ninhursag tirait justement sur l'un d'eux, coinçant la tuyère souple entre ses doigts. Sa griffe brillante jeta un éclat d'ambre et lorsqu'il exhala un épais panache de fumée, Aélig vit un filet de salive lui dégouliner du coin de la bouche. L'air devenait de plus en plus brumeux, gagnant une épaisseur sucrée qui manqua de lui retourner l'estomac. Elle se réveilla alors tout à fait, irritée par cet orientalisme de pacotille.

— C'est quoi ? demanda-t-elle en étouffant un bâillement.

Se penchant sur le côté, Haïdès s'empara du narguilé le plus proche et en souleva le fourneau ciselé pour le sentir. Une odeur mielleuse jusqu'à l'écœurement, fermentée, se répandit jusqu'à elle et elle fit la moue.

— Du poison, répondit-il sans détailler.

Puis il en inhala une quantité phénoménale, expirant un nuage opaque qui lui donna des airs de dragon mythologique pendant un court instant. Accompagné par le clapotement irrégulier de la réserve d'eau, il se pencha vers elle de tout son corps, sa combinaison crissant contre le tissu soyeux.

— Tu devrais essayer, dit-il en lui tendant l'embout en bois. Vu que t'es un poison aussi, peut-être que ça va te neutraliser.

Avec un délicieux frisson d'appréhension, elle sentit une de ses mains glisser vers le bas de son dos, cherchant à attraper ses fesses. Elle lui envoya un coude ferme dans les côtes.

— Arrête tes conneries, le prévint-elle en s'emparant tout de même de la gaine qu'il tenait dans sa paume libre.

— J'ai l'immunité diplomatique, alors je fais ce que je veux, affirma Haïdès en lui effleurant délicatement la taille. Dis merci à ce machin qu'on a dans le dos.

Étouffant un soupir, Aélig tira sur le narguilé et l'épaisseur de la fumée la fit grassement tousser. L'arôme fleuri parvenait à peine à masquer l'amertume de la substance. Elle se demanda ce que c'était jusqu'à ce qu'une euphorie lascive ne lui torde les abdominaux et alors, elle comprit. Ils consommaient leur propre neurotoxine en guise de narcotique.

— Et puis, hors de question que je m'écrase plus que de raison devant des zméides, poursuivit-il en l'agrippant plus fermement.

— Mais oui, bien sûr, chuchota-t-elle en lui tapotant la cuisse d'un geste agacé. C'est pas une raison pour te donner en spectacle et provoquer un scandale.

Il ne répondit pas, se contentant de lui confisquer le houka pour s'en emplir les poumons. Aélig comprit qu'il n'était pas dans son état normal. Elle non plus, d'ailleurs, et cela ne lui plaisait pas beaucoup. Elle ne s'opposait pas à la drogue récréative, mais le moment lui semblait particulièrement inadéquat. De toute évidence, Haïdès s'en fichait pas mal, et après avoir entouré ses épaules de son bras libre, il s'évertuait à glisser ses doigts par l'encolure de sa combinaison pour atteindre sa chair. La tentation de le laisser continuer était grande. Déjà, Aélig prenait conscience de la vague de chaleur qui lui tiraillait le bas ventre, oblitérant tout le reste. Comme elle était quasiment collée à lui, il ne pouvait ignorer l'état de tension qui l'envahissait peu à peu, en profitant pour l'entraîner inexorablement en arrière.

— Viens sur moi, exigea-t-il à voix basse.

Pendant une fraction de seconde, défiant tout ce qui était raisonnable, Aélig faillit céder. Puis, pour une raison qui lui échappait sur le moment, elle se souvint des paroles lâchées par Sekhmet peu avant leur entrée dans cette salle voûtée. Sans le brusquer, elle se dégagea de son étreinte et reniflant de déception, il bascula sur le dos.

— Je comprendrais jamais cette pudeur, constata-t-il en se massant la nuque.

Aélig haussa des épaules.

— Quand le serpent disait que t'étais à peine adulte, qu'est-ce que ça signifiait exactement ? demanda-t-elle.

— Comment ça ? s'étonna Haïdès avant de coincer l'embout du narguilé entre ses dents.

— T'as quel âge ? précisa-t-elle. Sur une échelle humaine, j'entends.

— Y a pas d'équivalence, dit-il en crachant un nouveau filet opaque et elle dut se retenir d'éternuer.

Lutter contre le vertige lui parut impossible et elle ferma les yeux quelques secondes.

— Approximativement, insista-t-elle après une courte pause qu'elle mit à profit pour s'étirer.

— Mais on s'en fout, putain. Viens. J'ai envie de te sentir contre moi. Ça me fera du bien et à toi aussi, tu sais.

Aélig accueillit son râle agacé d'un ricanement.

— Réponds et j'aviserais, promit-elle avec une douceur contrefaite. Peut-être.

Haïdès lui adressa un regard en biais et elle sut qu'il n'était pas dupe. Pas assez anesthésié pour se laisser avoir par une ruse aussi grossière, contrairement à ce qu'elle croyait.

— Et bien j'imagine que chez vous, j'aurais pas encore le droit de vote, répondit-il avec indifférence.

— Ah, souffla Aélig. Ça explique effectivement pas mal de choses.

— Comme quoi ?

Se redressant en prenant appui sur ses coudes, il leva la tête vers elle.

— Tu insinues que je manque de maturité, peut-être ? ajouta-t-il d'un air faussement menaçant.

— Complètement, oui, affirma Aélig alors qu'il tirait furieusement sur le narguilé. Tu cherches la merde en permanence et t'es toujours persuadé d'avoir raison.

— Mais j'y peux rien si je me trompe rarement, se défendit-il.

Elle fit mine de ne pas entendre.

— Sans parler du pelotage en public. T'as beau peser cent cinquante kilos, tu te comportes comme un gamin de quinze piges.

Il éclata d'un rire interloqué.

— Ça n'a rien de vraiment drôle, soupira Aélig.

— D'accord, excuse-moi. Je me disais juste que d'habitude, tu les supportes plutôt bien, mes cent cinquante kilos, ricana-t-il en crachant quelques filaments vaporeux. C'est que je dois pas être si lourd que ça.

— Ah, ah, dit Aélig d'un ton sinistre.

Elle s'installa quand même à côté de lui, s'allongeant à moitié, sans le toucher toutefois. L'attente lui pesait, d'autant plus que les Thanyxtes présents ne paraissaient guère à quitter la pièce. Leur repas s'éternisait. Une intuition lancinante lui murmurait que Ka'Zed n'en avait pas terminé avec eux. Les fréquentes œillades d'Haïdès dans la direction du seigneur du guerre lui révélèrent qu'il partageait son sentiment, même s'il n'en disait rien. Il était rare qu'il partage ses inquiétudes avec elle, l'excluant quasi-systématiquement de ses prises de décision. Il ne la jugeait pas assez dégourdie, probablement. Un mammifère stupide. Un chiot en bord de table. 

Cette mise à l'écart la mettait souvent dans une colère glaciale. Elle se vengeait comme elle pouvait. Elle voulut lui dire d'aller se faire foutre, de crever seul dans un caniveau comme il le méritait.

— Combien de temps ça va durer, à ton avis ? demanda-t-elle à la place.

— Des heures, des jours, dit Haïdès. Aucune idée. C'est pas moi qui décide.

Aélig se retint de crier de désespoir. Elle ne tiendrait pas plus de deux heures sans dormir, alors des jours... Et lui non plus, d'ailleurs, si elle se fiait à ses bâillements de plus en plus prolongés. L'horrible impression qu'ils testaient ainsi leur résistance prenait de plus en plus de place dans son esprit. Elle se frotta les yeux, se sentit partir.

Un grand fracas tout proche la fit sursauter avec violence. Non loin de là, Ninhursag empoigna un autre stygien. Usant d'une force exagérée, il le plaqua contre la dalle, lui décochant une patte dans le museau dans un bruit mou. L'autre se défendit enfin et tous deux roulèrent en direction de Ka'Zed et son air indifférent.

— Mais merde, quoi encore ? souffla Aélig alors que des restes de nourriture volaient dans les airs, propulsés par un mouvement involontaire d'un des deux Thanyxtes.

À sa plus grande surprise, Haïdès bâilla de nouveau. À quelques mètres de là, Ninhursag jeta son compatriote au sol en grognant.

— C'est rien, la rassura-t-il en se redressant quand même. C'est à cause de la toxine. Certains ont envie de se battre et d'autres de baiser. Moi c'est les deux en général. Mais là, j'ai vraiment sommeil, alors j'espère que ça va vite être réglé.

Ninhursag, bien plus corpulent que son adversaire, prit rapidement le dessus. Les griffes profondément plantées dans les flancs déjà bien lacérés de sa malheureuse victime, il l'envoya à nouveau valdinguer sur la table, brisant et éparpillant la vaisselle sommaire aux alentours. Aélig ne pouvait arracher les yeux de sa gueule entrouverte, de sa langue coupée et de ses crocs dégoulinants d'un mélange rosâtre de salive et de sang. Sa tenue d'apparat, déchirée à plusieurs endroits, pendait lamentablement au niveau de ses bras, entravant ses mouvements – mais il s'acharna tout de même sur l'autre avec une sauvagerie terrible. 

Soudain, Aélig fut prise d'un nouveau sursaut de nausée, le cœur retourné par une puanteur mielleuse et elle comprit qu'Haïdès continuait de fumer comme si rien d'exceptionnel ne se passait. Comment pouvait-il rester insensible à ces cris, à ces coups de griffes, à Ninhursag qui écumait de rage et de plaisir ? Il s'agissait tout de même de ceux qui lui ressemblaient, même de loin. N'allait-il pas intervenir ? Mais personne, lui y compris, ne semblait disposé à bouger. 

Ninhursag déchiquetait l'un des leurs sans raison apparente et aucun d'entre eux ne réagissait.

— Il va le tuer, constata-t-elle, horrifiée.

— Peut-être, dit Haïdès. Mais c'est sans conséquences pour lui.

Elle ferma les paupières en entendant un craquement d'os broyés et se plia en deux pour lutter contre une subite envie de vomir. L'atmosphère lui parut quasi-liquide. Elle ravala un reflux acide dans une déglutition répugnante. Du coin de l'œil, elle aperçut le grand Thanyxte blanc taper du plat de la main sur le rebord de la dalle dévastée, aussitôt imité par Sekhmet et l'autre mâle. Un applaudissement sinistre. Il encourageait son second à donner la mort. Leur équivalent de la fosse sur Thelxinoe. Elle s'était pourtant persuadé qu'un esprit à l'intellect supérieur pouvait éviter la violence par la communication et la coopération. Ils en étaient un mauvais exemple. Éructant de triomphe, Ninhursag cracha sur le cadavre. Toujours avachi, Haïdès contemplait la scène en levant le menton.

— Va falloir t'y faire, la prévint-il.

Désormais au bord du malaise, Aélig sentit une pointe glacée s'enfoncer entre ses côtes quand, saisissant le corps pantelant par l'encolure, Ninhursag le traîna avec difficulté dans leur direction. Le raclement sinistre du poids mort contre la pierre rêche et le tintement de la céramique tombant au sol la paralysa. La table se transforma en autel sacrificiel maculé de bordeaux. Un message, voilà ce que c'était. Elle s'efforça de ne pas bouger lorsqu'il acheva de tracter son funeste fardeau à leur hauteur. Le cœur battant, elle fixa ses propres pieds, essayant de faire abstraction de l'épaisse hémoglobine qui gouttait jusqu'à ses semelles et de la lourde respiration lui parvenant de l'autre côté de la dalle. 

L'entièreté de l'attention se focalisait désormais sur eux, lui rappelant douloureusement une situation similaire et récente. L'équipage de l'Ereshkigal allait-il à son tour les jeter dehors ? De toute évidence, ils n'étaient bienvenus nulle part.

À ses côtés, Haïdès baissa l'embout du narguilé, le laissant déverser un mince ruisseau de vapeur empoisonnée. Se mouvant avec une lenteur calculée, Ninhursag fit le tour de la table dévastée pour se planter devant eux. Ses bottes étaient richement décorées, bien que pleines de sang. Ce fut ce détail qui la poussa à se mettre debout pour l'affronter.

Le Thanyxte émit un sifflement incrédule. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle le défie en face à face. À l'autre bout, Ka'Zed se pencha en avant, visiblement intéressé par la suite des évènements.

Aélig ouvrit la bouche, mais, crochetant le foulard qu'elle portait, Ninhursag transforma sa réplique pleine d'esprit en un couinement de terreur. Elle se protégea de ses bras, priant l'umbrarmure de se déployer, mais il se contenta de jeter le tissu déchiré au sol d'un geste dégoûté. Se secouant, elle força la protection noire à réintégrer la greffe et l'autre partit d'un aboiement moqueur.

— Umbrarmure ou pas, ta place est à mes pieds, cracha-t-il dans une volée de postillons.

Tétanisée, Aélig entendit un soupir contrarié filtrer dans son dos. Au crépitement aqueux qui s'ensuivit, elle devina qu'Haïdès avait repris le houka, manifestant un mépris suprême face à l'attitude hostile de Ninhursag. Furieux devant cette indifférence, celui-ci éructa et envoya son talon en plein dans le récipient fragile. Il y eut l'éclat sonore du verre diaphane qui se brisait et une flaque sirupeuse se répandit aux pieds d'Aélig.

—Bon, merde. Est-ce que je peux me lever ? interrogea Haïdès d'une voix forte.

Ka'Zed, toujours penché en avant avec une expression avide, tapa une fois sur la tablée.

— Pas à toi que je demandais, précisa-t-il dans un murmure. Très bien.

Rejetant le tuyau devenu inutile d'un geste agacé, il se mit debout avec cette assurance arrogante qui lui était propre. Apparemment ravi par ce revirement, Ninhursag gronda, grimaçant un sourire qui n'en était pas un.

— Apprivoisée ou pas, sa place est à mes pieds, répéta-t-il en levant le museau pour le dévisager.

— Pas d'armure, prévint tranquillement Ka'Zed. Et pas de meurtre.

— D'accord, répondit distraitement Haïdès avant que Ninhursag ne lui décoche un coup de tête qui le fit chanceler.

Il éructa. Cherchant un prétexte pour fuir au plus vite leur dangereuse proximité, Aélig se précipita pour ramasser le foulard jeté par terre. Au même instant, Haïdès poussa son ennemi avec tant de force qu'il trébucha, basculant sur le cadavre allongé sur la dalle. Il l'entraîna ensuite au sol et Aélig ne fut plus sûre de ce qu'elle percevait de leur empoignade. Dans un réflexe inutile, elle remit le tissu sur son crâne et se rassit, tremblante. Ses pensées bloquaient dans un cercle vicieux. Derrière la table de pierre, elle entendit Ninhursag hurler et même Ka'Zed se redressa pour voir ce qui se passait, mouvant sa masse imposante en soupirant. Son second réussit à bondir sur ses deux pattes et à avancer de quelques pas avant d'être à nouveau fauché. En tombant, son menton heurta le tapis dans un craquement inquiétant. Immobilisé par le poids d'Haïdès, à qui il rendait bien trente kilos, il se retrouva coincé à plat ventre et lorsqu'il lui tordit le bras, il jappa.

— Pas trop, prévint alors Ka'Zed, qui s'amusait comme jamais. C'est un bon second.

Aélig devina qu'Haïdès hésitait. Se demandant ce que ce « pas trop » impliquait.

Il finit par s'emparer de la main gauche de Ninhursag, l'étirant jusqu'à le faire crier de douleur et au son spongieux, elle comprit qu'il était en train de lui arracher une griffe. 

S'avouant enfin vaincu, l'autre ne chercha plus à se débattre, acceptant la torture en serrant dignement les maxillaires.

— Allez, ça suffit, trancha Ka'Zed d'un ton ferme. Il s'est couché.

Elle se plaqua une main sur la bouche en voyant l'ignoble fontaine de filaments ensanglantés qui gicla de la main de Ninhursag quand Haïdès parvint à ses fins. L'abandonnant au sol, il suçota la griffe dorée pour la débarrasser des derniers résidus de nerfs et de viande qui s'y accrochaient encore. En se redressant, il recracha le glaviot rougeâtre, ratant de peu la gueule de l'autre. Humilié, Ninhursag s'assit, pressant son poignet blessé contre sa poitrine et pendant une fraction de seconde, Aélig eut pitié de lui. Tête basse, il finit par décamper, sûrement en direction du bloc médical. Ka'Zed l'accompagna d'un regard indéchiffrable.

Malgré sa démarche ferme, Haïdès ne ressortait pas non plus indemne de cette rapide confrontation. Les pattes acérées de son adversaire avaient déchiré sa clavicule, réduisant cette partie de sa combinaison en lambeaux. Une balafre plus profonde entaillait un de ses mollets, le faisant abondamment saigner. Il s'accroupit alors en face d'elle et lui fourra la malheureuse griffe entre les mains.

— Je vais pas m'en faire un pendentif, ironisa-t-elle, essayant en vain de masquer sa voix tremblante sous la plaisanterie. Mais merci.

— Viens là, le Sobekien, commanda Ka'Zed, ne lui laissant pas l'occasion de répondre. Et amène ton animal avec toi.

Trop effrayée pour relever le terme dégradant, elle se laissa entraîner par Haïdès sans protester. Mal noué, le tissu déchiré qu'elle avait remis sur sa tête se défit, tombant sur ses épaules et gênée d'être ainsi exposée, elle baissa le nez. Il lâcha son poignet une fois devant le seigneur de guerre. Les bras croisés, celui-ci le jaugea d'un regard bien différent que lors de leur première discussion, impressionné par cette démonstration de violence spectaculaire. Nerveuse, Aélig remua imperceptiblement. Sifflant, Sekhmet contourna Ka'Zed avec douceur, s'appuyant sur les coussins à l'aide de ses muscles abdominaux. Dans ses yeux jaunes brillait une lueur qu'elle fut incapable de déchiffrer. Dardant sur eux sa face lacérée, Ka'Zed inspira.

— Sait-elle comment naissent ceux comme moi ? demanda-t-il dans un grondement.

— Non, répondit Haïdès.

Elle serra ses mains l'une contre l'autre, nerveuse. Elle percevait distinctement le spasme qui faisait tressaillir la jambe blessée d'Haïdès. Il avait mal. Cela n'échappa pas à l'autre.

— Il faut te faire soigner, dit-il.

— Ça peut attendre.

— Je n'en doute pas, s'amusa Ka'Zed avant de tourner son museau mutilé vers Aélig. Les primo-stygiens sont des fils d'Apophides. Cela arrive une fois sur mille, car elles ne donnent la vie qu'à des femelles. Une déviance génétique. Les hiérophantes comme moi sont encore plus rares. Montre-moi sa peau.

Avec un temps de retard, Aélig comprit qu'il s'adressait à nouveau à son compagnon. Le poison qui lui embrumait le cerveau l'empêcha de réagir avec vigueur lorsque Haïdès tira sur la fermeture de sa combinaison, la malmenant pour la défaire.

— Désolé, lui glissa-t-il froidement en s'emparant de son bras nu.

Complètement hébétée, elle put à peine gémir alors qu'il l'écorchait sans faire exprès.

— Plus près, exigea Ka'Zed. Je n'y vois plus très bien.

— Putain, expira Aélig alors qu'il la tirait en avant, la forçant à présenter son bras à quelques centimètres des crocs ébréchés du Thanyxte blanc.

Son haleine cétonique, sucrée par le diabète, lui chatouilla le nez alors qu'il la reniflait longuement. Certaines de ses dents implantées de travers étaient cassées et d'aussi près, elle devinait le goître graisseux dégoulinant mollement sous sa mâchoire. Une épave. Haïdès lui obéissait pourtant, aussi docile qu'un chaton, n'osant même pas montrer les crocs, et elle le détesta pour cela. Elle voulut reculer, mais enserrant sa chair dans un étau imperturbable, il l'obligea à subir cet examen dérangeant jusqu'au bout.

— Tu sais ce que c'est ? prononça enfin Ka'Zed sans pour autant cesser de scruter les minces lignes parcourant son épiderme.

N'arrivant pas à déterminer s'il parlait à Haïdès ou à elle, Aélig préféra garder le silence.

— Non, répondit Haïdès.

— On t'expliquera. Mais nous supposons que les hiérophantes sont une réminiscence d'une ancienne volonté de Zhu, dit-il en claquant des mâchoires.

Sentant des gouttelettes de salive chaude s'écraser dans le creux de son coude, Aélig retira son bras si brusquement qu'Haïdès la relâcha, surpris. La voyant s'essuyer dans un spasme, Ka'Zed ricana doucement.

— Moi, je suis né ainsi, avec cette langue à moitié dégradée, mais sur elle, Il l'a gravée à vif. Une chose encore plus vieille que les Voix, à ce qu'on sait. Dès que j'ai vu sa peau, j'ai compris pourquoi on vous a envoyés ici.

— Personne ne la touchera, c'est certain, ajouta Sekhmet. Nous renouons avec les origines.

Aélig n'y comprit pas grand-chose, mais elle n'en eut cure. Elle espérait qu'ils allaient la laisser tranquille, et vite, car elle n'était pas certaine de pouvoir tenir dix minutes supplémentaires sans se ridiculiser en éclatant en sanglots. Sur le moment, les arcanes et les mystères de Zhul'Umbra et de ses pathétiques adorateurs ne la passionnaient guère. Seule la force de ses nerfs la maintenait encore debout. Sentant une piqure vive lui lacérer la paume, elle fut surprise d'y découvrir une griffe soigneusement dorée. Le bout incurvé de kératine sentait encore le sang.

S'engonçant dans son assise moelleuse, Ka'Zed arrangea la manche de sa combinaison. Penchée par-dessus son épaule, Sekhmet lui susurrait des choses à voix basse.

— Nous allons te recoudre, promit-il ensuite en caressant l'apophide sous la mâchoire. Puis, si tu le souhaites, tu auras mes affiliées.

— Viens avec moi, dit Sekhmet à Aélig.

Elle s'étonna de la voir aussi proche alors qu'elle aurait juré de l'avoir vu à côté de Ka'Zed il y a une fraction de seconde. Son esprit hallucinait sous la fatigue. Enroulant une de ses fines pattes autour de son avant-bras, Sekhmet l'entraîna à sa suite, ne la laissant pas entendre la réponse d'Haïdès. Aélig tenta d'accrocher son attention, mais il ne la regardait plus. 

Un animal près de la table, se souvint-elle.

— Haïdès, l'appela-t-elle.

L'apophide la tira avec une vigueur insoupçonnée et elle trébucha.

— Haïdès, répéta-t-elle, un début de panique lui étreignant la gorge.

Elles dépassèrent la table. Elle perçut des sifflements. Des coups sur la pierre. L'air puait l'encens.

— Me laisse pas seule, putain ! s'écria-t-elle, la voix cassée par l'atmosphère pleine de fumée.

Il l'ignora. 

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