CHAPITRE 1 : Distorsions


L'intérieur de la navette était mal éclairé, et Haïdès n'en distingua que des lignes abstraites baignées d'une obscurité froide. L'engin de transport était plus large et long que ses équivalents humains. Les entrailles contenues par la coquerie étaient sombres et dépouillées, réduites au minimum fonctionnel. Les Thanyxtes ne s'encombraient jamais de superflu.

Seul le poste de pilotage était illuminé par une faible lueur, oscillant entre le vert et le bleu.

 Un halo fantomatique ceignait la silhouette de Koschei, installée dans le fauteuil, découpant sa figure en aplats de schiste.

Silvir passa sa patte gantée sur une portion de la paroi, et une lumière fade naquit, transportée par de fines bandes collées à même les murs. 

Apercevant le cadavre emmailloté d'Iktara, accroché au plafond bas tel une vulgaire carcasse, Haïdès eut un mouvement de recul involontaire.

Le cocon noirâtre ballotait doucement, mû par un courant d'air invisible.

Ecœuré par cette chrysalide, il s'en détourna bien vite. Après s'être assuré que le container était en place, il en désactiva la suspension magnétique. 

La lourde caisse s'écrasa sur le sol plastifié dans un bruit sourd.

À la proue, Silvir s'était approché de sa compatriote, se penchant vers elle afin de lui parler. 

Trop loin pour les entendre, il ne saisit rien de leur échange.

Un tremblement à peine perceptible, rampant sur les cloisons courbes comme un frisson, lui signala la mise en route du propulseur. Se préparant aux secousses, il se cramponna à une rambarde recouverte de mousse isolante. 

Aucun hublot ne lui montra la progression de la montée atmosphérique, mais un sifflement discret lui donna une idée approximative de la vitesse. Une sensation d'écrasement comprima ses poumons, car la navette perçait enfin les dernières couches de l'atmosphère pour déboucher dans l'espace. 

La gravité changea de manière subtile, déboussolant son oreille interne pendant un court instant.

Les vibrations cessèrent, délivrant un ultime soupir, et il put lâcher la barre de maintien.

À son plus grand soulagement, le container n'avait bougé que de quelques centimètres en avant, imprimant des traces grises sur le revêtement du sol.

Son esprit luttait contre deux impulsions contraires, accouchant d'une dichotomie qu'il peinait à contenir. D'un côté, il n'arrivait pas à justifier sa présence dans cette navette et de l'autre, il se disait qu'il aurait mieux fait de mourir sur Kappa-Centauri. 

Voilà bientôt cinquante-cinq ans qu'il menait une existence indigne à des milliers d'années-lumière de son véritable foyer. 

Durant ce demi-siècle d'errance, seulement deux êtres avaient compté pour lui. Le premier était un esprit blessé, arraché à sa structure dans la précipitation, un fragment ; Aresh avait été son otage depuis le début, mais il était également une étincelle d'espoir à l'intérieur d'un boyau aveugle et sans fin. Lentement, il avait perdu toute envie de vivre. 

Son contact avec Nazarah avait probablement signé l'amorce de sa déliquescence finale, Haïdès le sentait au plus profond de lui.

Dans un mois, peut-être deux, ou peut-être moins encore, l'IA s'éteindrait définitivement.

La deuxième présence, il ne l'avait côtoyée qu'un court laps de temps, une centaine de jours, pas plus. À l'échelle de sa vie, ce n'était rien, de la poussière, et pourtant... savoir qu'elle reposait désormais dans une tourbe collante le rendait fou, comme un poignard planté entre les côtes. Certaines choses ne s'expliquaient pas.

Un mouvement en périphérie de son champ visuel le tira de ses pensées. Koschei avait quitté l'avant de la navette, se déplaçant en silence. Elle avait enfin retiré son casque. Tout comme son compagnon, elle paraissait à peine adulte, les traits acérés, taillés à coups de sécateur. 

Haïdès n'avait jamais rencontré une physionomie semblable parmi les siens. Son museau, un peu aplati, était surmonté de minces cornes recourbées vers l'arrière en une savante ondulation ; elle y avait passé plusieurs anneaux d'un métal irisé. Selon les critères de sa race, elle était belle. Seulement un détail gâchait sa face quasi-parfaite. 

Quelque chose n'allait pas avec ses yeux. Haïdès mit plusieurs secondes à déterminer quoi. Les iris de Koschei, cernés d'un halo blanchâtre, opalin, baignaient à l'intérieur de pupilles troubles.

Cette aberration chromatique ne se rencontrait que chez les noyés, ou ceux qui avaient été privés d'oxygène jusqu'à l'asphyxie.

 Koschei avait les yeux d'un cadavre.

Il voulut lui demander pourquoi.

— Où va-t-on ? fit-il à la place.

Elle le dévisagea durant un instant de son regard malade.

— Thelxinoe, lâcha-t-elle après un silence.

— Vous foutez pas de moi, déclara-t-il en haussant le ton afin d'être aussi entendu par le pilote. Je suis pas d'humeur.

À l'autre bout du cockpit, Silvir eut un rire pareil à un crissement. 

L'autre le fixait toujours sans rien ajouter.

— Thelxinoe est un putain de trou noir, ajouta Haïdès, irrité par leur attitude.

— Faux, dit Koschei.

— C'est une singularité gravitationnelle de classe Anchor. C'est ce qu'on apprend à l'Académie des Sciences.

— C'est de là que sortent les tortionnaires de votre genre ? interrogea Koschei avec calme.

De toute évidence, elle s'était renseignée sur lui. 

Guère difficile, quand on disposait de son matricule. Le Styx n'effaçait jamais rien, et ses archives remontaient parfois à des milliers d'années. 

Il ignorait comment Silvir et elle y avaient accès.

— À quelle faction appartenez-vous ? demanda-t-il.

— Aucune, lança Silvir sans se retourner. Est-ce que c'est rassurant ?

— De quoi ? dit Haïdès.

— De vous persuader que tout, dans ce monde, rentre obligatoirement dans une petite case ? reprit Koschei, répondant à la place de son compatriote. De se dire que Thelxinoe est effectivement un trou invisible à l'œil nu, puisque c'est ce que l'on vous apprend ?

Haïdès ne répondit pas à cette rhétorique. De toute manière, il n'avait pas les forces d'argumenter, ni de mener une discussion absurde de plus. 

Mais Koschei n'avait de toute évidence aucune envie de lâcher le morceau.

— Cela fait près de soixante-dix mille ans que le Styx est persuadé que Thelxinoe a disparu, avalée par elle-même, poursuivit-elle. Pourtant, personne ne s'est jamais donné la peine de vérifier. Comment vous l'expliquez ?

Il tiqua devant cette énième bêtise.

— Bien sûr que ça a été vérifié. Plus de vingt missions ont été au plus près, elles sont toutes revenues avec les mêmes observations...

— Et il ne vous est jamais venu à l'esprit, que vous avez apparemment si éduqué, que ces fameuses observations étaient fausses ? se moqua doucement la femelle.

— Laisse-le tranquille, la prévint Silver en se retournant à moitié. Les natifs sont très sceptiques.

— On ne peut pas cacher une planète, rétorqua Haïdès en ignorant son intervention.

— Mais vous êtes quand même disposé à croire que notre peuple peut ramener les morts, railla Koschei. Vous savez, la vérité ne se fractionne pas en morceaux qu'on choisit et d'autres qu'on abandonne à volonté...

Il garda le silence une fois de plus. Cette conversation ne menait à rien. Koschei cherchait peut-être à lui faire perdre son calme, tout simplement. 

Comprenant qu'elle ne tirerait rien de lui, elle finit par renifler, quittant son perchoir pour rejoindre Silvir et l'abandonnant à ses interrogations sans réponse.

Le trajet se déroula dans le silence, lui faisant perdre le compte du temps. Secoué par d'imperceptibles vibrations, le container volumineux oscillait parfois.

Il devait lutter contre lui-même pour ne pas l'ouvrir et regarder à l'intérieur à chaque clapotement éclaboussant les parois intérieures. Cela n'aurait servi à rien. 

Il ne savait même pas s'il était capable de le desceller.

À un moment, il fut tiré de sa léthargie par un bourdonnement en provenance de sa combinaison. Après s'être assuré que les deux Thanyxtes ne faisaient plus attention à lui, Haïdès tira l'IA d'une de ses poches. La lueur émise par le boîtier avait faibli une nouvelle fois.

— Il y a une trappe de maintenance des circuits gravitationnels sur la gauche, lui dit Aresh dans un murmure. Laisse-moi dedans.

— Pourquoi ? ne s'étonna pas vraiment Haïdès.

Il avait parlé d'une voix assourdie. Précaution inutile. Le bruit machinal des propulseurs emplissait l'espace d'un staccato si fort qu'il aurait très bien pu s'exprimer normalement.

— Je ne veux plus continuer comme ça, affirma l'IA. Ça n'a aucun sens. Depuis des années, je ne fais que retarder l'inévitable, et toi aussi. J'ai fait ce que tu voulais. Laisse-moi, maintenant.

Il ne trouva rien à redire. Il voulut lui demander de rester encore un peu, mais il savait qu'il n'en avait pas le droit. Il l'avait déjà forcé à vivre plus que de raison. 

Si Aresh souhaitait mourir lui aussi à l'intérieur de cette caisse maudite, il ne pouvait s'y opposer.

— Soit, dit-il en déverrouillant la trappe de sa dernière sépulture.

Désormais, il était seul. Ce constat ne provoqua rien en lui. Cela faisait bien longtemps qu'il s'y était résigné, ou presque. 

Les êtres comme lui étaient condamnés à regarder les autres partir. Pour Aresh, c'était dommage, mais il ne pouvait – ou ne voulait, plutôt – rien y faire. Quant au second corps emprisonné dans la boîte... Il refusait cette réalité, et il la tordrait jusqu'à ce qu'elle ne corresponde à sa volonté.

Quitte à suivre les deux Thanyxtes à la coloration absurde à l'intérieur du trou noir qui avait remplacé le monde de Thelxinoe.

— Venez, lui dit impérieusement Silvir, haussant le ton pour être entendu malgré la toux des moteurs.

Se dépliant avec difficulté après les nombreuses heures passées dans la même position, Haïdès rejoignit les Stygiens refugiés au poste de pilotage.

Celui-ci était envahi par les rayons blafards des instruments de navigation. Installée dans le deuxième siège, Koschei avait déplié les jambes.

Un coup d'œil à l'un des écrans lui indiqua que la navette se trouvait désormais près de l'amas M67, comme l'appelaient les humains, mais l'attention d'Haïdès se fixa ensuite sur la verrière étroite barrant le cockpit.

— Impossible, dit-il.

Le phénomène se jouant derrière le blindage protecteur bardé de filtres ne ressemblait à aucune manifestation observable dans le cosmos. 

Il n'était pas astrophysicien, mais la certitude que ces lignes brillantes étaient une anomalie inexplicable ne le quittait pas.

Se mouvant en un paresseux ballet, les stries jaunâtres brossaient un cercle dont il ne distinguait qu'une infime portion. Le dessin adopté par les fluctuations lumineuses ne se fixait jamais plus de quelques secondes. 

Elles suivaient pourtant un schéma général, décrivant de larges arcs sur la toile noire et profonde de l'espace environnant. 

Il aurait pu devenir aveugle s'il n'y avait pas eu les atténuations optiques fournies par la navette, filtrant la violente lumière dégagée par la formation. Des fragments de termes nébuleux surgirent dans son esprit : disque d'accrétion, horizon des évènements... des mots théoriques et plats, creux comme des cosses et inventés par des spéculateurs afin de décrire l'aspect d'une singularité gravitationnelle massive. Sans parvenir toutefois à rendre hommage à la vérité.

— Impossible, répéta-t-il. Nous ne pouvons pas être aussi près sans être avalés.

— Ce n'est qu'une illusion inoffensive, clarifia Silvir, indifférent à la beauté du spectacle. Une façade. Thelxinoe n'a jamais été un trou noir.

— Une illusion ? reprit Haïdès, sceptique. Mais comment ?

— Je ne sais pas, je n'ai pas fait l'Académie des Sciences, répondit l'autre de son ton tranquille.

— Aucune de nos technologies existantes ne peut dissimuler une planète entière, affirma-t-il.

— Et ce que vous avez vu dans le Caveau, alors ? l'apostropha Koschei, sortant de sa réserve. Parce que vous l'avez vu, non ? Vous lui avez même parlé. Ce n'était pas une aberration.

— Ça n'a rien à voir, se défendit Haïdès.

Elle siffla pour marquer son agacement.

— Bien sûr que si. Mais je comprends, ça fait toujours drôle d'apprendre que les nôtres sont loin d'être l'espèce la plus évoluée de ce coin-là de la galaxie, ironisa-t-elle.

— Qui est au courant ?

— Personne, ou presque. Nos sympathisants ne sont guère nombreux, chez les naturels, affirma Silvir. Ils ont abandonné les anciennes pratiques depuis longtemps, même s'il en subsiste quelques clans, comme celui du Nergal.

Il repensa à l'équipage de l'Ereshkigal.

— Des intégristes, commenta-t-il avec mépris.

C'était la troisième fois au moins qu'il entendait le qualificatif « naturel » dans la gueule de ces deux-là. Il se demandait si cela avait un rapport avec la colonne noire et segmentée plantée dans leur dos, et qu'il devinait même sous les plaques de leurs umbrarmures. 

Si lui était un « naturel », alors eux, ils étaient quoi, au juste ? Des modifiés ? 

Quand il posa la question, Silvir se contenant d'un hochement de tête sans aucun sens. 

Maudite gestuelle Thanyxte. Il avait perdu l'habitude de la comprendre.

— Ce n'est pas à moi qu'il faut demander, affirma-t-il, laconique. Nous ne sommes que l'avant-garde.

— L'avant-garde de ? dit Haïdès, se sentant de plus en plus idiot au fil de leur conversation erratique. D'une invasion de débiles sortis d'un faux trou noir ?

— Allez vous rassoir, lui intima Koschei. Nous passons aux manœuvres de la traversée.

— Je pourrais vous ouvrir la gorge, les prévint-il. Je pourrais vous ouvrir la gorge à tous les deux.

— Sûr, ricana Koschei sans le regarder.

— Ne soyez pas caractériel, ajouta son compatriote en se penchant sur le tableau de commandes. Sans nous, vous ne savez même pas où aller.

C'était vrai. Haïdès fixa une dernière fois la manifestation lumineuse diluée. L'enchevêtrement rayonnant était immense. Au milieu des filaments flottant avec lenteur, il n'y avait rien. 

Le vide, le noir, le néant d'un goulot perçant la trame de l'univers lui-même.

Une simple illusion, avaient-ils affirmé.

Pour lui, cela ressemblait plus à un portail vers une mort certaine qu'à une projection sophistiquée. Il n'avait pas eu le temps de reculer que la navette plongeait déjà dans les abysses.

À la place d'une poussée de gravité anormale, il ne sentit qu'une légère accélération. 

Derrière la verrière, le morceau de ténèbres prit bientôt toute la place, étendant ses voilages bordés de scintillements. Se préparant au pire, Haïdès ferma les yeux par automatisme.

Quand il les ouvrit à nouveau quelques minutes plus tard, l'engin flottait désormais dans un pan d'espace inconnu.

Courbant sa surface sombre avec grâce pour l'offrir à la lumière lointaine des étoiles, une planète sans soleil se cachait sous un épais manteau de brume.

D'aussi loin, il ne pouvait distinguer son relief avec certitude, mais les dimensions correspondaient à une tellurique effondrée sur elle-même depuis environ soixante-dix mille ans.

Thelxinoe. 


à dans approximativement six mois pour la suite

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