8. Secrets
« Celui qui cache son secret est maître de sa route. »
Proverbe arabe
Pendant plusieurs jours, le regard de détresse d'Imany hanta l'esprit d'Alexandre. Quoi qu'il fasse, où qu'il soit, il pensait à elle. Quelque chose d'étrange s'était passé lorsque leurs regards s'étaient croisés, une sorte d'alchimie qu'il ne pouvait oublier. Elle lui avait donné la force de parler, et lui avait su la rassurer. La brune s'était montrée froide, silencieuse, renfermée, mais Alexandre la comprenait et savait qu'au plus profond d'elle, Imany cachait quelque chose de douloureux. À seulement vingt-deux ans, la jeune femme semblait déjà marquée par la vie, à un stade qu'il ne réussissait à imaginer. Sa façon d'être, de vivre, de voir le monde lui semblait totalement étrangère. La femme paraissait introvertie, certes, mais quelque chose dans son secret devait avoir marqué son cœur au fer.
La première réunion s'était étonnement bien déroulée. Alexandre, qui ne croyait pas une seconde que ce club des jeunes amputés tiendrait plus de deux heures, se rendait déjà à sa deuxième réunion. Souriant, une épaisse écharpe grise enroulée autour du cou, le caporal s'avançait sur les trottoirs mal bétonnés de la ville. En ce dimanche ensoleillé, beaucoup de monde était de sortie, mais personne ne semblait prêter attention à lui, perdu au milieu d'une foule de personnes qui désormais lui semblaient géantes. Se dirigeant vers la colline de Fourvière, Alexandre méditait intérieurement. Aux côtés de Romain, Justine et Imany, il se sentait normal. Pour la première fois depuis des mois le brun avait oublié son handicap, son accident, et avait passé un bon moment. Parler de sa blessure lui avait été moins difficile que ce à quoi il s'attendait, et étonnement, le manque de réaction de ses camarades lui avait fait du bien. Ne pas avoir de regards insistants et de messes basses ambiantes lui montrait qu'il pouvait encore être normal, lui aussi.
Arrivant devant la porte du jeune garçon, où le nom Moreau était inscrit, Alexandre appuya sur un petit bouton qui émit un bruit fort désagréable. Il grimaça, reculant comme pour ne plus l'entendre. La porte, dans un bruit fracassant, s'ouvrit aussitôt, dévoilant la silhouette fine de l'adolescent souriant.
— Salut, mec !
— Salut, dit Alexandre en s'avançant.
Ils se serrèrent la main, amicalement, puis s'enfoncèrent dans l'appartement. Pendant un court instant, le silence fut pesant. Romain jouait avec son chien, tandis que le brun, prisonnier de son fauteuil, restait immobile sur le pas de la porte. Il observa un instant la scène qui se déroulait sous ses yeux. L'adolescent débordait d'énergie, et il était difficile de se douter que sous se sourire contagieux cet être avait vécu un cancer, si jeune. Difficile aussi d'imaginer que ce dernier avait été amputé des testicules. Quel était son secret pour être si heureux après tant de douleurs ?
— Fais comme chez toi, hein.
— Merci, répondit poliment Alexandre.
Il osa enfin s'avancer dans le salon, attirant l'attention de Dark Vador qui vint poser ses pattes sur son fauteuil pour quémander une caresse. Le caporal s'exécuta, frottant avec douceur le crâne du chiot qui se mit à tirer la langue, dessinant presque un sourire.
— Il est... Très expressif.
— Tellement ! s'exclama Romain. Allez Dark Vador, laisse Alex tranquille.
Comme à son habitude, le chiot se mit à courir dans le salon.
— Je suis le premier ? demanda le brun.
— Oui. Je crois que Justine aura un peu de retard.
Romain disparu quelques secondes, laissant le caporal seul dans son salon. Il prit une grande inspiration, examinant les lieux. Le salon était assez grand, avec une hauteur sous plafond impressionnante. Au-dessus de lui, une mezzanine décorée de guirlandes faites de boules de tissu coloré étaient enroulées à la rambarde, ajoutant une touche de folie à la décoration assez simple. Un grand canapé en cuir marron, situé en face d'un grand écran plat, était positionné sur le tapis blanc où quelques tâches marquaient le tissu.
Dark Vador, songea Alexandre.
À gauche, une grande cuisine américaine blanche donnait sur ce salon.
— Excuse-moi, je sortais Dark Vador dans la cour.
Il lui montra les fenêtres derrière lui. Alexandre lui adressa un simple sourire, ne sachant que dire de plus.
— Est-ce que je peux te poser une question, Alex ?
Le surnom fit dessiner un nouveau sourire sur les lèvres du brun qui hocha la tête, silencieusement.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé, au Mali ?
— Mon accident, tu veux dire ?
Le garçon, qui s'était avachi sur l'accoudoir du canapé, acquiesça d'un vif signe de tête. Toute forme de folie s'était éteinte dans son regard, laissant place à un regard sérieux et des trais tirés.
— Si tu ne veux pas en parler, je comprends. Je suis désolé.
— Ne t'en fais pas. Il est temps que j'accepte ce qu'il s'est passé, répondit Alexandre.
Il marqua une pause. Son cœur battait rapidement et douloureusement dans son torse, prête à exploser. Ses mains, en quelques secondes seulement, étaient devenues moites. Ses bras étaient parcourus de frissons, tandis que son estomac se tordait amèrement.
— J'ai marché sur ce que l'on appelle un EEI dans l'armée ; un Engin Explosif Improvisé. Une sorte de bombe artisanale que les terroristes fabriquent avec toutes sortes de choses.
Romain écarquilla les yeux, ce qui ne dérangea pas Alexandre qui s'était approché. La présence du garçon le réconfortait, et partager avec lui son plus gros cauchemar lui enlevait comme un poids dans le cœur.
— Ils en fabriquent beaucoup ? demanda l'adolescent.
— Ils en laissent sur leur passage, ou tendent des embuscades. Dans mon cas, c'était une embuscade.
Il marqua une pause, avant de reprendre :
— Nous étions en plein désert. La chaleur était écrasante, mes soldats, épuisés. Nous avons trouvé un corps derrière un arbuste, et nous sommes attardés trop longtemps. En quelques secondes seulement, des terroristes ont déboulé à toute vitesse sur nous, nous forçant à prendre un chemin prémédité. Quand ils nous sont tombés dessus, j'ai fait le dernier pas qui m'a été fatal.
Un long silence les sépara. Romain, le regard dans le vide, semblait se représenter la scène dans son esprit. Alexandre poussa un léger soupir, tentant de calmer les émotions qui commençaient à le submerger. Il était heureux de partager cela avec le garçon, mais il lui était encore difficile d'accepter les faits.
— Les terroristes, ils vous attaquaient souvent ?
Alexandre secoua la tête.
— La plupart savait que nous étions mieux équipés, plus nombreux, que nous avions le dessus. J'ai dû quelques fois en affronter, mais ces situations étaient rares et périlleuses.
— Et qu'est-ce que vous faisiez, quand vous ne chassiez pas les djihadistes ?
Le brun plongea son regard douloureux dans celui de l'adolescent, totalement absorbé par l'histoire qu'il était en train de lui conter.
— Nous aidions les civils, tentions de les sauver, détruisons des camps terroristes en réquisitionnant armes et objets religieux.
Cette phrase résonna dans son esprit, creusant son cœur tel un couteau parfaitement aiguisé. Les yeux de la fillette hantaient de nouveau son esprit. Au même instant, l'interphone émit un bruit strident qui les fit grimacer en même temps. Romain sauta sur le sol, se dirigeant rapidement vers la porte d'entrée, et disparu quelques secondes. Après une attente qui parut être une éternité pour Alexandre, le garçon était de retour, suivi de près par Imany.
— Salut, dit-il aussitôt.
— Bonjour, chuchota-t-elle.
Elle baissa aussitôt les yeux, presque honteuse. Elle n'avait pas besoin de parler, Alexandre la comprenait et savait à quel point elle souffrait actuellement. Venir ici était pour elle une échappatoire, un moyen de penser à autre chose. De nature introvertie, la vie l'avait tellement marquée qu'elle n'osait plus parler, bouger, vivre. Imany était renfermée dans sa coquille, retenant en elle toutes les émotions du monde, tentant de ne rien laisser transparaître. Mais Alexandre voyait, tout. Il comprenait, lisait en elle, et savait. Parce qu'il vivait la même chose.
— Comment tu vas ? demanda Romain.
— Ça va, merci. Et vous ?
Ses paroles ressemblaient à des murmures que l'on voudrait effacer dans le vent.
— Tranquille. Vous voulez quelque chose à boire, à manger ?
Les deux invités secouèrent la tête. Ils se jetèrent un petit coup d'œil en coin. Alexandre lui adressa un sourire, tandis qu'Imany tournait rapidement la tête, l'air de rien.
— Vous voulez qu'on se mate un film ?
Alexandre se mit à rire. Le garçon, de nouveau assis en face de lui, le questionna du regard.
— C'est un club de ciné aujourd'hui ?
— Et pourquoi pas ? Il n'y a pas de règle dans le club des jeunes amputés. On profite juste de la vie !
Imany sourit légèrement, s'approchant des deux garçons. L'atmosphère semblait se détendre légèrement.
— On ne devrait pas attendre Justine ? osa-t-elle demander.
Romain secoua la tête.
— Elle m'a dit de ne pas l'attendre.
— Mais est-ce que tu lui as au moins dit qu'on regarderait un film ?
Il secoua la tête.
— Je viens de prendre la décision. C'est dur d'être le chef d'un club, attend.
Ils rirent en chœur. Imany dessina un léger sourire sur ses lèvres pulpeuses, jetant un coup d'œil en direction d'Alexandre. Celui-ci l'observa un instant, partageant un court instant d'émotions avec elle. Quelque chose dans son regard appelait à l'aide.
— On regarde quoi ?
Alexandre haussa les épaules, tandis que la jeune femme derrière lui restait muette.
— Réveillez-vous les gars, il est treize heures !
— Je peux... Je peux t'emprunter ta salle de bain deux secondes ?
— Ouais, en face de ma chambre au bout du couloir.
La jeune femme disparut aussitôt, en un coup de vent. Romain se remit à jouer avec Dark Vador, attendant le retour de la brune. Alexandre en profita pour s'éclipser et suivre la jeune femme. Elle allait sûrement juste se rafraîchir, mais il voulait en être sûr.
— Imany ? demanda-t-il derrière la porte.
Sans surprise, il n'eut aucune réponse de sa part. La salle de bain semblait totalement déserte, plongée dans un silence inquiétant.
— Imany, c'est Alexandre. Je peux entrer ?
Ce n'est qu'après avoir attendu quelques secondes supplémentaires qu'il se décida enfin à pénétrer dans les lieux. Il ouvrit la porte, rapidement, cherchant la jeune femme du regard. Celle-ci, qui se tenait en face du miroir, pleurait vivement. Quand son regard croisa celui de l'homme qui se tenait derrière-elle, Imany eut l'air horrifiée. Elle se retourna brutalement, s'approchant de lui, furieuse. Un détail attira l'attention d'Alexandre. Sur le rebord de l'évier reposait une épaisse tignasse brune. Il releva la tête, affrontant les yeux gonflés par les pleurs de la jeune femme. Sa chevelure longue et brillante avait laissé place à un crâne parfaitement lisse.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? s'irrita-t-elle.
Il ne répondit pas, laissant son regard jongler entre la perruque posée sur l'évier et le crâne chauve de la jeune femme.
— Réponds !
— Je voulais... Je voulais m'assurer que tu allais bien, dit-il.
— Je ne t'ai pas donné l'autorisation de rentrer.
Elle le poussa légèrement, mais il ne bougea pas d'un poil. Elle éclata en sanglot, tombant à genoux devant lui. Il se pencha en avant, posant une main sur son épaule. Elle recula, craintive.
— Ne me touche pas.
— Je veux simplement t'aider, dit-il.
— Arrête ! Je n'ai pas besoin de ton aide !
Il baissa les yeux, impuissant. La jeune femme attrapa les cheveux, les repositionna maladroitement sur sa tête, puis sortit de la salle de bain en trombe.
— Imany ! l'appela-t-il.
— Je ne suis pas une civile du Mali, arrête de croire que tu peux sauver tout le monde.
Des mots qui brisèrent le cœur d'Alexandre. Elle resta immobile quelques secondes de plus, son regard glacial planté dans celui du brun qui l'affrontait. Les traits du visage du brun s'étaient durcis, son cœur blessé par les paroles de la jeune femme.
— Tu es ici parce que tu as besoin d'aide, reprit-il calmement. Et tu le sais aussi bien que moi.
Elle ne répondit pas, et quitta l'appartement telle une tornade. Il soupira, secouant la tête. Il enfouit un instant son visage dans ses mains, prenant une grande inspiration pour tenter de calmer la colère qui bouillonnait en lui.
— Bah, elle est partie où ?
Alexandre releva la tête.
— Elle ne se sentait pas très bien, mentit-il à moitié.
— Oh, je vois... Je vais lui envoyer un message.
— Est-ce que je pourrais avoir son numéro ? demanda Alexandre.
Romain lui adressa un sourire en coin, tandis que le brun levait les yeux au ciel.
— Arrête ça tout de suite, lui dit-il, gêné. Je veux juste m'assurer qu'elle va bien.
— Mouais. Tiens.
Alexandre entra les coordonnées de la jeune femme dans son portable, le cœur douloureux. Quelques minutes plus tard, il se trouvait devant un film avec Justine et Romain. Le vrai visage d'Imany ne quittait son esprit. La jeune femme portait une perruque, et son crâne lisse ne pouvait vouloir dire qu'une seule chose ; elle avait eu un cancer.
⁂
Dans la pénombre nocturne, Alexandre ne savait plus où donner de la tête. Le visage de la jeune femme ne parvenait à le laisser tranquille. Il prit une grande inspiration, passant une main tremblante dans ses cheveux sombres. Le regard d'Imany, à la fois plein d'effroi et de colère, lui glaçait encore le sang. Il se repassait la scène, en boucle. Son visage crispé, son crâne parfaitement lisse, ses yeux noisette qui viraient au noir, ses mots... Avait-il été trop dur avec elle ? Il attrapa son téléphone, ouvrant le navigateur. Pendant quelques secondes, il ne sut quoi écrire, laissant la page blanche éblouir ses yeux clairs. Le manque de pilosité était un des effets secondaires principaux d'une chimiothérapie, traitement contre le cancer. Mais quel type de cancer lui aurait nécessité une amputation ? Il fronça les sourcils.
« Cancer amputation femme » tapa-t-il dans la barre de recherches.
Cancer de la jambe, cancer du bras... Tellement d'amputations étaient possibles des suites d'un cancer. Il poussa un long soupir, laissant les liens défiler sous ses yeux, tandis que le visage d'Imany hantait son esprit. La jeune femme ne boitait pas, ses mains semblaient être réelles, alors quel cancer l'aurait-il détruite à ce point ? Quelle partie de son corps faisait qu'elle se sentait si mal dans son corps ? Il cliqua sur un des liens, cherchant toujours une réponse à toutes ses interrogations.
« Je ne suis pas une civile du Mali, arrête de croire que tu peux sauver tout le monde. » résonnèrent les paroles d'Imany.
Il frissonna, le visage de la jeune femme s'estompant pour laisser place au corps de la fillette qui l'avait hanté des mois durant.
Reprends-toi, songea-t-il.
Et si ce qu'il était en train de faire était mal ? Si, au fond, Imany ne souhaitait pas dévoiler au monde son plus douloureux secret ? Pourquoi s'obstinait-il à percer ses mystères ? Voyait-il en elle une âme à sauver ? Finalement, Imany avait peut-être raison : Alexandre ne pouvait pas sauver tout le monde. Alors qu'il se laissait emporter par des pensées toutes plus sombres les unes que les autres, un titre attira son attention :
« Le cancer du sein toucherait une femme sur huit en France ».
Il fronça les sourcils, cliquant sur le lien.
« 60 000 nouveaux cas par an, dont 13 000 décès. ».
Un mot attira particulièrement son regard : « la mastectomie ». Il eut un recul de surprise, entrouvrant la bouche et laissant un petit bruit d'étonnement s'en échapper. Maintenant qu'elle se trouvait sous ses yeux, la raison du mal-être d'Imany était une évidence. Qu'est-ce qui pourrait blesser à ce point une femme ? Qu'est-ce qui pourrait la froisser, la briser au point de la tuer intérieurement ? Quelle amputation une femme souhaiterait cacher absolument au monde ? Imany, à la suite d'un cancer du sein, avait subi une, voire peut-être plusieurs mastectomies. Autrement dit, Imany avait été amputée du sein.
Bon sang...
Il continua de s'aventurer dans l'histoire de la jeune femme qui témoignait dans l'article. Âgée de 25 ans, elle avait été atteinte d'un cancer du sein à 20 ans, subissant une première mastectomie face à l'inefficacité de la chimiothérapie. Dans cette interview, la femme revenait souvent sur le fait que la mastectomie représentait la destruction de l'estime de soi.
« On m'a enlevé une partie de ma féminité, une partie de mes atouts-physiques. ».
Son sang se glaça. Les mots durs de l'amputée imageaient à quel point il devait être difficile pour une femme de subir une mastectomie.
« Je ne voulais plus me voir. ».
Il serra la mâchoire, repensant à l'effroi qu'il avait lu dans le regard d'Imany quand il l'avait découverte naturelle, dans la salle de bain, sa perruque posée plus loin. Désormais, Alexandre n'avait plus aucun doute ; Imany avait perdu un sein. Il referma la page internet, verrouillant son téléphone. Allongé dans son lit, il passa une main tremblante dans ses cheveux décoiffés. Avait-il le droit de connaître ce secret ? Arriverait-il à lui cacher sa découverte ? Parviendrait-il à lui mentir ? Des milliers de questions torturèrent son esprit le temps d'un instant, le faisant grimacer péniblement tandis que des maux de crâne s'emparaient de lui. Pourtant, au milieu de tous ces maux et mots, Imany parvint à se frayer un chemin pour le hanter de nouveau. Sourirait-elle de nouveau un jour ? Aurait-il la chance de la voir heureuse ? Était-elle détruite à jamais ? Il vit sa peau sombre parfaitement lisse, ses dents légèrement jaunies joliment alignée, son crâne délicatement nu. Le regard d'Imany lui avait peut-être montré combien elle se détestait, mais Alexandre n'avait pu s'empêcher de la trouver ravissante au naturel. Il attrapa son téléphone, cherchant le prénom de la jeune femme dans ses contacts. Quelques secondes séparèrent le moment où il trouva son prénom au milieu du nom de ses camarades de guerre, et le moment où il osa cliquer sur sa fiche de coordonnées pour lui envoyer un message. Il prit une grande inspiration, commençant à tapoter les premiers mots.
« Bonsoir Imany, c'est Alexandre. » écrit-il.
On dirait un vieux fou.
« Bonsoir Imany, c'est Alexandre. Romain m'a donné t'on numéro, je tenais à te présenter mes excuses pour la dernière fois... » continua-t-il.
Non, non, non. Tu ne peux pas envoyer ça.
Il appuya violemment sur la touche effacer, poussant un gros soupir. Il se redressa alors dans son lit, difficilement.
Comment est-ce qu'on envoie un message normal ?
« Salut Imany... » recommença-t-il.
Un peu mieux, songea-t-il.
« Salut Imany, c'est Alexandre.
J'ai demandé ton numéro à Romain. Je tenais à te présenter mes excuses pour tout à l'heure. Je me suis comporté comme un idiot, et n'aurais pas dû insister. J'espère ne pas t'avoir blessée.
Bonne nuit,
A. DUVAL »
Il fronça les sourcils, lisant une bonne dizaine de fois le message qu'il avait enfin réussi à écrire.
On dirait que je signe une lettre au ministre...
« Alexandre. » corrigea-t-il.
Bien mieux.
Bien que le message lui convienne ainsi, le caporal ne parvint à cliquer sur le bouton d'envoi. Avait-il le droit de revenir comme ça ? Ce message ne ferait-il pas plus de mal à Imany que prévu ? Il prit une grande inspiration, cherchant du courage dans l'air qui l'entourait. Puis il cliqua, mettant aussitôt en veille son portable. Son cœur battait rapidement, ses mains moites laissèrent tomber l'appareil sur son matelas froid tandis que sa mâchoire se contractait nerveusement. Il s'avachit de nouveau sous les draps.
La nuit d'Alexandre fut courte, son regard constamment rivé sur l'écran éteint de son portable. Il avait attendu impatiemment une réponse de la jeune femme. Pourquoi semblait-il aussi désespéré que ça ? Le lendemain matin, il partit en direction de l'hôpital pour rendre visite à son ami Paul. L'esprit tourmenté, le caporal était passé au bureau de tabac, tenant sa promesse ; il acheta un paquet de cigarettes et un cigare. Le regard de buraliste n'arrangea pas l'état ronchon d'Alexandre, qui quitta les lieux en marmonnant sous les yeux jugeurs de la femme. Quelques minutes plus tard, il était dans un bus en direction de l'hôpital. Il préféra garder ses yeux rivés vers le sol durant tout le trajet, évitant la pitié, la peur et les questionnements des autres voyageurs. Son esprit était de toute façon trop pris par elle.
— Alexandre, mon ami ! s'exclama le vieillard en voyant approcher le caporal.
Roulant à vive allure, le caporal s'approcha rapidement de l'homme, lui serrant la main. Ils ne commirent pas l'erreur de l'étreinte une seconde fois ; une fois était bien suffisante pour leur apprendre la leçon.
— Paul, le salua-t-il.
— Vous avez bonne mine.
Alexandre ne répondit pas, adressant un rictus forcé à son ami.
— Pourquoi me semblez-vous surpris de l'apprendre ?
Le caporal secoua la tête, répondant vaguement :
— Oh, une nuit un peu courte, rien de bien grave.
Une nuit blanche, la rencontre d'une femme brisée et un message toujours sans réponse. En quelques jours, Alexandre avait de nouveau eu du mal à trouver le sommeil. Quand il ne pensait pas, il cauchemardait ; et il ne savait pas ce qu'il y avait de pire entre se créer des nœuds de pensée ou pleurer des morts d'il y a fort longtemps.
Songeant qu'il était préférable d'effacer tous ces maux de son esprit, il mit la main dans sa poche, regardant autour de lui, puis tendis le petit sachet kraft à l'homme qui l'observait.
— Comme promis, ajouta-t-il.
Paul écarquilla les yeux.
— Oh, merci !
— C'est la moindre des choses, répondit le caporal. Mais faites attention à ne pas abuser de ce poison.
Le vieil homme glissa le présent sous sa robe de chambre, dissimulant parfaitement le sac en papier dans son dos. Il gigota légèrement, tentant sûrement de placer convenablement le paquet, puis dessina un sourire sur ses lèvres fripées.
— Comment se sont passés vos premiers jours ? demanda-t-il alors.
Alexandre haussa les épaules.
— On a vu mieux. Mais je suis content d'être sorti.
— Êtes-vous allé à votre rendez-vous des alcooliques anonymes ?
Le caporal éclata de rire, attirant le regard de quelques autres résidents.
— Les jeunes amputés, Paul.
— C'est pareil, murmura-t-il.
Le jeune homme secoua la tête, amusé par son ami. L'humour de Paul lui avait manqué, ces derniers jours, bien que remplacé par l'hyperactivité du jeune Romain.
— Oui, j'y suis allé.
— Développez !
— Ça s'est plutôt bien passé. Nous sommes quatre. Romain est un jeune garçon surprenant, plein de... ressources ?
Paul l'écoutait passionnément, absorbant la moindre information et scrutant le caporal d'un regard pétillant.
— Quelque chose semble vous tracasser.
Le vieil homme avait toujours eu l'œil pour ce genre de détails. Dès que quelque chose hantait Alexandre, c'était comme si Paul lisait dans ses pensées. Il lui suffisait de le regarder, d'affirmer que quelque chose n'allait pas, et il ne pouvait plus rien lui cacher.
— J'ai rencontré une jeune femme dans ce club.
— Vous sortez à peine et rencontrez déjà l'âme-sœur !
— Non, ce n'est pas ce que vous croyez, c'était plutôt mouvementé...
L'homme en face de lui écarquilla les yeux.
— Ne me dites pas que vous avez...
— Non ! s'exclama Alexandre. Non.
Le vieil homme sembla déçu de l'apprendre, mais attendit patiemment le récit d'Alexandre qui reprenait ses esprits.
— Elle s'appelle Imany. Le premier jour, celui où nous nous sommes tous présentés, elle n'a pas voulu parler de son amputation. Lors de la deuxième réunion, j'ai découvert quelque chose qu'elle ne voulait pas que je découvre... Je me suis comporté comme un idiot.
— Qu'avez-vous donc découvert ?
— Imany est une femme à l'apparence assez décontractée. Lorsqu'elle est arrivée à la réunion, elle est partie se réfugier dans la salle de bain.
— Et vous avez pensé bon de l'y rejoindre...
Alexandre hocha la tête.
— Elle porte une perruque. Imany n'a pas de cheveux.
Paul fut visiblement surpris par la découverte d'Alexandre.
— Qu'avez-vous fait ensuite ?
— Je suis resté planté là, et j'ai tenté de la retenir. Elle m'a dit que je ne pouvais pas la sauver, et qu'elle n'était pas une civile du Mali. J'ai dit que si elle venait dans ces réunions c'est qu'elle savait pertinemment qu'elle avait besoin d'aide.
— Aïe, dit Paul.
Le vieil homme grimaça, déformant les traits de son visage ridé.
— Cette nuit, je lui ai envoyé un message pour m'excuser.
— Un message...
Un air amusé se dessina sur le visage de Paul qui secoua la tête. Alexandre l'interrogea du regard, muet.
— Voyons, mon ami ! Appelez-la, allez la voir, mais un message...
— Elle ne répondra pas.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ?
Le caporal ne répondit pas. Un rictus moqueur s'esquissa sur les lèvres du vieil homme, qui ricana silencieusement.
— Un message... répéta-t-il. Ahlala, cette génération se perd...
Alexandre soupira :
— Je vous entend, Paul.
— Je sais bien, dit-il. Appelez-la, mon ami.
— Je pense savoir ce qu'elle a eu.
Ces mots, Alexandre les avait prononcés dans le souffle court, comme un murmure qu'il aurait aimé silencieux dans le brouhaha de la pièce. Mais Paul écarquilla les yeux, plongeant ceux-ci dans le regard hésitant du militaire. Il dessina une grimace, haussant les épaules.
— Je n'ai pu m'empêcher de chercher la cause de son mal-être. J'avais besoin de connaître ses détraqueurs pour mieux la comprendre.
— Alexandre, souffla Paul. Elle vous avait pourtant demandé de la laisser tranquille...
— Elle a besoin de quelqu'un, je le sais.
Le vieillard secoua la tête, agacé.
— Pas tant qu'elle ne l'aura pas décidé.
Alexandre s'était-il perdu à ce point ? Avait-il fauté au point que le regard de Paul lui faisait l'effet de couteaux entaillant sa poitrine ?
— Ne lui dites pas que vous savez, reprit l'homme. Ne la blessez pas plus qu'elle ne l'est déjà. Vous en saviez déjà beaucoup trop, alors ne la réduisez pas en cendres.
— Mais...
— Mon ami, si cette femme ne voulait pas que le monde connaisse ses secrets, elle a ses raisons. Respectez-les.
Alexandre baissa la tête, acquiesçant douloureusement. Il avait bel et bien merdé.
-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-
Hello ! ☀️
On en apprend un peu plus sur Imany dans ce chapitre...
Alors, qu'auriez-vous fait à la place d'Alexandre ? Selon vous, a-t-il bien réagi ? 😅
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