4. Ce ne sont pas des adieux

« Chaque vie qui vaut la peine d'être vécue est une lutte constante. »
Dean Stanley


          — Mon ami, dit une voix familière.

Alexandre attrapa les roues de son fauteuil pour se retourner. Paul, à quelques mètres de lui, s'approchait, un large sourire aux lèvres. Le vieillard semblait plus reposé que d'habitude, il pouvait le voir aux traits de sa peau détendus et aux rides moins marquées.

— Paul, le salua-t-il.

— J'ai appris la nouvelle, reprit-il. Et quelle nouvelle !

— Comment ?

— J'ai mes sources, répondit le vieillard.

Il accompagna ses mots d'un clin d'œil complice. Alexandre ne put s'empêcher de sourire, lâchant un léger soupir.

— Mais là n'est pas la question ! s'exclama-t-il.

Quelques patients se retournèrent pour regarder Paul, lequel les reluqua, dédaigneux.

— Qu'est-ce qu'ils veulent ces légumes ?

— Paul ! le reprit Alexandre.

Le jeune caporal fronça les sourcils, l'air de dire qu'ils devaient se plier aux regards insistants des autres internés en se montrant plus discrets.

— Vous n'allez pas vous y mettre aussi !

Alexandre sourit. Décidemment, le vieil homme n'était pas tenable. S'installant à ses côtés, Paul semblait surexcité. Il affichait un sourire hérétique sur ses lèvres, son regard pétillant se posant dans celui du jeune caporal.

— Je suis tellement heureux pour vous, continua-t-il. Vous méritez tellement une vie... différente.

— Je vous remercie, répondit simplement Alexandre.

Il dirigea son regard vers l'extérieur, observant les arbres. Leurs branches, où quelques bourgeons naissaient par-ci, par-là, ondulaient sous la pression du vent glacial.

— Pour quand est programmée votre sortie ?

— Je croyais que vous aviez vos sources, dit le jeune homme.

Il dessina un sourire amusé sur ses lèvres, jetant un coup d'œil en direction du vieil homme. Celui-ci marmonna quelques mots, grimaçant légèrement.

— Il est difficile de se procurer de telles informations...

Alexandre éclata de rire, sous les regards toujours plus insistants de leurs voisins. Il leva les yeux au ciel. Visiblement, Paul et lui parlaient trop fort au goût de certains malades.

— Ils tirent de ces gueules... chuchota Paul. On dirait que quelqu'un est mort.

— C'est peut-être le cas...

Le vieil amputé haussa les épaules, reprenant :

— Qu'est-ce que je peux en savoir moi, hein ? Il faudrait tenir un journal de bord dans cet asile. Comment ils veulent que je me souvienne de Pierre, Paul et Jacques alors que je ne me souviens même pas de la couleur de mon caleçon d'aujourd'hui ?

Alexandre rit de nouveau, dévoilant de belles dents blanches.

— Vous pourrez en profiter pour mettre les dates de sorties de chacun, dans ce journal de bord.

— Vous ne m'avez toujours pas dit quand est-ce que vous me quitterez ?

— En fin de semaine, répondit alors Alexandre. Docteur Lamoureux souhaiterait m'examiner une dernière fois avant que je sorte.

Paul hocha la tête, faisant mine de comprendre. Il resta silencieux, tandis que le jeune caporal l'observait. Le vieil homme s'agita légèrement, passant la main dans son dos. Alexandre fronça les sourcils.

— Avez-vous besoin d'aide ?

— Je devrais... pouvoir... m'en... sortir !

Il leva le point en l'air.

Bingo !

Le jeune homme lui jeta un coup d'œil interrogateur. En face de lui, l'homme lui tendit son point.

— Qu'est-ce que c'est ? le questionna-t-il.

— Prenez, insista Paul.

Alexandre tendit sa main gauche, dévoilant à son camarade son amputation transcarpienne. Ne prêtant pas attention à son anomalie physique, le vieil homme y déposa délicatement quelque chose. Le jeune caporal, qui ne ressentait plus rien dans la paume de sa main gauche, du attendre que Paul ne retire sa main pour découvrir l'objet qui le surexcitait à ce point. Quand il aperçut enfin l'objet de ses émotions, son cœur se mit à battre rapidement.

— Qu'est-ce... Qu'est-ce que c'est ?

— Les clés de mon appartement. Je suis bloqué ici jusqu'à la fin de mes jours, mon ami, et personne ne clôturera mon bail tant que je ne serai pas mort. Alors profitez-en. Sortez reconstruire cette longue vie qui vous attend.

Il lui adressa un sourire. Dans sa main, Alexandre tenait trois petites clés légèrement usées. Un porte clé en forme de bouteille de vin servait d'anneau pour les relier entre elles.

— Celle avec la petite pastille bleue ouvre la porte d'entrée de l'appartement. Ensuite, la jaune est pour le cagibi et la rouge ouvre la porte du balcon.

Alexandre écarquilla les yeux.

— C'est trop... Je ne peux pas accepter.

— Et pourtant, je vous y oblige.

Il lui adressa un sourire gêné.

— Puis-je vous prendre dans mes bras, mon ami ? demanda Alexandre.

Paul hocha la tête, approchant son fauteuil de son voisin. L'étreinte ne fut pas si facile que ce à quoi ils s'attendaient ; les roues s'entrechoquèrent bruyamment, les forçant à se pencher difficilement au-dessus de leurs accoudoirs pour s'effleurer de la main. Alexandre entendit le dos de l'homme craquer, tandis que sa hanche s'éprenait peu à peu d'une crampe douloureuse. Quand ils se décolèrent enfin, les grimaces qu'ils s'adressèrent les amusèrent aussitôt.

— Les étreintes étaient bien plus appréciables dans mes souvenirs, reprit Paul. Faites-moi penser de ne plus jamais en accepter.

— Je ne vous le fais pas dire...

Ils s'étirèrent en chœur, poussant de légers soupirs.

— On se fait vieux, ajouta Alexandre, amusé.

— Parlez pour vous.

Ils rirent de nouveau. Ce que le temps pouvait être bon aux côtés d'un ami comme Paul. Le jeune homme ne s'ennuyait jamais. Un court instant de silence les sépara, laissant le temps à Alexandre d'admirer une énième fois le petit trousseau qu'il tenait dans ses mains. Pour la première fois depuis des mois, la liberté avait une forme ; celle de trois petites clés rouillées par le temps et recouvertes de gommettes colorées.

— Je ne sais comment vous remercier, reprit-il.

— Oh, vous savez, je préfère savoir mon appartement occupé par un ami et utile à quelqu'un plutôt que de voir mon compte en banque se vider pour rien.

— En parlant de ça...

— La discussion à ce sujet est close, Alexandre.

Le jeune homme se tut.

« Vous avez servi notre pays, à moi de servir un héros » avait dit le vieil homme.

Le souvenir de ces quelques mots le fit frissonner. Alexandre secouait les clés dans sa main droite, laissant le métal glacial s'entrechoquer contre sa paume. Cette fois, il ressentit tout, à tel point qu'il frissonnait à chaque nouveau contact entre sa peau et l'objet.

— Vous savez, mon ami, je suis bien vieux. Si un jour je sors de cet hôpital, je ne pense pas revoir la porte de mon appartement, ni Django. Ils me placeront aussitôt dans une maison de repos, de retraite ou dans un de ces lieux flippant où l'on devient fou à lier. Un vieil homme seul comme moi n'a plus de liberté.

— Mais je suis là.

— Ne le prenez pas mal, mais je doute fort que les médecins me laissent sous la tutelle d'un homme amputé. Vous êtes en fauteuil, comme donc comptez-vous me laver ?

Alexandre grimaça. Le vieil homme n'avait pas tort, il n'avait plus la carrure pour de telles choses. Le jeune caporal était passé du héros à l'assisté, et il détestait ça. Le souvenir de cette douleur suffit à lui faire contracter la mâchoire.

— Quand bien même ils vous mettraient une prothèse, je ne veux être votre fardeau. Vous en avez bien assez, mon ami. Croyez-moi.

Une boule amère se forma dans sa gorge, faisant remonter des larmes douloureuses qui lui floutèrent la vue.

— Je ne veux pas vous laisser comme ça.

Alexandre détestait pleurer. Il haïssait la moindre émotion qu'il pouvait ressentir. Pourtant, face à la fatalité de la vie de Paul, il ne put s'empêcher de laisser d'épais flots de larmes perler le long de ses joues pâles. L'impuissance était le pire sentiment qu'un soldat pouvait ressentir.

— Ne vous apitoyez pas sur mon sort, vous avez déjà bien assez de problèmes à gérer pour porter ceux d'un vieillard qui a bien vécu.

Le jeune homme ne répondit pas, s'efforçant de contrôler la bombe d'émotions qui explosait de nouveau en lui. Depuis sa discussion avec le docteur Lamoureux, Alexandre était à fleur de peau, près à exploser à la moindre parole, aux moindres maux.

— Pourquoi cette discussion sonne comme des adieux ?

— Ne vous torturez pas plus que vous ne l'êtes déjà, répondit sagement Paul.

Sa voix résonnait étrangement aux oreilles d'Alexandre qui contracta de nouveau la mâchoire. Son cœur battait rapidement, tandis qu'au fond de lui il tentait de tenir tête aux émotions qui se bousculaient. Il sentait son corps trembler, son front suer, tout ça à en attraper des crampes douloureuses. Pour la première fois depuis le Mali, Alexandre souffrait réellement. Au fond de lui, c'était comme si la petite flamme de la vie s'était de nouveau allumée, le brûlant de l'intérieur.

« La peur vous rappelle que vous êtes encore humain » résonnèrent les paroles du vieil homme.

— Je crois que j'ai peur, finit-il par avouer.

Paul lui adressa un sourire réconfortant. Au plus profond du regard de l'homme, Alexandre cru y lire de nombreux messages.

Croire en soi. Combattre. Tout donner.

Je peux le faire.

Paul était-il un ange tombé du ciel pour venir le sauver ?

— Paul ?

Il le questionna du regard.

— Merci, souffla Alexandre.


-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-


Hello ! ☀️
Le moment de la sortie d'Alexandre approche à grands pas...

Alors, que pensez-vous du fait que Paul offre ses clés à Alexandre ? Une fois seul, Alexandre arrivera-t-il à vivre ? 🥺

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