3. Le rendez-vous

« L'espoir est une mémoire qui désire. »
Honoré de Balzac


          — Bonjour Monsieur Duval, dit une voix grave.

Alexandre tourna la tête, affrontant le regard glacial de l'homme qui pénétrait dans sa chambre. Vêtu de son habituelle blouse blanche, Monsieur Lamoureux tenait en ses mains un dossier épais. Sa chevelure poivre-et-sel était parfaitement coiffée, ses vêtements parfaitement repassés. Tout était parfait chez lui, minutieusement contrôlé. Il devait avoir une cinquantaine d'années, bien que sa peau soigneusement hydratée lui en donnait dix de moins.

— Comment allez-vous aujourd'hui ?

— Mieux, répondit simplement Alexandre.

L'homme ouvrit la pochette, marmonnant quelques mots incompréhensibles. Il avait cette manie affreuse de lécher son doigt pour tourner les pages. Ce bruit, Alexandre le détestait, à tel point qu'il lui hérissait les poils.

— La dernière fois que nous nous sommes vus, vous souffriez du moignon gauche. Comment va-t-il désormais ? Les pommades et médicaments ont fait effet ?

Le caporal hocha la tête, restant silencieux. En face de lui, le médecin griffonnait son papier.

— Pas de douleurs à la main ?

— Aucune.

De nouveau le bruit du crayon froissant le papier. Ses lunettes posées sur le bout du nez, docteur Lamoureux leva les yeux en direction de son patient.

— Vous m'avez l'air en forme, remarqua-t-il.

Alexandre ne sut quoi répondre. En forme ? Tout était relatif. Mentalement, il se sentait épuisé. Mais oui, il allait mieux que la veille, que le mois dernier et que l'année passée. Il apprenait à vivre avec ce nouveau corps. Et il était temps.

— Vous souvenez-vous de notre échange concernant de potentielles prothèses, Monsieur Duval ?

— Oui, Monsieur.

— J'ai mûrement réfléchi à la question. En vue de votre situation, et plus particulièrement de vos séquelles, je ne pense pas que ce soit bon de vous faire porter de telles choses. Du moins, ce n'est pas le moment ; vous commencez à peine à vous rétablir, je ne voudrais pas gâcher votre cicatrisation.

« Vous commencez à peine à vous rétablir. »

Ces mots lui firent l'effet d'un couteau qu'on lui enfonça dans le cœur. Comment cet homme à l'autre bout de la pièce pouvait se permettre de juger son état ?

— De nombreux patients ayant reçu des prothèses trop tôt ont souffert au niveau des cicatrices. Il est arrivé que certaines plaies s'infectent, ou s'ouvrent de nouveau. Ce serait bête de gâcher tant de mois de travail pour ça, vous ne pensez pas ?

— Avoir des prothèses ne me fera pas récupérer mes jambes, dit sèchement Alexandre, ça m'est égal d'avoir ou non un bout de plastique au bout du moignon.

— Je parle en termes de praticité, Monsieur Duval.

— Être en béquilles ou en fauteuil roulant ne changera rien, ma vie sera différente pour toujours.

Le médecin hocha simplement la tête, s'enfonçant de nouveau dans la paperasse qu'il tenait fermement sur ses genoux. Alexandre prit une grande inspiration, tournant le regard vers la fenêtre. Des prothèses, il n'en voulait pas. Ses jambes étaient comme telles désormais, ça ne servait à rien de rester ici plus longtemps.

— J'ai recommencé à vivre en fauteuil, ne me changez pas ma vie de nouveau, s'il vous plaît.

Docteur Lamoureux lui adressa un sourire compréhensif.

— Je suis de votre avis, Alexandre.

Le caporal frissonna. Ce sourire que venait de lui adresser le médecin était à la fois réconfortant et oppressant.

— Martine m'a parlé de votre volonté de quitter l'hôpital.

Le moment était donc venu, celui d'affronter l'avis du médecin. Alexandre prit une grande inspiration.

— Je trouve la décision un peu prématurée. Il est difficile à ce stade de juger si oui ou non vous êtes capable de vivre seul.

Docteur Lamoureux marqua une pause.

« Les choses semblent être en votre faveur », n'importe quoi... pensa-t-il.

Pourquoi Martine avait-elle dit une telle chose ? Pourquoi donc lui avoir donné tant d'espoir ? Alexandre haussa les épaules. Que pouvait-il bien faire de plus de toute façon ? Supplier ce médecin de sortir d'ici ?

— Si la décision ne tenait qu'à moi, je ne vous laisserais pas sortir. Mais il s'agit de votre vie, c'est donc un choix que je me dois de partager avec vous.

— Dans ce cas-là...

— Puis-je finir, Alexandre ? le coupa-t-il.

Le caporal hocha la tête, le dévisageant.

— Si je souhaite personnellement vous garder ici, c'est uniquement parce que vous n'êtes pas seul. Des personnes passent vous voir tous les jours, vous échangez avec d'autres patients... Vous laisser sortir reviendrait, à mes yeux, à vous abandonner. Ce n'est pas dans mes habitudes.

Alexandre écarquilla les yeux. Jamais le docteur Lamoureux s'était montré aussi attentionné et ouvert avec lui. En plusieurs mois, leurs chemins ne s'étaient croisés que quelques fois, et le voilà à parler d'abandon comme s'ils se côtoyaient depuis des années. Décidemment, cette discussion prenait un tournant des plus étranges, à tel point qu'il ne savait comment interpréter les propos de l'homme. Son cœur lui chuchotait de sourire, tandis que son esprit brûlait d'une révolte intérieure.

— Vous savez, docteur, je me sens seul en permanence.

Il marqua une pause. L'homme agita la main, lui faisant signe de continuer. Son regard s'était adouci.

— Que je sois entouré de médecins, patients, internes... Rien ne change. Un vide s'est créé en moi, et je doute qu'il ne se comble un jour. Comme si... Comme si je m'étais quitté moi-même ce jour-là. Comme si j'étais mort, au fond.

Monsieur Lamoureux fit mine de comprendre.

— Vous êtes le premier blessé de guerre que je rencontre. Quand j'ai reçu l'appel de l'hélicoptère qui vous transférait, j'ai été effrayé. J'avais déjà soigné des patients aussi grièvement blessés au cours de ma carrière, bien-sûr, mais votre histoire m'a profondément touché. Pendant votre opération, et jusqu'à votre réveil, j'ai eu énormément peur.

— De quoi avez-vous eu peur ? demanda alors Alexandre.

Son cœur battait rapidement. L'histoire qu'était en train de lui conter le médecin lui donnait la boule au ventre, comme une crampe d'estomac.

— Que vous m'en vouliez.

Ces mots suffirent à refroidir la pièce, comme si d'un coup l'hiver pénétrait en son sein. Alexandre avala amèrement sa salive, grimaçant.

— Vous en vouloir ?

Son pouls s'accélérait davantage tandis qu'il redoutait la réponse de son interlocuteur.

— Sauver quelqu'un qui rentrait du travail, ce n'est pas pareil que sauver un militaire blessé sur le front. Le motard qui rentrait du travail, fauché par un camion, souhaitait rentrer... Le militaire ayant marché sur une bombe artisanale en pleine embuscade au Mali, rien ne me disait que vous souhaitiez être sauvé.

— Ce n'est pas à vous que je devrais en vouloir, vous ne faisiez que votre travail. En revanche, je m'en veux à moi-même.

Monsieur Lamoureux sourit.

— Vous aussi, Alexandre. Vous aussi vous ne faisiez que votre travail.

Le médecin marqua une pause, poussant un long soupir. Il passa la main dans ses cheveux, décoiffant sa chevelure étincelante.

— En attendant votre réveil, je me suis beaucoup documenté. J'ai regardé des documentaires sur l'opération Barkhane, des témoignages de militaires rentrés du front, lu des ouvrages de héros de guerre amputés. Plus j'avançais dans ma connaissance de votre monde, plus j'avais peur.

Il prit une grande inspiration.

— Je savais qu'à votre réveil, vous seriez désespéré, et que je ne pourrai rien faire à cela. La solitude du militaire est tellement profonde qu'elle ne semble pas soignable, et les cauchemars qui vous hantent sont les démons les plus effrayants que je connaisse.

Une larme perla le long de la joue d'Alexandre. Pour la première fois depuis des mois, il se sentait compris. Le docteur Lamoureux qui habituellement lui avait semblé froid et distant, venait ébranler son cœur délicatement. Cette sensation de sentir quelqu'un titiller ses cordes sensibles provoquèrent en lui un sentiment étrange. Il frissonna, il pleura, il sourit.

— Je vous voyais tous les jours dans ce lit, inconscient. Je ne m'étais jamais senti aussi impuissant de toute ma carrière. Et pourtant, c'est à ce moment que l'espoir a brillé ; vous avez bougé vos doigts, puis lentement ouvert les yeux.

— Merci, parvint à peine à chuchoter Alexandre, merci de m'avoir soigné.

— Si je ne veux pas vous voir partir aujourd'hui, mon cher, c'est uniquement par égoïsme. Je sens que ma mission n'est pas terminée, que je n'ai pas réussi à cent pour cent. Je vous sens encore atrocement blessé, profondément, mais mes capacités s'arrêtent malheureusement à la frontière qu'est votre corps.

— Si je suis encore en vie, c'est parce que vous avez réussi votre mission.

Monsieur Lamoureux baissa les yeux, s'enfonçant de nouveau dans sa paperasse. Ses mains serraient nerveusement la pochette qu'il tenait, tandis qu'il contractait sa mâchoire.

— Vous êtes un homme épatant, reprit Monsieur Lamoureux.

— Les plus épatants sont mes camarades tombés au combat.

L'homme en face de lui sourit.

— C'est donc vrai, ce que l'on dit sur vous.

Il l'interrogea du regard, ne comprenant pas à quoi le médecin faisait allusion.

— L'héroïsme, la gloire n'est que victoire ou mort. Survivre est un échec.

— Tout dépend des conditions de cette survit, répondit-il simplement.

— Votre survit est-elle un échec ? demanda alors le médecin.

Un court instant de silence les sépara. Alexandre lui adressa un sourire, cachant le tourbillon de douleur qui lui nouait l'estomac. Il serra les dents le plus fort possible, retenant tant bien que mal les larmes qui cherchaient à s'échapper.

— Non, mentit-il.

Docteur Lamoureux poussa un soupir, comme soulagé par l'aveux d'Alexandre. Pourquoi donc mentait-il ? Dire la vérité à son médecin l'importait peu, cependant, se l'avouer à lui-même lui faisait l'effet d'une bombe intérieure. Si sa survit était un échec ? Sans était-ce la pire chose qui lui soit arrivée. Vivre avec les remords, les fantômes et les cauchemars d'une vie perdue était bien trop difficile.

— Martine m'a parlé d'un club que vous souhaitez intégrez. Est-ce vrai ? le questionna-t-il.

Alexandre hocha la tête, s'efforçant de sourire.

— J'ai téléphoné au garçon qui a déposé un mot à l'accueil de l'hôpital. Il attend que je le rappelle pour lui donner mes disponibilités.

Le médecin empoigna un stylo, griffonnant un papier. Alexandre fronça les sourcils, attendant la suite de la discussion qui commençait à s'éterniser.

— Rappelez-le, reprit le médecin, dites-lui que vous serez disponible en fin de semaine.

L'homme se redressa et lui tendit le papier.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Alexandre.

— Le papier qui vous donne rendez-vous avec la vie.

Il fronça les sourcils.

— Vous sortez, Monsieur Duval.

Il éclata en sanglot. Il fallait dire que cette discussion l'avait remué au plus profond de ses entrailles. Le cœur d'Alexandre était une véritable bombe à retardement qui venait d'exploser.


-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-


Hello ! ☀️
Ça y est, Alexandre va sortir de l'hôpital !

Alors, pensez-vous que c'est une bonne chose ? Arrivera-t-il à retrouver une vie civile normale ? 🤔

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