22. Rêves
« Les larmes du passé fécondent l'avenir. »
Alfred de Musset
— Non... chuchota-t-il. Non...
Les yeux sombres de la fillette qui gisait dans ses bras lui fendit le cœur une nouvelle fois. Ses longs cheveux emmêlés trempaient dans une mare de sang noire. Les bas d'Alexandre tremblaient fébrilement, tandis qu'il laissait des flots de larmes abondants perler le long de ses joues.
— Alexandre ! cria une voix au loin.
Encore une fois, il n'avait pas réussi à la sauver. Le cauchemar finissait toujours par le rattraper, quoi qu'il fasse, et elle finissait toujours par mourir.
— Alexandre, réveille-toi !
Il se retourna, sa vision floutée par les pleurs. Il était seul au milieu d'un désert sans fin. Les maisons autour de lui avait disparu, les corps des terroristes également. Quand il baissa de nouveau les yeux pour contempler l'œuvre de son échec, le cadavre de la fillette avait disparu. Au lieu de ça, le regard du caporal se posa sur ses mains recouvertes de sang séchés.
— Non ! hurla-t-il.
Il enfouit son visage dans ses mains, hurlant plus fort encore, alors que l'odeur enivrante du fer lui montait au crâne.
— Alexandre, s'il te plaît !
Il sursauta. Trempé par la sueur, des larmes perlant le long de ses joues, Alexandre se redressa, extirpant son corps tremblant des draps mouillés. Son corps était bouillant. Son cœur battait douloureusement, et, haletant, il remplissait difficilement ses poumons.
— Bon sang... Qu'est-ce qu'il s'est passé ? murmura une voix douce à côté de lui.
Il tourna la tête, affrontant le regard inquiet d'Imany. Alexandre resta silencieux, passant une main nerveuse dans ses cheveux emmêlés. Autour de lui, la pièce était plongée dans une pénombre inquiétante.
— Je suis là... reprit la jeune femme.
Elle passa délicatement une main dans son dos pour le rassurer, mais Alexandre ne parvenait à estomper le regard inerte de la fillette de son esprit. Le silence était lourd, mais aucun mot ne lui venait. Ses maux étaient bien plus forts.
— Tu veux en parler ? proposa Imany, l'air paniquée.
Alexandre observait autour de lui, reprenant peu à peu ses esprits. Venu passer le week-end chez Imany, il se trouvait dans la chambre de celle-ci, allongé à ses côtés dans le petit lit deux places. À leurs pieds, Nyota avait les poils hérissés. Sûrement la féline était elle irritée ou effrayée par le cauchemar du caporal qui calmait doucement sa respiration.
— Quelle heure est-il ? prit-il la parole.
— Trois heures et demie, dit-elle après avoir jeté un coup d'œil à son réveil.
Il poussa un long soupir, se laissant retomber brutalement sur l'oreiller.
— Excuse-moi, ça faisait longtemps que ça ne m'était pas arrivé.
— Tu ne vas pas t'excuser... chuchota-t-elle.
Elle continuait de lui caresser le dos tendrement. Il se pencha, posant un doux baiser sur son front.
— Ce n'est pas grand-chose, reprit-il.
Imany le dévisagea en fronçant les sourcils.
— Ce n'est pas rien, Alexandre, tu étais littéralement en train de te tordre de douleur.
Il sourit difficilement, tentant de rassurer la jeune femme.
— Seulement un cauchemar, répondit-il.
Mais Imany était difficile à convaincre. Encore inondé d'émotions, Alexandre peinait à reprendre son souffle.
— Tu as rêvé de...
Imany marqua une pause. Elle n'eut pas besoin de continuer sa phrase, le brun comprenait très bien où elle voulait en venir. Il secoua la tête.
— Non, ce n'était pas mon accident.
La jeune femme le questionnait du regard. Il prit une grande inspiration. Imany s'était ouverte bon nombre de fois à lui, en attendait-elle autant de sa part ? Serait-elle assez forte pour supporter un souvenir aussi atroce ? Alexandre se sentait capable de raconter son cauchemar, mais le verrait-elle toujours tel qu'il était aujourd'hui ? Les remords le rongeaient de l'intérieur tandis que son cœur lui hurlait de s'ouvrir.
— Je ne te force pas à...
— C'est bien pire que ça, la coupa-t-il. C'est quelque chose d'horrible que j'ai fait.
Imany eut un petit hoquètement de surprise, retirant sa du dos de l'homme en face d'elle. Maintenant qu'il avait commencé, Alexandre ne pouvait laisser la jeune femme sans réponse. Il se devait de lui raconter les événements. Le temps était venu d'affronter la personne qu'il était au fond de lui, cette personne qui avait tué une fillette innocente.
— Ça s'est passé lors d'une de mes missions dans un village malien. On patrouillait dans des maisons abandonnées à la recherche de survivants. Nous avons trouvé quelques personnes, dont une gravement blessée, et avons dû nous arrêter.
— Oh... murmura Imany.
— Nous avons été attaqués par des terroristes pendant la mission, reprit-il. Une fillette a perdu la vie.
La jeune femme en face de lui écarquilla les yeux, posant une main sur sa bouche entrouverte.
— J'avais ordonné à mes hommes de garder les civils sains et saufs dans la maison, mais la fillette est sortie voir. Elle a pris une balle perdue.
Imany ne répondit pas, les larmes aux yeux.
— Je n'ai rien pu faire. Quand j'ai ramassé son corps, elle était déjà morte. Depuis, je rêve de son regard sombre jours et nuits. Elle ne quitte jamais mon esprit.
— La balle perdue... Elle était de toi ? osa demander la femme.
Alexandre secoua la tête.
— Alors pourquoi t'en veux-tu pour quelque chose que tu n'as pas commis ?
— Mon devoir était de protéger ces civils. J'ai échoué...
— Mais tu ne l'as pas tuée, assura-t-elle.
— Tu ne comprends pas ! s'énerva-t-il.
Il froissa les draps dans ses mains moites, contractant la mâchoire. Imany se pencha, reposant son visage sur le torse brûlant d'Alexandre. Il glissa son bras le long du dos de la jeune femme.
— Excuse-moi, dit-il. Ce souvenir me fait perdre mes moyens.
— Tu penses qu'elle est morte par ta faute ? demanda Imany.
— C'est le cas, dit Alexandre. Je pense chaque jour à cette fillette en me demandant ce qu'elle serait aujourd'hui, ce qu'elle ferait actuellement si je n'avais pas fauté.
Imany releva les yeux vers lui, l'observant de ses yeux pétillants. Il dessina un sourire sur son visage.
— Pour un soldat, l'échec est pire que la mort, n'est-ce pas ?
Alexandre écarquilla les yeux, jetant un coup d'œil surpris en direction de la jeune femme.
— Au fil des années, on apprend à ne pas ressentir d'émotions, dit-il. La première fois que j'ai sombré, c'était ce jour-là. Face au corps de cette fillette, face à mon échec, je me suis effondré. C'était d'abord de la tristesse, ensuite de la rancœur, et enfin la soif de vengeance. J'ai eu une envie terrible de tuer tout ce qui passait sur mon chemin. L'injustice et l'échec me ronge encore aujourd'hui. Pourquoi elle et pourquoi pas moi ?
Il marqua une pause, regardant le plafond silencieusement.
— L'échec est pire que la mort, avoua-t-il dans un murmure las.
Imany passa une main sur ses joues, essuyant les quelques larmes qui y perlaient encore. Il ferma les yeux, profitant de cet instant de douceur pour chasser la douleur qui tordait son cœur tel un chiffon.
— J'ai appris à ne pas me laisser noyer par les émotions, reprit Alexandre. Elles entraînent des choses stupides. On peut très mal réagir en situation critique si on laisse cours au moindre sentiment... Mais il est difficile de couper tout ça, surtout quand la vie des autres compte plus que la sienne.
— Comment as-tu fait pour supporter tant de souffrance pendant toutes ces années ? s'intéressa Imany en plongeant son regard dans celui du brun.
— Les premiers mois sont difficiles, c'est là qu'on est le plus frais. On est encore rattaché au monde réel, là où nous sommes libres de ressentir. La première fois que l'on souffre réellement, la première mission qui brise un soldat, c'est là que tout s'éteint. Le premier échec est tellement douloureux que tout se coupe à l'intérieur. Les pensées, les images... On se retrouve plongé dans le noir, un noir morbide. Le silence y est pesant, mais nécessaire.
Son cœur tambourinait dans sa poitrine, agonisant face à l'éveil de tous ces souvenirs.
— Quelle a été la mission ? Celle qui t'a éteint ? osa demander la jeune femme.
Il caressait tendrement le bras d'Imany du bout de ses moignons.
— J'avais vingt ans. Nous étions en train de patrouiller dans le désert, entre deux villages, quand j'ai entendu un bruit sourd. Un camarade avait marché sur un Engin Explosif Improvisé. Il n'a pas survécu.
— Je suis désolée... murmura la jeune femme.
Il sourit.
— Ce sont des choses qui arrivent. Je m'étais beaucoup attaché à ce garçon. Il était un peu comme Romain, toujours souriant, à motiver les troupes. S'il n'était pas mort, je suis sûr qu'il aurait été caporal.
Pendant quelques secondes, Alexandre laissa les images sanglantes de ce jour-ci, voyant le corps de son camarade voltiger plusieurs mètres plus loin. Quand ils avaient couru à son secours, il était déjà trop tard ; son cadavre était éparpillé aux quatre coins du désert, tachant les grains de sable d'un rouge écarlate.
— J'ai souffert plusieurs nuits, à ne plus pouvoir fermer l'œil tant les images de l'accident étaient traumatisantes. Puis un matin, je me suis levé, et plus rien.
— Il y avait beaucoup de bombes artisanales, là-bas ? demanda la jeune femme.
Il hocha la tête.
— C'est le moyen d'attaque le plus courant des djihadistes, répondit Alexandre. Ils les cachaient dans les maisons, dans le sable...
Imany se redressa, s'appuyant sur ses avant-bras pour pouvoir regarder l'homme dans les yeux.
— C'est étrange, de ressentir de nouveau des émotions ?
— C'est étrange et à la fois je me sens de nouveau humain... Je n'étais plus qu'un homme armé, une sorte de machine à tuer. Le retour à la réalité a été difficile, surtout les premiers mois à l'hôpital. J'étais rongé par la tristesse et le remords pendant que les cauchemars me hantaient jours et nuits. Puis, quand j'ai intégré le club, j'ai pu enfin me changer les idées. J'ai recommencé à rire, j'ai appris à aimer...
Il fixa les lèvres de la jeune femme, tandis qu'elle dessinait un sourire timide.
— Je t'admire, murmura-t-elle. Tu es tellement fort.
Le cœur d'Alexandre loupa un battement. Ses joues commençaient à chauffer, signe qu'il rougissait. À ce moment, il fut heureux que la pénombre camoufle ses émotions.
— Que veux-tu dire ? parvint-il à demander.
— Malgré tout ce que tu as vécu, tu es toujours là. Tu as réussi à résister, tu as combattu, et tu t'es relevé... C'est tellement puissant...
— Ça n'a pas toujours été tout rose, assura-t-il. Il y a eu des nuits bien difficiles, et des pensées bien noires avant d'en arriver là.
— Mais tu as réussi à les combattre, répondit-elle. Tu es là, devant moi, à me raconter une épopée si douloureuse... Je trouve ça tellement admirable.
Il se pencha pour embrasser la jeune fille sur la joue, restant silencieux.
— Il t'arrivait de penser à ici ? À la France ? À ce que tu allais faire si un jour tu rentrais ? demanda-t-elle, curieuse.
— Honnêtement, non.
Elle grimaça, tordant les traits de son visage aux traits harmonieux.
— Et maintenant, que penses-tu de l'avenir ?
Alexandre haussa les sourcils, dessinant un sourire amusé.
— Ce n'est pas très carpe diem, ça...
Elle lui frappa l'épaule si délicatement qu'il eut l'impression d'une caresse. Il la serra fort contre lui, glissant son bras dans son dos pour la rapprocher.
— Je n'ai jamais pris le temps d'y réfléchir, avoua-t-il. Et toi ?
Elle s'allongea sur le dos, poussant un long soupir. Imany hésita un instant, faisant froncer les sourcils à Alexandre, perplexe.
— J'aimerais retourner dans mon pays natal, dit-elle enfin.
Sa voix se brisa tandis que le cœur d'Alexandre se stoppait une nouvelle fois.
— Oh... murmura-t-il.
— J'aimerais aider là-bas, auprès des enfants de mon pays, continua-t-elle.
La gorge d'Alexandre se noua à l'idée de perdre celle qu'il aimait. Imany était la lumière venue égayer sa vie, venue embellir ses jours, et la perdre lui semblait totalement impossible.
— Tant que ça te rend heureuse, dit-il à contre-cœur.
Il posa un baiser sur son front.
— Rien en pourrait me rendre plus heureuse, murmura Imany.
Il sourit difficilement. Et lui, que voulait-il faire de sa vie ?
-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-
Hello ☀️ très contente de vous dévoiler ce chapitre que j'aime beaucoup ! J'espère que vous l'aurez autant apprécié 🥰
Alors, qu'avez-vous pensé de ce chapitre ? 👀
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