15. Implosion

« À raconter ses maux, souvent on les soulage. »
Pierre Corneille


          Le cœur d'Alexandre battait à chamade. Depuis quelques minutes déjà, il attendait à l'entrée du parc du musée Gallo-Romain de Lyon, où le groupe s'était donné rendez-vous. Impatient, il regardait sans cesse sa montre, relevant parfois les yeux pour scruter au loin. En réalité, il était arrivé bien trente minutes en avance, dans l'espoir inavoué de croiser Imany plus tôt. Mais depuis plusieurs minutes maintenant, il était seul. Ces derniers jours, le temps s'était amélioré pour laisser place à un grand soleil bleu, rarement dérangé par les nuages. Le vent n'était plus aussi glacial que l'hiver passé, et s'estompait les après-midis pour laisser place à la chaleur. Le caporal attrapa son téléphone, dans l'attente d'une notification du groupe. Jamais il n'avait manqué de patience à ce point.

— Alex ! s'écria quelqu'un au loin.

Son pouls s'emballa aussitôt, ne prêtant pas attention à la voix pourtant masculine. Évidemment, Romain était le premier arrivé. En ce mercredi après-midi, l'adolescent avait opté pour un short blanc cassé ainsi qu'un sweat bleu qui faisait ressortir ses cheveux parfaitement coiffés.

— Salut, dit-il tentant de cacher sa déception.

— Ça fait longtemps que tu attends ? demanda Romain en lui tapant amicalement l'épaule.

— Quelques minutes, mentit le brun. Mais avec le beau temps, c'est bien moins désagréable d'attendre à l'extérieur.

L'adolescent acquiesça d'un large sourire.

— D'ailleurs, je vois que tu as mis un short... Il ne fait pas encore un peu trop froid pour sortir comme ça ? remarqua Alexandre.

­— Tu rigoles ! C'est le temps parfait. D'un côté j'ai un peu frais en bas, de l'autre je suis bien au chaud dans mon pull... J'adore ce genre d'outfit !

Un court silence les sépara, durant lequel Romain se plongea dans l'écran de son smartphone. Il dessina un léger sourire, rangeant l'appareil dans sa poche. Le brun le questionna du regard, intrigué.

— Pourquoi tu me regardes avec cet air ? demanda l'adolescent en détournant le regard.

— Je crois reconnaître cet air idiot...

­— Je ne vois pas de quoi tu parles... marmonna Romain.

Alexandre, d'humeur taquine, lui mit un coup d'épaule amicale dans le bassin.

— Je parle avec une fille de ma classe, avoua enfin l'adolescent.

Le caporal afficha un sourire satisfait avant de lui lancer un regard complice.

— Comment s'appelle-t-elle ?

— Emma, chuchota Romain. Mais tu ne le dis pas aux autres !

Alexandre mima une bouche cousue, lui adressant un clin d'œil. En face de lui, l'adolescent semblait à la fois intimidé et soulagé.

— Pourquoi cet air de chien battu ?

— Salut les garçons, dit une voix dans son dos.

Le brun sursauta. Justine apparu tout enjouée. Alors qu'elle commençait à raconter les galères qu'elle avait rencontré dans les transports en commun lyonnais, le caporal jeta un coup d'œil en direction de Romain qui lui fit signe qu'ils en parleraient plus tard. Il grimaça, mais accepta tout de même. Peut-être qu'à un moment de la journée ils auraient l'occasion de revenir sur le sujet, après tout.

— Imany n'est toujours pas là ? s'étonna la blonde, presque essoufflée par son monologue.

Les garçons secouèrent simplement la tête.

— C'est bizarre, elle m'avait pourtant certifié qu'elle serait en avance...

Alexandre fronça les sourcils. Pourquoi n'était-elle toujours pas là, dans ce cas ? Son intuition était la bonne ; Imany comptait arriver en avance. Avait-elle aussi rencontré des difficultés de transport ?

— Je vais essayer de l'appeler, proposa-t-il alors.

Justine acquiesça, tandis que Romain dessinait un sourire taquin. Il s'éloigna de l'entrée du parc, faisant défiler les contacts jusqu'à celui de la jeune femme.

Bip, bip, bip...

L'appel sonna longuement dans le vide avant qu'Alexandre ne tombe sur le répondeur :

— Bonjour, vous êtes bien sur le portable de Imany Moyo, je ne suis pas disponible pour le moment. Vous pouvez me laisser un message, je vous rappellerai plus tard. Merci, au revoir.

Bip !

Il hésita un instant, poussant un soupir. Pourquoi tombait-il sur son répondeur ? N'avait-elle pas emporté son téléphone ?

— Salut Imany, c'est Alexandre... Écoute, nous sommes devant le parc du musée pour le pique-nique. On espère que tout va bien de ton côté et que tu pourras nous rejoindre bientôt. Appelle-moi si tu as besoin... Hum... À tout de suite, j'espère.

Puis il raccrocha. Il resta quelques secondes immobile, à regarder le contact d'Imany sur son écran.

« J'espère » ? répéta-t-il. J'ai vraiment dit « j'espère » ?

Il soupira, las, puis rangea l'appareil dans la sacoche qui reposait sur ses jambes.

— Elle ne répond pas, annonça-t-il.

Romain et Justine froncèrent les sourcils.

— Elle n'a peut-être pas pris son téléphone pour venir, suggéra l'adolescent. Nous devrions rentrer dans le parc et l'attendre dans l'herbe.

— Je ne pense pas qu'elle viendra, dit Alexandre. C'est bizarre...

— Tu t'inquiètes pour rien, Alex. Je suis sûr qu'elle va très bien. Regarde, Justine a eu plein de galères pour venir. Peut-être qu'Imany aussi.

Le brun haussa les épaules, entrant à leurs côtés dans le grand parc. Cela faisait des années qu'il n'avait pas mis les pieds ici. Le parc du musée Gallo-romain de Lyon était immense. Perché sur la colline de Fourvière, les vestiges de l'amphithéâtre étaient incroyablement bien conservés. Alexandre passa difficilement l'entrée, où un petit rebord lui demanda énormément d'effort pour être traversé. En ce mercredi après-midi où le soleil était de sortie, le parc se remplissait petit à petit. Des enfants jouaient dans la pelouse à gauche de l'entrée, des groupes d'adolescents des lycées du coin occupaient les bancs et des personnes âgées visitaient les lieux. Au milieu de cette foule, le petit groupe s'avançait silencieusement, trop occupé à admirer le monument. Du moins, c'est ce que tentait de faire Alexandre.

Pourquoi ne répond-elle pas ?

Le silence d'Imany l'inquiétait profondément, c'était comme s'il sentait que quelque chose n'allait pas, comme s'il savait qu'elle avait besoin d'aide. Une fois arrivé au pieds de l'amphithéâtre où quelques dizaines de personnes siégeaient déjà, il profita du plat pour sortir de nouveau son téléphone. Rien.

— On se met dans la pelouse, là-bas ? demanda Justine.

Elle pointa du doigt le jardin en face.

— Ça me semble assez plat et praticable, accepta Alexandre, rangeant discrètement son téléphone.

Il poussa un long soupir, regardant une dernière fois derrière son épaule. Elle n'était toujours pas là.

— Par ici, c'est cool, remarqua Romain en s'arrêtant.

La zone d'herbe sur laquelle ils se trouvaient étaient encore au soleil à cette heure de la journée, parfait pour le premier pique-nique annuel.

— Ça me va, dit le caporal.

— À moi aussi, ajouta Justine.

La blonde sortit un drap blanc de son sac, l'étalant par terre, tandis que Romain sortait quelques bouts d'aluminium dans lesquels devait se trouver son pique-nique.

— Romain, j'ai quelques trucs à manger dans mon sac, derrière le fauteuil. Tu pourrais me le passer, s'il te plaît ?

— Bien-sûr, dit-il.

L'adolescent se redressa de son sac à dos, passant le bras derrière lui et tirant le sac Carrefour qui s'y trouvait.

— Merci.

Il lui adressa un clin d'œil. Tenant difficilement le sac ouvert de sa main gauche inerte, Alexandre parvint tout de même à attraper les quelques emballages qui y traînaient.

— Les sandwichs triangle au poulet sont les meilleurs, remarqua Romain.

— Et les chips barbecue... ajouta le caporal en posant le sachet sur ses genoux. Tu en veux ?

Le jeune homme s'approcha de lui, tendant la main.

— Pourrais-tu l'ouvrir, s'il te plaît ? demanda timidement Alexandre. Si je le fais moi-même, je risque de broyer les chips... Je ne peux pas me servir de ma main gauche, et le seul moyen pour moi d'ouvrir ce sachet serait de le faire exploser sous la pression avec ma main droite...

Pour la première fois, il parvenait à mettre des mots sur les difficultés rencontrées au quotidien. Justine, qui continuait d'installer le drap à l'aide de cailloux, lui jeta un coup d'œil désolé. Contrairement aux premières fois où Alexandre avait reçu ce genre de regard, cette fois-ci, il l'accueillit avec plaisir ; il savait qu'il n'était que bienveillance, et non de la pitié. Romain attrapa le paquet et le lui ouvrit, le lui tendant pour qu'il puisse se servir.

— Je pense qu'elle ne viendra pas, reprit-il.

La blonde en face de lui grimaça, ne niant pas ce qu'il venait de dire.

— Elle n'a pas rappelé, ni envoyé de message, continua-t-il. C'est vraiment... étrange.

— Je suis d'accord avec toi, je vais essayer de l'appeler, répondit Justine.

Quelques minutes plus tard, ils n'avaient toujours pas de ses nouvelles.

— Elle a peut-être oublié, supposa la blonde, l'air tout de même inquiète.

Che n'est pas chon genre, fit remarquer Romain la bouche pleine de chips.

Alexandre se mordilla la lèvre inférieure, poussant un long soupir d'inquiétude. Ce qu'il espérait par-dessus tout, c'était qu'elle allait bien, et que sa santé ne faisait pas des siennes.

— Je l'appellerai en rentrant, reprit-il.

Ils hochèrent la tête, se lançant dans un pique-nique bien silencieux.

Alexandre entrait la clé dans la serrure de la porte de l'appartement quand son téléphone sonna. Il s'empressa de plonger sa main droite dans son sac vide, sortant l'appareil où le prénom de tous ses tourments s'affichait.

Imany !

Il se hâta, claquant la porte derrière lui et appuyant sur le petit bouton vert.

— Oui ? dit-il inquiet.

— Alexandre..? chuchota la voix d'Imany à l'autre bout du fil.

— Oui, je suis là. Qui a-t-il ? demanda-t-il.

Elle marqua une petite pause, où un sanglot se fit entendre. Impatient et terriblement inquiet, le caporal reprit :

­— Je suis là, tu peux me parler.

Mais elle ne parvint à reprendre la parole. Son souffle était saccadé, sûrement interrompu par des pleurs incessants. Que pouvait-il bien l'affliger ainsi ? Il grimaça, attendant quelques secondes de plus.

— Viens à l'appartement, proposa-t-il. Nous pourrons parler de vive voix.

— Je ne veux pas te déranger... murmura-t-elle.

— Viens, ordonna-t-il cette fois. S'il te plaît.

Elle ne répondit pas. Le silence fut tel qu'Alexandre vérifia qu'elle n'ait pas raccroché. Mais non, Imany était toujours à l'autre bout du fil, visiblement déboussolée.

— Arriveras-tu à venir seule ?

— Je crois, oui.

— Alors viens, répondit-il. Je t'attends.

Elle se contenta de mettre fin à la discussion en raccrochant. Avait-il commis une erreur en lui proposant de venir ? Allait-elle arriver jusqu'ici seule ? Viendrait-elle réellement ? Des milliards de questions traversèrent son esprit, bourdonnant comme des centaines d'abeilles dans une ruche, à lui en provoquer des maux de crâne insupportables. Durant les minutes qui suivirent leur appel, Alexandre fut agité et incapable de se calmer. Il tourna en rond dans l'appartement silencieux, mordillant sa lèvre en s'arrachant des morceaux de peau. Jamais il n'avait été aussi stressé de sa vie entière, et l'attente de la jeune femme était une véritable torture.

Une heure plus tard, la sonnette retentit. Il se jeta sur la porte, l'ouvrant violemment et dévoilant la jeune femme. Imany n'avait ni foulard, ni perruque, dévoilant son crâne nu au monde. Ses yeux secs étaient rougis par les pleurs, gonflés à la suite des heures qu'elle avait dû passer à pleurer. Vêtue d'un ensemble de survêtement gris, elle tenait contre elle un simple sac à main noir.

— Entre, dit-il, le souffle court.

Elle se contenta de pénétrer dans les lieux silencieusement, évitant son regard. Une fois qu'il eut refermé la porte derrière eux, le caporal l'observa un instant. Quelque chose semblait la blesser profondément, et la vision qu'il avait de la jeune fille lui fendit le cœur. Pourquoi souffrait-il autant qu'elle ? Était-il attaché à ce point-là ? Il lui attrapa la main gauche, la caressant tendrement.

— Tu n'es pas seule, reprit-il. Tu ne seras jamais seule.

Elle resserra l'étreinte de sa paume fébrile. Imany tremblait, retenant de nouvelles vagues de sanglots.

— Tu n'as pas besoin de te cacher ici.

Elle explosa, s'effondrant au sol. Il se pencha en avant difficilement, la laissant poser sa tête sur ses moignons. Timidement, il glissa une main dans son dos, tentant de la réconforter de doux mouvements de main. Imany semblait inconsolable ; à genoux au sol, elle pleurait bruyamment, grimaçant de douleur. Cette expression, Alexandre la connaissait ; elle ne souffrait pas physiquement, mais intérieurement. Depuis combien de temps retenait-elle ses émotions ?

— Je suis là, murmura-t-il à son oreille.

— Pourquoi j'ai l'impression que je vais mourir ? le questionna-t-elle en sanglotant.

Le brun fut parcouru par une vague de frissons. La question que venait de lui poser la jeune femme lui glaçait le sang. Oui, cette émotion, il la connaissait ; ou du moins, cette implosion. Imany pleurait à s'en noyer, ses poumons sûrement écrasés par une force invisible et son corps courbaturé à force de retenir les sanglots. Cette impression que son corps tout entier brûlait de frissons, parcouru de crampes horribles et incontrôlables.

— Parce que c'est l'effet que ça fait... chuchota-t-il, lui caressant toujours le dos.

Elle rit nerveusement, sanglotant de plus belle contre ses jambes. Alexandre se retrouvait là, totalement impuissant, à regarder le chaos la ronger de l'intérieur. Il parvenait à ressentir la moindre émotion qui la traversait, la moindre douleur qui la torturait. Il savait qu'à cet instant précis, son cœur se tordait douloureusement tel un chiffon que l'on essorerait. Il savait également que ses pensées devaient bouillonner de milliards d'images et de questions.

— Tu es extraordinairement forte pour avoir tenu jusque-là sans craquer, reprit-il. Tu te relèveras plus forte encore, tu verras.

Elle releva la tête, plongeant son regard dans le sien.

— Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas avant ? Pourquoi ?

Elle implosait de nouveau.

— Pourquoi, dis-moi ! À quoi bon ?

Chut... dit-il en essuyant une larme qui coulait sur le visage de la jeune femme. Tu retiens toutes ces émotions depuis bien trop longtemps. Il est temps que tu évacues.

Elle sourit timidement, baissant les yeux.

— Je suis désolée de t'infliger ça... parvint-elle à dire.

Il lui redressa le visage délicatement d'un geste de main doux, tenant son menton dans le creux de sa main encore valide.

— Tu as été là pour ma crise, la dernière fois. À mon tour d'être là pour toi.

Elle ferma les yeux, se laissant consoler par les caresses qu'il lui fit sur sa joue. Elle contrôlait difficilement son souffle, hoquetant bruyamment.

— Tu veux grignoter quelque chose ? proposa-t-il.

Elle secoua la tête.

— Viens, dit-il alors. Suis-moi.

Imany se redressa difficilement, tandis qu'Alexandre lui attrapait la main, l'obligeant à le suivre. Avancer à une main s'avoua être plus difficile qu'il ne l'aurait pensé, mais il s'efforça de faire bonne figure, alors que ses muscles tout entiers le brûlaient à en lui donner des crampes. Il l'entraîna dans la chambre, où les volets fermés n'avaient pas été ouverts depuis des semaines.

— Allonge-toi, dit-il.

Elle écarquilla les yeux, alors que ses joues viraient à l'écarlate en quelques secondes seulement.

— Fais-moi confiance, murmura-t-il.

Il contourna le lit, se posant difficilement aux côtés de la jeune femme. Il lui sourit, tentant de la mettre à l'aise.

— Mets-toi sur le dos, dit-il.

Il fit de même.

— Inspire doucement, et pareil quand tu expires...

Il se prêta au jeu. À côté de lui, Imany tremblait toujours.

— Veux-tu m'en parler ? proposa-t-il. De ce qui te fait aussi mal.

Elle hésita un instant, restant muette. Il tourna la tête vers elle, plongeant son regard dans le sien.

— Quand j'étais petit et que ça n'allait pas, ma mère s'allongeait à côté de moi dans mon lit. On regardait le plafond pendant des heures, pendant que je m'ouvrais à elle. Je crois que ça me faisait du bien. Comme si j'oubliais qu'elle était là, et que je m'ouvrais à moi-même. C'est parfois plus douloureux, plus difficile, mais ça a toujours marché pour moi.

Elle tenta de lui sourire, lequel se transforma rapidement en grimace incontrôlée.

— Et après ?

— Après, on reprendra nos vies telles qu'elles étaient. Je ne reviendrai pas sur ce que tu m'as dit, jamais, à moins que tu en ressentes le besoin.

— Tu vas juste m'écouter ? le questionna-t-elle, presque amusée.

Il acquiesça d'un signe de tête.

— Pendant des heures, s'il le faut.

— Et tu ne me répondras pas ?

— À moins que tu me le demandes, non.

Elle dirigea son regard vers le plafond. Alexandre l'observa quelques secondes, glissant de nouveau sa main sur la sienne. Il ne ressentait rien, mais le simple sourire d'Imany parvint à le convaincre de ne pas la lâcher. Elle poussa un long soupire, tentant de se calmer en inspirant lentement.

— Prend le temps qu'il te faut, je ne bouge pas, dit-il d'un ton réconfortant.

Puis il ferma les yeux, s'enfermant dans une bulle douce et douloureuse à la fois. Ce moment qu'il partageait avec elle lui faisait chaud au cœur autant qu'il le lui fendait. À côté de lui, Imany se racla la gorge.

— Par où commencer...

— Ne te prends pas la tête, laisse sortir les choses telles qu'elles viennent. Je te comprendrai toujours.

Il ne le vit pas, pourtant il était certain qu'elle souriait de nouveau. Il aurait voulu lui caresser la main, mais il ne le pouvait. Sa main gauche totalement invalide ne pouvait que se contenter de reposer contre celle de la jeune femme.

— J'en veux au monde entier... commença-t-elle.

Elle marqua une pause. Se lancer dans ce genre de monologue était le plus difficile dans l'exercice, mais Alexandre avait espoir qu'elle réussisse et que ça lui soit bénéfique. Il savait qu'elle y arriverait,

— J'en veux à mon cancer de m'avoir pris tout ce que j'avais de féminin en moi. De m'avoir pris ma poitrine, mes cheveux, mes sourcils, et un bout de moi. Je lui en veux de m'avoir fait tant souffrir...

Elle se remit à pleurer vivement, mais il n'ouvrit toujours pas les yeux. Cet exercice était à la fois difficile pour celui qui parlait, que pour celui qui écoutait. Alexandre n'avait pas le droit de la regarder, ni de lui répondre. Il devait se contenter de l'écouter.

Tu es tellement magnifique telle que tu es... pensa-t-il très fort intérieurement. Pas besoin de toutes ces choses pour être féminine...

— Je lui en veux de m'avoir donné l'espoir de m'en sortir, de garder mon corps intact... Tout ça pour mieux m'achever maintenant.

Elle reprit sa respiration bruyamment.

— Je suis fatiguée de l'avoir tant combattu, et j'ai parfois tendance à croire qu'il aurait mieux fait de m'emporter, d'éteindre toutes ces émotions qui sont tellement plus douloureuse que lui...

Alexandre sentit son cœur se mettre à battre plus rapidement, tandis qu'il contractait sa main droite nerveusement. Les larmes commençaient lui aussi à lui monter. Il n'avait pas eu un cancer, et pourtant, des pensées semblables à celles d'Imany lui avait aussi traversé l'esprit. Son menton se mit à trembler fébrilement, tandis que les émotions prenaient peu à peu le dessus.

— Je ne me reconnais plus dans le miroir, comme si à mon réveil de l'opération, on m'avait greffé un nouveau corps. Je ne reconnais pas ce corps, et je le déteste. Je déteste ses formes autant que ses cicatrices. Lui qui m'a tellement faite souffrir...

Alexandre rouvrit les yeux, fixant cette fois-ci le plafond blanc où les rayons du soleil qui traversaient les volets venaient se projeter. Une larme perla le long de sa joue. Le temps d'un instant, il se perdit dans ses pensées, pensant aux premières fois où il avait dû affronter son reflet dans le miroir. Ces fois où il avait vomi en se redécouvrant, où son cœur s'était arrêté douloureusement, puis emballé à ne plus jamais se calmer. Il contracta sa mâchoire, résistant comme il le pouvait aux souvenirs qui refaisaient surface.

— Je me sens si seule, dans l'enveloppe qu'es mon corps. C'est une vraie torture... J'ai l'impression que le monde a continué de vivre sans moi, et que jamais je n'arriverai à le rattraper. J'ai l'impression que je n'ai pas ma place ici, que je ne l'ai plus...

Alexandre implosa à son tour, laissant les larmes couler vivement le long de ses joues tremblantes. Les mots que posait Imany sur ses maux étaient tellement semblables aux siens. Il la comprenait terriblement, et au fond de lui, tout son être était de nouveau ébranlé, déstabilisé. Tout ce qu'il pensait avoir reconstruit s'effondrait peu à peu qu'elle s'ouvrait à lui, déchirant son cœur et brisant son âme. Il aurait voulu lui serrer la main, mais le monde en avait voulu autrement.

— Je me sens prisonnière, et j'ai l'impression que je n'arriverai jamais à m'en sortir...

Tu n'es pas seule ! cria-t-il intérieurement.

— J'en veux au monde de m'avoir pris ma mère si tôt, de m'avoir forcée à vivre ces moments seule.

Le cœur d'Alexandre se stoppa net. Imany avait donc perdu sa mère. Qu'en était-il de son père ? L'avait-elle perdu également ? L'avait-elle au moins connu ? Il prit une grande inspiration, tentant de calmer les émotions qui commençaient à l'inonder.

— Elle était la seule chose qui me restait dans ma vie... La seule...

Imany tremblait de plus en plus, alors que sa respiration semblait difficile. Le brun ferma de nouveau les yeux, contractant la mâchoire de plus en plus fort à s'en briser les dents.

— Il me l'a prise ! cria-t-elle. Le monde m'a tout pris, tout ce que j'avais !

Il ne le sentit pas, mais il comprit à l'agitation de la jeune femme à ses côtés qu'elle venait de lui lâcher la main. Imany était en train d'exploser, mais il ne pouvait la stopper. Elle se devait de tout laisser sortir.

— Je n'en peux plus, j'agonise... murmura-t-elle. Pourquoi cette vie ? Ai-je mérité ça ?

Non ! se dit-il.

— Qu'ai-je fais au ciel pour vivre un tel supplice ? Pourquoi me l'a-t-il prise ? Pourquoi ai-je eu un cancer aussi jeune ? N'ai-je donc jamais fait le Bien dans ma vie ?

Tu es tellement bonne... pensa-t-il. Le monde a besoin de toi.

— Je n'en peux plus, Alexandre...

Il s'autorisa à tourner la tête, croisant son regard. Lui aussi avait sûrement les yeux rougis par les pleurs, les lèvres gonflées et gercées, tout comme Imany semblait au fond du gouffre. Il posa de nouveau sa main gauche sur la sienne.

— Qu'est-ce que j'ai fait de mal pour mériter tout ça, hein ? implora-t-elle. Qu'est-ce que j'ai fait, bon sang ?

Elle étouffa quelques sanglots, ne détournant pas le regard de celui du brun.

— Tu ne mérites tellement pas... parvint-il à peine à murmurer. Tu ne mérites tellement pas de vivre de telles épreuves, Imany...

Difficilement, il se tourna pour venir se mettre sur le côté, tendant cette fois-ci sa main droite pour caresser la joue de la jeune femme.

— Tu es si douce, si bonne avec le monde... Je ne comprends pas pourquoi toi et pas une autre...

Elle sourit difficilement, bravant sa peine.

— Tu mérites tout le bonheur du monde... murmura-t-il.

Elle attrapa délicatement la main d'Alexandre qui caressait son visage pour venir la serrer fort entre les deux siennes, tout contre elle.

— Je ne crois pas y avoir le droit, répondit-elle.

Le brun sourit, serrant à son tour fort sa main contre la sienne.

— Au contraire, après tant de douleur, je crois qu'il est temps que tu y gouttes. Enfin.

— Mais comment ? Je ne suis pas heureuse avec moi-même, je n'ai plus personne dans ma vie... À quoi bon, Alexandre ?

Il se rapprocha d'elle, tandis qu'elle plaquait délicatement sa main contre son torse.

— Je suis là, moi.

Elle détourna finalement le regard, baissant la tête. Il sourit, amusé par la timidité de la jeune femme. Imany avait cessé de pleurer, se calmant peu à peu.

— On se connait à peine, toi et moi, reprit-elle.

— Tu te trompes, on se connait tellement bien, répondit-il.

Il resserra l'étreinte de sa main contre son torse, tandis qu'une vague de frissons le parcourait.

— Tu me connais tellement bien, Imany. Tu sais qui je suis au fond de moi, et ce que je ressens. Tu sais ce que j'ai vécu, ce que je pense, et ce que je cherche. Tu sais tout de moi.

— Et à la fois si peu...

Il sourit simplement.

— Je sais qui tu es au fond de toi, ce que tu ressens. Je sais ce que tu as vécu, ce que tu penses, et ce que tu cherches.

— Qu'est-ce que je cherche, alors ? Comment peux-tu le savoir si moi-même je ne le sais pas ? demanda-t-elle timidement.

Il se rapprocha un peu plus, passant cette fois-ci sa main dans le dos de la jeune femme. Imany ne recula pas, plongeant de nouveau son regard dans celui du caporal.

— Tu cherches la reconstruction. Tu te cherches toi. Ça fait si longtemps que tu es perdue.

Elle laissa une nouvelle larme perler le long de sa joue.

— Et tu sais ce que je cherche, n'est-ce pas ? demanda-t-il à son tour.

Elle acquiesça d'un signe de tête, reprenant difficilement sa respiration.

— Tu cherches l'acceptation. Tu te cherches toi, au plus profond de ton être. Ça fait si longtemps que tu te détestes, et que tu t'en veux pour ce qu'il s'est passé, Alexandre.

Il hocha simplement la tête, se remettant à pleurer à son tour. Il passa délicatement ses doigts le long du crâne nu de la jeune femme, caressant sa peau si douce. Elle ne bougeait pas, s'abandonnant dans ses bras. Cette fois-ci, elle fit le premier pas ; Imany s'approcha d'Alexandre, enfouissant son visage contre son torse. Il la serra fort contre lui.

— Tu ne seras plus jamais seule, murmura-t-il à son oreille. Je suis là.

Elle sanglota silencieusement.

— Je serai toujours là... chuchota-t-il.

Après cette discussion, la pièce devint silencieuse. Imany ne bougea pas, et Alexandre ne desserra pas son étreinte. Il la tenait, et ne la laisserait jamais tomber.


-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-


Hello ! ☀️
Sûrement le chapitre que j'ai préféré écrire dans Imany... Il est tellement symbolique pour la suite, et pour eux. 

Alors, qu'en avez-vous pensé ? 🥰

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