1. Cicatrices


« Même quand la blessure guérit, la cicatrice demeure. »
Publius Syrus


Quelques mois plus tard...


          Le bruit de l'électrocardiogramme le sortit de son sommeil profond. Il grimaça péniblement. Toujours allongé dans son lit, le jeune homme plissa les yeux, tentant de s'habituer à la lumière intense qui inondait déjà sa chambre.

— Bonjour Monsieur Duval, chuchota une voix douce.

Il sourit. Ses yeux se déposèrent sur la femme qui se tenait à ses côtés.

— Martine, répondit-il en guise de salutations.

Elle lui rendit son sourire.

— Bien dormi ? demanda-t-elle en retirant la couverture qui le recouvrait.

Il haussa les épaules, dirigeant son regard vers l'extérieur. Il faisait beau, dehors.

— Parfaitement, mentit-il.

Il croisa de nouveau son regard bienveillant. Martine était une femme d'une cinquantaine d'années. Des cheveux gris, des cernes creusés, des traits profonds : son visage était marqué par la vie.

— Je vais vous changer vos compresses, puis quelqu'un viendra vous chercher pour le petit-déjeuner. Enfin, je suppose que vous avez l'habitude désormais.

Il hocha simplement la tête. L'infirmière fit le tour de son lit, se penchant au-dessus de son corps. Ses doigts retirèrent les morceaux de linge qui recouvraient ses plaies presque cicatrisées. Les traits de son visage se contorsionnèrent face à l'épouvantable souffrance qu'il ressentit. Elle lui jeta quelques coups d'œil, veillant à ne pas le faire trop souffrir. Un tissu, puis un autre... Il fallait les retirer un à un pour désinfecter les plaies et vérifier que la cicatrisation avançait proprement.

— Encore une petite... chuchota-t-elle avec sa douceur habituelle. Et voilà.

Elle posa sa main sur l'extrémité de sa jambe, tentant de contrôler la douleur de son patient. Alexandre poussa un soupir de soulagement. Ses membres le brûlaient atrocement.

— Que ressentez-vous ?

Il réfléchit un instant.

— J'ai l'impression qu'on me scie les os, et qu'on me calcine les pieds avec des allumettes.

Martine fronça les sourcils, se mordillant légèrement la lèvre inférieure, embarrassée. Des mois après l'accident, rien n'avait changé.

— Toujours la même sensation ?

Il hocha la tête :

— Toujours la même, répéta-t-il

Elle désinfecta ses plaies d'un mouvement tendre et attentionné. Il l'observa un instant. Les traits de son visage étaient creusés, signe d'un épuisement profond.

— Et vous, que ressentez-vous, Martine ?

La femme haussa les sourcils, dessinant un sourire surpris sur ses fines lèvres.

— Et bien écoutez Monsieur Duval, je suis légèrement fatiguée... Quelques heures de repos ne seraient pas de refus.

Il compatit d'une grimace, tandis qu'elle lui adressait un sourire bienveillant.

­— Vous devriez poser quelques jours de congés, reprit-il. Cela vous ferait du bien.

Elle secoua la tête :

— Je ne peux me le permettre. L'hôpital est toujours en sous-effectif et...

— Pensez un peu à vous, la coupa-t-il. Vous vous occupez bien assez de nous comme ça.

Elle sourit.

— Les patients comme vous sont rares, Monsieur Duval, ne changez jamais qui vous êtes.

— Je sais reconnaître les personnes à leur juste valeur, vous feriez un très bon soldat.

Elle rit à cœur joie.

— Vous n'avez jamais quitté le terrain, n'est-ce pas ?

— Je ne le quitterai jamais, répondit-il. Mon cœur y est resté.

Elle baissa les yeux, attristée par sa réponse. Alexandre lâcha un léger rire, tentant de rassurer l'infirmière, mais il fallait être sourd pour ne pas deviner la nervosité et la haine dans ce dernier. Le reste des soins se déroula dans le silence. Martine observait ses jambes, tandis que le jeune homme examinait la pièce dans ses moindres détails. Il la connaissait par cœur, cette chambre. Il y était depuis des semaines, pour ne pas dire des mois. Dans ses souvenirs, lorsqu'il était sorti du coma, il se trouvait déjà là, dans ce lit trop dur.

— J'ai fini, dit-elle. N'oubliez pas de prendre vos médicaments à midi.

— Je n'y manquerai pas, répondit-il simplement.

Elle rangea les quelques affaires qui traînaient, puis le salua d'un geste de main :

— À demain, Monsieur Duval. Prenez soin de vous.

— À bientôt, la salua-t-il à son tour.

Il se retrouva seul. Son regard se dirigea aussitôt vers la petite fenêtre.

C'était un mois de mars ensoleillé. Dehors, les oiseaux chantaient sous un soleil éclatant. Au chaud sous sa couette, Alexandre aurait presque pu se croire en juin. Il fallait dire qu'il n'avait pas senti l'air extérieur depuis des mois. Il prit une grande inspiration, fermant les yeux. Il avait mal. Ses os lui donnaient la sensation d'être brisés en mille morceaux, ses muscles étaient étrangement courbaturés, tandis que sa peau le brûlait insupportablement. La porte de sa chambre s'ouvrit dans un fracas sourd. Il détourna le regard, observant les deux hommes qui pénétraient dans les lieux.

— Bonjour Alexandre, dit l'un d'eux.

— Bonjour, répondit-il.

Pendant qu'un des infirmiers commençait à le redresser, le second apportait son fauteuil roulant. Lorsqu'il entra dans la chambre poussant l'appareil, le jeune homme esquissa une grimace et préféra détourner le regard de l'engin qui lui rappelait qui il était désormais.

— Prêt ?

Il hocha la tête, muet. Les deux infirmiers l'aidèrent à se hisser hors de son lit, le déposant avec soin sur le fauteuil.

— Merci.

Il se redressa, serrant la mâchoire. Du haut de ses un mètre quatre-vingts, Alexandre semblait bien petit à côté des infirmiers. Il leva la tête, leur adressant un sourire.

— Je vais descendre tout seul, dit-il.

Ils acquiescèrent. Après l'avoir salué, les deux infirmiers disparurent dans le couloir. Alexandre se retrouva de nouveau seul. Le silence était devenu son meilleur ami, ces derniers temps. Comme il l'était déjà dans cet océan de sable. Difficilement, à l'aide de ses mains, il attrapa les roues de son fauteuil, puis avança dans sa chambre. Il referma la porte derrière lui, se trouvant désormais dans le couloir animé de l'hôpital. Le bâtiment semblait plutôt récent. Les murs étaient d'un blanc éclatant, le sol parfaitement propre, et les couloirs dégageaient une odeur constante de peinture fraîche. Il les connaissait par cœur, et pourtant, il prenait toujours le temps de les observer un instant. Les fleurs posées dans les couloirs ne changeaient jamais, comme si elles étaient fausses. Pourtant, une douce odeur printanière flottait entre ces murs. Toujours les mêmes personnes, installées dans les couloirs, bavardaient. Il en salua quelques-unes sur son chemin.

Il lui fallut plusieurs minutes pour traverser l'hôpital, en quête de l'ascenseur. Ses bras le gênaient déjà. Se balader en fauteuil roulant n'était décidément pas de tout repos, les muscles étant constamment sollicités. Dans une petite sonnerie aiguë, l'ascenseur s'ouvrit. Alexandre laissa les quelques personnes qui s'y trouvaient sortir, avant de monter à son tour. Lorsque les portes se fermèrent derrière lui, il se retrouva de nouveau seul. Son cœur battait rapidement, tandis qu'une boule amère se formait dans sa gorge. En face de lui, son reflet l'effrayait. Son corps, amaigri, était recouvert d'une fine blouse en tissu blanc. Ces blouses qu'il détestait par-dessus tout. Il examina quelques instants son visage, où des cernes noirs s'étaient creusés. Il soupira. Ses yeux glissèrent le long de son reflet, s'arrêtant à ses jambes. Alexandre ressentit un léger spasme tandis que sa mâchoire se contractait nerveusement. Il entendit de nouveau le bruit sourd, vit tout ce sang l'inonder, et le visage de ses camarades se contorsionner face à la scène d'horreur. Une larme perla le long de sa joue. Son reflet était la chose la plus douloureuse et la plus horrible qu'il n'ait jamais eu à supporter. Il baissa les yeux, caressant de ses doigts les compresses qui cachaient ses plaies. Il les sentait encore, pourtant ses jambes n'étaient plus là. Dans son reflet, il observa un instant les moignons recouverts d'épaisses couches de tissus claires. Ses membres, asymétriques, lui donnaient la nausée. Alexandre se dégoûtait lui-même.

— Rez-de-chaussée, annonça la voix robotique.

Il détourna le regard, ignorant les cicatrices de son échec.

Après l'accident, Alexandre avait été plongé deux mois dans un coma artificiel. Ses blessures étant trop graves, les médecins avaient préféré le mettre dans un sommeil profond, afin de le maintenir en vie et dans le moins de souffrances possibles. À son réveil, il ne sentait plus son corps. C'était comme si seul son esprit s'était réveillé ce jour-là. Comme si son corps ne lui appartenait plus. Les médecins lui avaient expliqué qu'il allait lui falloir du temps. Il bougea pour la première fois six jours après son réveil, et ce fut les jours les plus longs de sa vie. Six jours à regarder le plafond sans pouvoir tourner la tête, à ne pas pouvoir manger seul, s'habiller seul, se soulager seul. Durant ces six premiers jours, Alexandre eut envie de mourir.

« Vous avez eu de la chance, Monsieur Duval. » lui avaient répété les médecins.

De la chance ? Visiblement, le monde était bien subjectif. Lui voyait ça comme un échec, comme l'abandon de ses troupes face à la mort. Les jours qui suivirent son réveil se résumèrent à de banales analyses médicales et à une surveillance régulière. Alexandre n'était pas lâché une seule minute du regard, et il détestait ça. Il haïssait cette sensation d'être assisté, de ne plus pouvoir vivre seul et de n'être plus qu'un corps dans un lit, branché à de nombreuses machines aux bips incessants.

« Pourquoi m'avoir gardé en vie dans un tel état ? » s'était-il demandé à de nombreuses reprises.

Mais c'était le devoir du médecin : sauver la vie de son patient. Et il les comprenait horriblement. Certes, c'était un combat différent, mais Alexandre le connaissait mieux que quiconque. Aujourd'hui, il devait se reconstruire. Son état devenu stable, ses plaies en pleine guérison, il apprenait à vivre. Assis dans le fauteuil qui lui permettait d'être mobile, le jeune homme s'avançait dans les couloirs de l'hôpital au milieu des autres patients amputés. Il observait la vie défiler sous ses yeux, tentant de la rattraper comme il pouvait. Oui, la vie ne l'avait pas attendu, elle avait continué sans lui. Il baissa les yeux, observant ses moignons en grimaçant. À son réveil, Alexandre avait perdu ses deux jambes. La gauche et la droite. Volatilisées. Quand il s'en était aperçu, il avait perdu connaissance. Ces moignons étaient rebutants, effrayants et douloureux. Il n'avait pas supporté le choc. La seconde fois qu'il avait constaté l'ampleur des dégâts de l'engin explosif improvisé, il avait vomi. Toutes ses tripes, tout ce qu'il avait en lui, à en cracher son cœur et ses poumons. La douleur et le choc étaient indescriptibles. Quelques semaines après son réveil, sa plaie à la jambe droite s'étaient infectée. Les médecins furent contraints de l'opérer de nouveau.

« Nous allons vous amputer de nouveau, Monsieur Duval. On va vous faire une désarticulation du genou droit. La jambe gauche restera comme telle, si elle ne s'infecte pas. » lui avait annoncé le médecin.

Des termes médicaux dont il se fichait. Tout ce qu'entendait Alexandre, c'était qu'il allait de nouveau perdre un bout de son corps. La vie lui rongeait les extrémités ; jusqu'où irait-elle ? Épargnerait-elle son cœur ? Aujourd'hui, il avait appris à vivre avec ses asymétries. Dans l'explosion, il avait aussi perdu ses doigts gauches. Il aurait préféré y laisser la vie, mais elle ne semblait pas sur la même longueur d'ondes.

Mardi 14 mars 2017. Onze mois qu'il avait quitté le Mali. Dix mois qu'il était là. Huit mois qu'il tentait de se reconstruire. Assis dans son fauteuil, il observait par la fenêtre. La pluie ruisselait le long des vitres, offrant une mélodie apaisante et mélancolique. Il soupira, collant sa main gauche contre le verre glacé. Son corps frissonna, tandis que son regard croisa les moignons de ses doigts. Il les caressa tendrement, sentant les crevasses cicatrisées.

— Vous m'avez l'air bien pensif, mon ami.

Alexandre sortit de ses pensées, détourna le regard et décolla sa main de la fenêtre. À côté de lui, le vieil homme lui adressa un sourire.

— Bonjour, Paul.

— Comment allez-vous ? demanda le vieillard.

Le jeune homme haussa les épaules.

— Je ne sais pas, bien je suppose. Et vous ?

— Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Cette guibole me fait atrocement souffrir, dit-il en secouant sa jambe sous le regard attentif d'Alexandre.

Paul était un homme de soixante-six ans, interné depuis le mois de janvier. Il venait d'être amputé de la jambe droite des suites d'athérosclérose. Ses artères avaient rétréci, progressivement, jusqu'à se boucher et empêcher la circulation sanguine d'être fluide. Mais il n'avait pas retenu la leçon que la vie lui avait donnée. Assis dans son fauteuil sombre, il se pencha en avant pour ouvrir la fenêtre et sortit un paquet de cigarettes.

— L'infirmière a encore rouspété parce que ça empestait le tabac dans ma chambre, grincha-t-il. Moi, je ne sens rien du tout !

Il lui fit un clin d'œil. Alexandre rit vivement.

Sacré Paul.

— Elle m'a conseillé de prendre des... pats.

— Des patchs, Paul, ce sont des patchs dont elle vous parlait.

— Ouais, ces trucs-là. Hors de questions qu'on me pose de telles idioties sur la peau.

Le jeune homme secoua la tête, amusé.

— Vous devriez tester, je connais beaucoup de personnes pour qui ça a été bénéfique.

— Je ne veux pas arrêter de fumer, dit le vieil homme en tirant sur sa cigarette. Ça fait cinquante ans que je fume, ce n'est pas un autocollant de Malabar qui va m'aider.

— Vous ne voulez pas, cela ne veut pas dire que ça ne marche pas, répliqua Alexandre.

Paul rit, toussant bruyamment. Le jeune homme lui jeta un regard inquiet et fronça les sourcils.

— J'ai vécu, dit l'homme. Je me fiche bien de ce que cette chose peut me faire.

— Vous dites ça pour me rassurer, ou pour vous rassurer ?

— Les deux, mon ami.

Ils pouffèrent en chœur. Alexandre appréciait Paul. C'était un homme sage, bien que les apparences étaient trompeuses. Il était toujours de bon conseil. Au premier abord, le vieillard pouvait sembler assez mauvais élève, mais il avait beaucoup appris de la vie et c'était pourquoi il avait réussi à en rire. À soixante-six ans, il avait vécu, oui.

— À quoi pensez-vous, mon cher Alexandre ?

— À l'extérieur.

Ils échangèrent des regards. Malgré le court silence, les deux hommes s'étaient compris.

— Cela fait dix mois que je suis ici, et je n'ai toujours pas pu sortir.

— On peut aller dans le jardin si vous voulez, rit Paul.

Alexandre secoua la tête, esquissant un sourire. Son regard se dirigea de nouveau vers la fenêtre ouverte, où quelques gouttes de pluies pénétraient les lieux pour venir se poser sur ses mains chaudes. Il soupira.

— Je vous comprends, finit par dire Paul. La vie extérieure semble effrayante, vue d'ici.

— Ce n'est pas ça... Je me demande simplement comment je vais réussir à me reconstruire. Comment le monde va-t-il m'accueillir ? Vous savez, Paul, cela fait des années que je n'ai pas mis un pied sur le sol français, que je n'ai pas vécu normalement. Je me demande bien comment je vais pouvoir survivre. Comment je vais réagir, aussi.

Alexandre frissonna. Il ne partageait ses inquiétudes qu'avec Paul, car il était le seul qui le comprenait et le seul qu'il avait.

— Voyons, vous avez survécu à bien pire !

— Justement, la vie banale me fait peur.

Un nouveau silence les sépara. Autour d'eux, la pièce était animée par de nombreux patients qui jouaient aux cartes, échangeaient quelques paroles ou regardaient les informations. À quelques mètres d'eux, un enfant, d'une dizaine d'années à peine, était avec ses parents. Le regard d'Alexandre se posa sur la petite famille.

— Il est arrivé hier, remarqua Paul. Ça fait mal de voir un petit bonhomme comme lui ici.

Que pouvait-il bien faire ici ? Pourquoi allait-il être amputé ? Le cœur du jeune homme se serra, tandis que son regard se détacha du petit garçon.

— Quand sortez-vous ? demanda Paul.

— Je n'en ai aucune idée. Je ne sais même pas si je suis prêt.

Paul se contenta de tirer une nouvelle fois sur sa cigarette, sous le regard perdu d'Alexandre qui regardait la fumée s'enfuir à l'extérieur.


-ˋˏ Merci d'avoir lu ce chapitre ! ˎˊ-


Hello ! ☀️
De retour avec ce premier chapitre où l'on apprend le destin tragique d'Alexandre...

Alors, vous aviez vu juste ? Que pensez-vous de Paul ? 🥰

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