14- Ondulation

La matinée s'éveille doucement, le froid mordant s'atténue légèrement sous les premiers rayons de soleil, la neige fond laissant le sol rocailleux réapparaître. Alex et Draguir sont déjà debout, préparant le peu de provisions qu'ils ont pour la journée. Draguir, fidèle à sa décision, se tourne vers Sophia encore endormie. Il s'approche d'elle avec précaution.

Il la prend dans ses bras, sans gestes brusques, puis se tourne vers le rabatteur en murmurant :

— Tu es sûr que tu veux marcher ?

— Une fois, cela m'a suffi, et nous ne sommes plus très loin.

Alex regarde vers l'extérieur, puis attrape deux sacs sur son dos.

— Je vais courir, et vous rejoins vite.

Draguir acquiesce en lui laissant prendre de l'avance. Sophia ouvre lentement les yeux, encore alourdis par les émotions de la nuit précédente. Elle sent son corps en mouvement. La mâchoire du fauconnier, en mouvement, est la première chose qu'elle aperçoit. Cependant, elle est aveuglée par le soleil levant quand celui-ci sort de la grotte.

Le déploiement des ailes de Draguir alerte les sens de Sophia. D'abord accompagné d'un murmure aérien, un souffle délicat qui semble sortir de nulle part enveloppe tout l'espace autour d'eux. Au début, c'est un chuchotement presque imperceptible, semblable à la brise légère qui caresse les feuilles des arbres.

À mesure que les ailes noires s'étendent, le son devient plus distinct. On peut entendre un froissement délicat, comme le bruit de la soie glissant sur une surface lisse. Ce bruissement s'amplifie, évoquant le doux claquement des pages d'un livre ancien que l'on feuillette avec soin. Chaque mouvement des plumes produit une série de sons harmonieux, semblables aux accords d'une harpe jouée avec une infinie tendresse.

Elle n'a pas le temps de réagir dans ses protestations, qu'un coup sec et puissant résonne comme un battement de tambour sourd, marquant le début de l'ascension. Le vent caresse son visage, alors qu'elle rouvre les yeux en voyant le sol s'éloigner. Brusquement, elle braque sa tête vers Draguir et le tape au niveau de l'épaule.

— Je t'avais dit de ne pas utiliser tes pouvoirs, hurle-t-elle au travers du sifflement du vent.

Il baisse la tête sur elle, un sourire de provocation placardé sur le visage.

— Et je n'écoute pas toujours tes ordres, cela me rappelle une certaine personne.

Sophia bouillonne de colère, mais ne rétorque pas, car il fait référence à la fois où elle a disparu en pleine nuit. Elle pince les lèvres, puis tourne la tête sur le paysage de Cerulazu qui se profile au loin. La désolation qu'elle y perçoit lui étreint toujours le coeur, mais ce n'est rien au souvenir de la voix de son grand-père qui l'appelait cette nuit dans son rêve. Elle pose sa tête contre l'épaule de Draguir, à ce souvenir.

Ressentant son désarroi, le fauconnier s'arrête dans les airs, et la fait glisser le long de son corps en la maintenant fermement.

— Alex m'a expliqué que les murmures que tu as entendus étaient ceux d'une personne disparue à jamais.

Sophia baisse la tête, tandis que Draguir lui relate sa conversation avec le rabatteur. Elle a un sourire en coin quand il lui explique pour Bastos, puis relève la tête d'un coup.

— A-t-il entendu les autres ?

Draguir secoue la tête.

— Il y a encore un espoir, rassure-t-il.

Elle passe ses bras autour de son cou pour s'accrocher à lui. Un long sifflement se propageant dans les airs, atteins le couple. Draguir tourne la tête vers le bruit, et repère au loin Alex lui faire signe avec un tissu blanc pour indiquer sa position.

— Il est arrivé, rejoignons-le.

Sophia hoche la tête, sentant enfin l'approche de leur destination. Rapidement, ils atteignent la position du rabatteur au pied d'un pic escarpé. Draguir rétracte ses ailes, le souffle court. Loin de ressentir la douleur que sa sauvageonne ressent lors de l'utilisation de ses pouvoirs, mais sentant tout de même que son énergie soit affaiblie. La jeune femme pose une main sur son épaule. Ç

— Ça va ?

— Tu as ressenti des douleurs ?

Sophia secoue la tête en répondant à sa question tandis que lui l'évite avec brio. Ne voulant pas perdre de temps si l'un ou l'autre se sent en forme ou non, Alex coupe court à leur échange.

— Bon, les amoureux, si vous voulez admirer le spectacle il faut me suivre maintenant.

Il se tourne vers le pic, puis se met à grimper suivi de Draguir et Sophia. Les bourrasques puissantes les forcent à bien s'accrocher quand ils arrivent au sommet. Une mer de nuage couvre leurs visions de Destria, alors que Sophia s'attend à redécouvrir ce merveilleux paysage.

— Ah, le temps ne s'y prête pas aujourd'hui, indique Alex en se grattant l'arrière de la tête. Nous allons devoir descendre à l'aveugle.

Nouant la corde autour de leur taille, les trois compagnons descendent en rappel le long du flanc de la montagne. Les nuages épais leur bloquent la vision, leur permettant seulement de voir la silhouette de l'un d'eux à chaque mouvement, comme si le vide les avale. Après une descente menée avec précaution, Alex tire sur la corde pour les aider à parcourir les derniers mètres. Il les guide par la suite sur une partie de la montagne.

— Nous y sommes.

Sophia et Draguir s'avancent lentement, mais Alex fait un geste du bras pour leur barrer la route et le regard sérieux. La brume épaisse se dissipe lentement, révélant des pierres et des roches flottant en apesanteur autour d'eux. La couverture grisonnante qui les entoure, se fonce au fur et à mesure que les falaises s'effritent dans le vide.

Le néant. Un gouffre noir sans fond leur fait face. Aucune lueur, aucune étoile, seulement des bris se détachant de la montagne pour tomber dans le vide.

Sophia tombe sur ses genoux, portant ses mains à sa bouche tant le choc l'étreint. Draguir, serre les poings devant ce spectacle offrant la mort de leurs compagnons. Or, il n'en croit pas la signification.

— Destria n'existe plus comme je vous l'avais annoncé, murmure Alex.

— Ce n'est pas possible que toute une région ait pu disparaître, s'énerve Draguir.

Il s'approche du rabatteur à grands pas et l'attrape par le col.

— Tu oses m'avoir menti cette nuit en me disant ne pas avoir entendu leurs échos ?

— Je ne t'ai pas menti ! affirme le rabatteur en figeant son regard dans celui du fauconnier.

Sophia ne prête pas attention à leur querelle et s'approche lentement du bord, glissant sur ses genoux. La sensation de vertige quand sa main agrippe la roche qui s'effrite dans le vide, l'attire dans le gouffre. Son cœur bat à vive allure.

Comment...

La complainte se mue dans son esprit, n'arrivant pas à l'exprimer à voix haute. Evy, découvrant également la tragédie de ce pays, ne peut la réconforter. Seul son rugissement se perd en écho dans le néant. Les larmes roulent sur les joues de Sophia, brouillant sa vision, mais au moment de baisser la tête, une ondulation se déplace en suivant la courbe d'un cocon. Légère, fine, d'un doré translucide se déplaçant comme les contours d'une goutte.

Sophia redresse subitement la tête, n'arrivant pas à croire ce qu'elle a aperçu. Cependant, une autre ondulation suit la précédente.

— Draguir, appelle-t-elle la gorge serrée.

Il s'approche d'elle, et porte son regard dans la direction qu'elle lui montre. Le phénomène se reproduit avec un changement. Un son, comme le battement d'un cœur pulsant, propageant les ondes de lumière dans le néant, gonfle l'espoir de Sophia. Alex n'en croit pas ses yeux, alors que jusqu'à présent il n'a rien perçu, même en restant des heures à observer le néant.

Sophia se lève et pose sa main sur la poignée de la claymore dans son dos. Son geste s'arrête quand ses doigts effleurent le cuir entrelacé. Elle ne doit pas l'utiliser, ce ne sera pas la solution. La jeune femme ferme les yeux en se concentrant, entendant le battement rejoindre le sien. La crainte de souffrir en utilisant son pouvoir la fait face à un sérieux dilemme.

Draguir l'observe en plissant son regard. Cependant, il pose une main de soutien sur son épaule et lui glisse à l'oreille :

— Tu peux y arriver.

Puis il se recule et traîne Alex au loin pour le sécuriser.

Les battements s'intensifient, comme les ondulations qui se propagent de plus en plus. Un appel, lointain, perdu dans le néant. Un appel familier, résonnant comme une mélodie. Sa décision est prise quand son regard vert doré apparaît. Le déchirement de sa peau déployant ses ailes draconique, luisant d'une intense lueur dorée. Le rugissement de son compagnon accompagnant ses intentions.

D'un appuie, Sophia se propulse dans les airs, ressentant immédiatement la douleur la foudroyer, mais tente d'y faire abstraction et s'envole au milieu de l'ondulation quand elle atteint son sommet avant de disparaître. La jeune femme descend en piqué, puis sent une résistance dans le vide, comme un mur invisible.

Le soulagement la fait sourire. Elle pose sa main à plat, et concentre tout son pouvoir en son centre. L'appel de chaque élément traverse ses veines, lui chauffant à blanc chaque partie de son corps. Ses cheveux volent au-dessus de sa tête, tandis que des gouttes de sueur coulent le long de son front. La douleur lui transperce le cœur, tant elle maintient la pression sur ce point.

Sophia arrête, tu ne vas pas tenir ! alerte Evy en sentant les forces de son amie l'abandonner.

— Je... ne... peux...

Son souffle est erratique, son corps douloureux, ses membres tremblants. Sa mâchoire serrée, elle tente de contenir la douleur, se propageant dans son âme. Or, un cri perçant traverse ses lèvres, hurlant sa souffrance que Draguir ressent. Il serre les poings, se retenant d'intervenir, priant en son for intérieur qu'elle réussit.

L'ondulation augmente, s'intensifie, se propage comme une couverture s'étalant dans le néant. Le souffle du vent recouvre la lumière, formant une tornade autour de Sophia en emportant dans son sillage l'eau, les éclairs, les feuilles, l'ombre, le feu... Tous dansent autour de la jeune femme qui hurle de hargne en levant son coude avec difficulté. Une main se glisse sous son menton, la forçant à relever la tête.

Sophia découvre le visage angélique de Timéa. Sa beauté a d'égale à ses sœurs. Elle sourit tendrement avant de disparaître et de tomber en poussière dorée. Ce bref instant laisse la jeune femme figée dans son geste, mais elle se reprend et abattant son poing là où elle concentre son pouvoir.

Une onde de choc se propage dans le vide, propulsant Draguir et Alex contre la paroi de la montagne. Une fissure se forme sous le poing de Sophia avant de s'agrandir de plus en plus. La même continue de s'étaler dans la continuité de celle présente au coin de son visage.

Une lumière blanche jaillit de la fissure du néant en enveloppant Sophia, et éblouissant ses compagnons restés en retrait. Lentement, le dôme éclate laissant la jungle, les cascades, les pylônes de roche, la terre rouge reprendre ses droits. Destria, devenu un lointain souvenir ces dix dernières années, se forme à nouveau. Ses terres colorées s'étendent sur des kilomètres recouvrant le vide, et laissant le ciel bleu adoucir le néant.

Sophia se sent tomber dans le vide éreinté, mais elle est rattrapée par Draguir avant de s'écraser. Il passe son bras sous ses épaules pour la soutenir, puis atterrit lentement, les yeux écarquillés.

— Sophia, tu as réussi, souffle-t-il.

Avec difficulté, elle relève la tête, puis ouvre la bouche de stupeur, découvrant face à elle tous ses compagnons, les soldats, le sage, son père, se tenant fièrement, sourire aux lèvres et n'ayant pas pris une ride.

Des acclamations et une foule s'abattent sur le couple qui se laisse étreindre par leurs amis, leur famille. Hormis le sage qui tombe à genoux en levant les yeux au ciel, le cœur brisé. Il l'avait sentie, son amour, sa vie, disparaître à jamais. 

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