13- L'écho des morts

Le vent se déplace dans les hautes herbes de la plaine, atteignant le bois craquant sous sa brise, roulant la poussière du lac asséché de Cerulazu avant de s'écraser contre les parois abruptes des montagnes escarpées. Sophia perd son équilibre sur la corniche face à la bourrasque, se faisant rattraper par Alex qui la plaque contre la roche en posant son bras autour de sa taille.

— Encore un effort on est presque au bout de la corniche, hurle-t-il sous le vent sifflant.

Sophia sent le vent glacé lui mordre les joues, ses mains deviennent engourdies par le froid et la peur. Elle jette un coup d'œil en bas, le vide semble l'appeler, une sombre tentation de lâcher prise. Elle agrippe sa main sur une crevasse et se déplace lentement. Cela faisait maintenant des heures qu'ils gravissent la montagne. Bien qu'au début, ils aient eu affaire à un chemin cahoteux, accidentés, les avertissements du rabatteur ont pris de l'ampleur quand le pont traversant le vide avait cédé aux intempéries. Relié d'une corde attachée les uns aux autres par la taille, Alex ouvre la voie, suivie de Sophia et Draguir. Ils doivent impérativement rejoindre la falaise opposée avant la nuit et surtout trouver une grotte.

— Rappelle-moi combien de temps ça t'a pris ? crie Draguir.

— Quatre jours, mais envole-toi si tu trouves que c'est trop dangereux, rétorque Alex en grinçant des dents.

L'idée effleure de plus en plus l'esprit du fauconnier, mais il a promis à sa sauvageonne d'économiser son énergie en cas de combat. Sophia, quant à elle, peine à avoir l'esprit claire. Elle se concentre sur ses mouvements, occultant au maximum ceux qui l'entoure, la jeune femme ne souhaite qu'une chose, atteindre le bout.

Si mes actions ne te faisaient pas souffrir, on serait déjà de l'autre côté, indique Evy.

Mais par précaution, évitons, répond Sophia.

L'après-midi touche à sa fin quand ils arrivent à la première étape. Sophia s'allonge sur le sol, sentant son cœur courir un marathon, reprenant difficilement sa respiration, les muscles endoloris par l'effort. Draguir roule la corde, tandis qu'Alex regarde à l'horizon, voyant le soleil décliner derrière les nuages.

— Ne traînons pas, et regagnons la grotte, presse-t-il feignant ne pas souffrir de l'escalade.

— J'en peux plus, laisse moi souffler cinq minutes, se plaint Sophia.

— Non, débout ! rétorque ce dernier en se remettant en marche le pas pressé.

Sophia tourne la tête vers lui, l'observant de dos tandis que le rabatteur s'éloigne. Draguir fronce des sourcils, apercevant les craintes de son ancien collègue, qui ne souhaite en aucun cas rôder de nuit. Il s'approche de sa moitié, tendant la main pour l'aider à se relever.

— Je vais te porter, grimpe sur mon dos.

— Tu es autant épuisé que moi Draguir, laisse je vais marcher.

— Une vraie tête de pierre quand tu t'y mets.

Elle lui sourit, et malgré ses jambes cotonneuses, se met à suivre Alex qui les attend au bout du chemin. Draguir lui emboite le pas, replaçant le sac sur son dos, puis lui prend la main. Tous trois parcourent quelques kilomètres avant d'atteindre une grotte peu profonde.

— Ça fera l'affaire pour cette nuit, indique Alex en déposant son propre bagage, et s'attelant rapidement à en sortir plusieurs couvertures.

Après dix ans à avoir sillonné Imaginarium, ses gestes sont devenus mécaniques. Il bloque l'entrée d'un drap épais avec des rochers qu'il coince avec un maillet. Alex s'attelle par la suite à allumer un feu avec du bois sec ramassé dans la jungle morte avant leurs ascensions.

— As-tu besoin d'aide Indiana ? demande Sophia en le regardant faire plusieurs choses à la fois.

— Indiana ? C'est qui, celle-là ? s'enquiert Draguir.

— Pas elle, il, précise la jeune femme. C'est un archéologue dans un film, un aventurier.

Alex penche la tête sur le côté, tout comme Draguir, les sourcils arqués, la regardant comme une extra-terrestre. Elle soupire, oubliant qu'ils ne connaissent rien à certains aspects de son monde. Puis s'assit près du feu que le rabatteur à allumé.

— Pourquoi tant de précaution ? interroge le fauconnier en regardant le drap.

— Qu'est-ce qu'il manque à cette montagne, mon cher, remarque Alex, d'ailleurs passe-moi ton sac.

Draguir le lui donne. Alex en sort une boite en bois où des mets sont entreposés ainsi qu'une gourde, puis il récupère tous les sacs et les poses au fond de la grotte.

— Nous dormirons là bas, le mieux c'est de ne pas être trop prêt de l'entrée, explique-t-il.

— Parles-tu de la neige ? demande Sophia en réfléchissant à sa remarque.

— Mais il n'y en a plus, indique Draguir en montrant les faits.

— C'est là que tu te trompes, réplique Alex. D'un point de vue extérieur à la chaîne de Cerulazu, les montagnes ne sont plus couvertes de son manteau blanc, tout comme le jour quand on s'y trouve. Or la nuit, les températures chutent drastiquement. Il neige à gros flocons, effaçant tout sous son drap, faisant apparaître des échos, des murmures...

Il s'arrête et boit un coup à la gourde, partageant les rations à Draguir et Sophia qui l'écoute.

— La première fois que ça m'a surpris, c'était un an après votre disparition. Je ne voulais pas particulièrement mourir à ce moment-là, mais j'ai failli y passer quand je me suis retrouvé enseveli en quelques minutes à peine, explique-t-il la bouche pleine. Forcément, Gan est intervenu et me l'a fait amèrement regretter.

— Mais pourtant en plein jour nous n'avons vu aucune trace de neige, remarque Sophia, comment l'expliques-tu ?

— Elle disparaît comme par magie avant les premiers rayons du soleil.

— Et tu parlais d'écho également, intervient Draguir.

— Les échos... murmure Alex le regard perdu dans les flammes. Comme un chant des personnes auquel vous tenez auparavant qui se faufile avec le vent, vous attirant inexorablement par leurs paroles vers le bord du précipice...

— J'imagine que tu en as fait l'amère expérience, atteste la jeune femme sentant un frisson lui parcourir l'échine.

Alex acquiesce, se souvenant des nombreuses fois où les chuchotements de ses anciens compagnons l'ont attiré dans le vide. Il se rappelle néanmoins de la clémence du fauconnier de la peur quand il se faisait piéger par les méfaits que recèle cette montagne, le punissant moins sévèrement. Sophia passe ses mains sur ses bras, ne voulant pas être attirés par ses voies maléfiques. Elle sent le bras de Draguir se poser sur ses épaules, réchauffant ses frissons qui l'a parcourent. Il réfléchit à la disposition que le rabatteur a mis en place dans la grotte et sollicite :

— C'est pour ça que tu as mis ce drap et que nos sacs sont posés plus loin.

— Tout à fait, confirme Alex en hochant la tête. Le drap, pour occulter le vent et le froid, et la position des couchettes pour nous éloigner des échos. Va falloir se reposer, coller serrer cette nuit, ajoute-t-il avec un fin sourire avec un sous-entendu.

Sophia grimace dégoûtée en repérant son regard posé sur elle, tandis que Draguir répond la voix chargée de menace :

— Tu t'es bien passé de nos chaleurs corporelles jusqu'à présent, une nuit de plus ne te fera pas de mal.

Alex se met à rire à gorge déployé, en taquinant :

— Oh, vous n'êtes pas drôle, face aux mines dépitées de ses compagnons.

* * * * *

Le feu crépite en s'éteignant, plongeant la grotte lentement dans la pénombre. Sophia dort tranquillement dans les bras de Draguir qui a la tête posée dans son cou. Il la serre contre lui pour qu'elle ne s'échappe pas d'un pouce, séparant sa sauvageonne du corps d'Alex qui a tout de même obtenu une place près d'eux, tant l'intensité du froid s'était faufilée.

Le vent siffle en extérieur, faisant danser les flocons qui tombent abondamment, et recouvrant la chaîne montagneuse de son tapis immaculé. Or, dans le rêve de la demoiselle, le ciel est limpide, parsemé d'étoile et de galaxie. Elle y aperçoit un ballet de Wyverne autour d'une sphère étincelante. Leurs voix se synchronisent en un chant magistral, répétant inlassablement :

Le fou en terre lointaine veille sur l'avenir de son pays, tandis que les mondes l'un après l'autre s'effritent. Le dernier des dragons naîtra d'une union céleste, quand son roi projettera son dernier souffle. L'implant scellé révélera la clé pour les libérer. Deux âmes liées, restaurera l'équilibre tant chamboulé.

Non sans conséquence la haine s'étendra, sous le regard de braise de son roi. Des milliers de vies perdus, pour qu'une prophétie perdure. L'épée se balance au-dessus de tous, à sa descente l'avenir reste flou...

Les yeux de Sophia s'agitent rapidement sous ses paupières, entendant encore et encore ce chant murmurant. Des flashs de ce merveilleux monde dont elle avait déjà rêvé se percutent en plusieurs images interposées. Le rugissement d'un dragon agonisant la réveille en sursaut, tandis que des larmes se tarissent sur ses joues. Son souffle saccadé à dû mal à se stabiliser, alors qu'elle porte sa main à la poitrine pour tenter de calmer les battements frénétiques de son cœur.

Ça va, Sophia ? Quémande Evy qui a perçu les bribes de son rêve.

— Je... Oui, je vais prendre un peu l'air, souffle-t-elle.

Elle décale le bras de Draguir qui a glissé sur ses cuisses, puis se lève en l'enjambant précautionneusement, ainsi que Alex roulé en boule sur lui même, grelottant tel un enfant. Cette vision l'a percuté, serrant son organe, prenant enfin conscience de la souffrance du rabatteur. Malgré son passé avec lui, elle ne peut s'empêcher d'avoir un pincement aux épreuves qu'il a vécues, seul.

Sophia se dirige vers le feu, ramasse une branche et remue les braises rougeoyantes. Elle pose un morceau de bois pour raviver les flammes, puis attrape la gourde et boit un coup.

— Qu'est-ce que cela peut signifier ? réfléchit-elle en murmurant à elle-même.

Si je le savais...

— Je connais la chanson à force Evy, sourit-elle d'amertume.

Le dragonnet baisse le regard, tournant sa gueule vers les flammes.

Rare sont les moments où tes rêves me sont accessibles depuis que l'on est connecté, explique-t-il en soupirant de chagrin. Mais, celui-ci avait quelque chose de différent, de familier, cela m'a semblé apaisant...

— Ce n'est pas l'adjectif que j'aurais qualifié pour ma part, rechigne Sophia.

Ce n'était pas ton espèce, rétorque Evy.

— Que veux-tu dire ?

Derrière le chant, j'entendais une voix, lointaine, est-elle. Je ne comprenais pas ce qu'elle disait, mais j'ai ressenti sa chaleur, sa grandeur...

Sophia passe son doigt sur le dos de son ami, qui ne quitte pas les flammes du regard. Un sourire de compassion se dessine sur ses lèvres quand elle sent sa texture froide et écaillée :

— Un jour, tu voleras de tes propres ailes, et rejoindre les tiens, annonce-t-elle comme une promesse.

Evy tourne brusquement sa tête vers elle, écarquillant ses yeux émeraude. Elle rajoute par ses pensées :

Dès que la sphère pourra être libérée, tu pourras rejoindre ton mon...

Tu es proche, ma grande...

Sophia sursaute à l'entente de cette voix transperçant le sifflement du vent. Ce timbre qu'elle n'a pas entendu depuis des semaines. Elle lève la tête vers le drap qui ondule, reconnaissant la chaleur de ses paroles :

— Pap...

Tu es devenu une jeune femme courageuse...

Elle se lève, comme hypnotisé, l'organe serré, tandis que de nouvelles larmes se forment à ses yeux. Evy, ne comprends pas son changement soudain de comportement et tente de l'appeler. Rien n'y fait, Sophia s'approche du drap, en tendant la main d'un geste mécanique. Ses doigts effleurent le tissu, avant de se serrer dessus.

Ma puce...

Une main se pose avec force sur son épaule, la tirant en arrière, au moment où elle tire sur le pan du drap, qui s'arrache en même temps qu'Alex recule.

— Sophia, écoute-moi, presse-t-il dans l'urgence.

— Lâche-moi, mon grand-père est dehors dans le froid.

Draguir passe devant elle, coince sa tête entre ses mains, forçant le regard affolé de sa sauvageonne à le regarder.

— Sophia, ce n'est pas lui, gronde-t-il sévèrement.

Le rabatteur, peine à retenir la jeune femme dans ses bras tant elle se débat. Les mêmes paroles chaleureuses l'appel dans la tempête de neige.

— Lâchez-moi, hurle-t-elle hystérique.

— Ton grand-père est mort, crie Draguir en maintenant la pression sur ses joues. Rappelle-toi !

Sophia cligne des yeux, accrochant son regard au doré dansant du fauconnier. Son coeur se serre tant entendre le son de sa voix lui avait manqué. Draguir passe son pouce sur sa joue, essuyant le liquide s'écoulant, et la prenant dans ses bras, quand Alex desserre son emprise.

— Les échos des morts, souffle-t-il soulagé d'avoir pu intervenir à temps.

— Des morts... souffle Draguir passant sa main dans le dos de sa sauvageonne pour la calmer.

— Seules les voix des morts résonnent dans la tempête, répond Alex en confirmant la question muette du fauconnier.

Celui-ci fronce les sourcils. Il tourne la tête vers l'extérieur, apercevant la nuit s'éclaircir à l'aube naissante. Une forte bourrasque balaye la neige comme de la poussière, nettoyant son tapis des roches apparaissant.

— As-tu entendu l'un de nos compagnons ? interroge Draguir en reportant son regard sur le rabatteur.

Alex secoue la tête sérieusement. Aucune fois lors de ses aventures dans les montagnes, il n'avait entendu les anciens fauconniers, hormis Bastos qui, au lieu de l'attirer, l'avais engueulé. Draguir baisse les yeux sur Sophia qui s'est endormie dans ses bras. Une lueur d'espoir gonfle en lui, mais dans le doute, il ne souhaite pas partager cette information avec elle. Il la prend dans ses bras et l'allonge sur la couchette de fortune en la bordant dans la couverture. Il se redresse, puis se dirige vers Alex, qui s'attelle à remettre le drap.

— Nous repartons dès le levé du jour, mais je vous transporterais, annonce-t-il déterminé.

— Elle ne va pas te laisser faire, fait remarquer Alex en se retournant, sentant son estomac contester le choix du fauconnier.

Draguir porte son regard sur Sophia, puis le pose de nouveau sur le rabatteur.

— Je ne lui laisserai pas l'occasion de protester, conclut-il. 

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