12- Jeu dangereux
Cela fait plusieurs heures que Sophia a quitté le village de Cerulazu. En compagnie d'Evy, elle traverse la forêt, se repérant avec la brume recouvrant la rive de Blasqueen. La jeune femme tourne en rond sous les arbres meurtris, grinçant leurs bois de façon sinistre, frissonnant son corps de peur à chaque pas. Arrivée au niveau du pont brisé, elle remarque un nouveau pylône ressemblant à celui de Cerulazu. Un autre tout aussi étrange, barrant le chemin menant à la rive nord du continent d'en face. Se balançant sous la force du vent au fur et à mesure que les yeux de Sophia se lèvent vers la pointe.
Les nuages se déplaçant dans le ciel accentuent son malaise, lui faisant perdre l'équilibre à quelques mètres du vide. Elle se recule, le souffle court, et se cale le dos contre un arbre en tentant de reprendre sa respiration accélérée.
— C'est ridicule d'avoir des sensations de vertige alors que je vole dans le ciel, indique-t-elle en prenant une grande inspiration avant de souffler.
En même temps l'ambiance ne s'y prête pas, répond Evy en scrutant les alentours. As-tu de quoi noter dans tes affaires ?
Sophia hoche la tête, puis s'accroupit en posant son sac sur le sol. Elle sort un carnet qu'elle avait récupéré dans le salon, un feutre et petit plus en farfouillant les chambres, une carte d'Imaginarium traînant sur la table de chevet de Gabriel. À ce moment-là, la jeune femme avait souri en pensant à la minutie de grincheux et à ses méthodes militaires. Son sourire s'efface et son cœur se serre en pensant à lui, réveillant ses tourments envers ses compagnons.
On va les retrouver, rassure Evy en ressentant sa peine. Concentrons-nous.
D'un faible acquiescement, Sophia se penche sur la carte. Or, la nuit n'est pas terminée, et le jour est loin de se lever. Malgré la vision nocturne du dragon, la jeune femme peine à discerner les traits de la carte. Elle se redresse en soufflant, levant la tête vers le ciel, les épaules affaissés.
— On va devoir le faire à l'ancienne, souffle-t-elle, tu ne pourrais pas cracher une petite flammèche ?
Non, madame, déjà la vision était risquée d'utiliser, et j'ai dû baisser l'intensité pour éviter de provoquer un effet comme avec l'épée, explique-t-il en secouant la tête, la gueule baissée.
Sophia soupire, puis se lève et tâtonne le sol à la recherche de brindilles. Jamais, depuis son arrivée dans cet univers, elle n'a jamais fait de feu. Chacun usait de ses dons pour en allumer un, et là, elle se retrouve à jouer les Robinson, sans pouvoir, mais surtout vouloir utiliser ses propres pouvoirs. Même si cela est une nécessité, elle ne peut pas se permettre de ressentir cette douleur qu'elle a eu la veille.
Après avoir creusé un petit trou dans la terre, elle y dépose du lichen et des herbes sèches au fond. Des brindilles dessus avec de la mousse. Entre ses jambes, à l'aide d'un morceau d'écorce, Sophia réunit un peu d'herbe, puis à l'aide d'un bâton qu'elle coince entre ses paumes. Elle commence à le faire rouler d'avant en arrière. Ses gestes sont minutieux et rapides, perdant le rythme plusieurs fois. S'écorchant, se faisant des engelures, jurant et grimaçant. Après moult essais, sous les encouragements de son ami, qu'elle avait fini par envoyer paitre, elle réussit à obtenir une braise fumant faiblement.
Précautionneusement, Sophia transfère la braise vers la mousse, soufflant délicatement dessus pour raviver une flamme. La mousse et les herbes sèches se consument lentement, mais sûrement, répandant le feu qui s'anime petit à petit sur les brindilles. En sueur, la jeune femme sourit devant son exploit.
La chaleur du feu crépitant à ses côtés lui apporte la lumière dont elle manquait. La carte étalée sur le sol, elle griffonne sur le carnet les indications des changements de ce monde. La jeune femme grimace en se faisant la réflexion de n'avoir jamais été consciente lors des prises du chemin menant et sortant de Destria. De plus, l'information n'est pas notée sur la carte, tout comme la région n'y apparaît pas, restant l'illusion d'un mythe comme l'avait indiqué Alex.
Sophia souffle, entourant avec un morceau de charbon sa position, légèrement excentrée de la forêt, aux abords des falaises. Elle lève la tête en direction des montagnes, apparaissant comme une ombre se détachant de la nuit, avant de se plonger sur la carte.
— Alors, si je tente de prendre ce chemin en filant tout droit, il y a peut-être une chance de retrouver les traces du passage que Gothika avait laissé lors de sa venue, réfléchit-elle en murmurant. Sinon, je peux tenter de regagner la zone, en grimpant sur la montagne...
Evy lui apporte des suggestions dans ses réflexions, ignorant également la marche à suivre. Il lève la gueule vers la nuit qui s'éclaircit, faisant apparaître l'aube grisonnante d'une nouvelle journée venteuse. Or, dans le ciel, il distingue une ombre les survolant, alertant sur le champ son amie :
Sophia, regarde en haut !
Elle n'a pas le temps de lever la tête que Draguir atterri devant elle, le regard noir de colère. Sophia déglutit difficilement, comprenant l'inquiétude qu'elle a provoquée chez lui, avant de baisser la tête de nouveau, fixant sa carte d'un air perdu en se pinçant les lèvres.
Le fauconnier, quant à lui, souffle comme un bœuf, les poings serrés, tremblant de rage, peinant à se contenir. La tentative est vaine quand il amorce un pas vers elle, et qu'elle ne daigne relever la tête pour lui faire face. Il explose :
— Il se passe quoi dans ta tête pour disparaître en pleine nuit comme ça, hurle-t-il.
Sophia accuse le coup de son ton, gardant la même position. Elle ne peut pas lui en vouloir de réagir ainsi, même si elle lui avait laissé un mot.
— Je voulais...
— Je sais ce que tu veux voir, tranche-t-il en lui coupant la parole froidement. Or, ce que tu veux, on peut le faire ensemble en étant préparé !
Elle inspire un grand coup, fermant les yeux sur les paroles du fauconnier. Elle savait qu'il la suivrait, mais elle refusait de perdre du temps. Draguir se passe une main dans les cheveux face à la tête de mule qui continue de baisser le regard, mais il sait comment la faire réagir :
— La prochaine fois que tu me fais un coup pareil, je t'attache au lit !
Les joues de la demoiselle se mettent à rougir monstrueusement, la forçant à poser ses fesses sur ses talons, et faire face à Draguir en répliquant :
— Tu n'oserais pas !
— Tu veux parier, rétorque-t-il sournoisement avec un rictus.
Sophia écarquille les yeux, comprenant que le fauconnier est capable de tout. Draguir se rapproche d'elle, s'abaisse à sa hauteur, puis glisse ses doigts sur sa joue. L'or reprend possession de ses iris, chassant les ténèbres de sa colère. Lentement, il lui effleure la peau et appose ses doigts sous le menton de sa sauvageonne pour la faire relever et l'embrasser passionnément debout.
La jeune femme se laisse envahir de ses sensations qu'il lui transmet. La poussant doucement, mais sûrement contre un arbre, usant de caresse sur le corps de Sophia qui se laisse faire en glissant ses mains dans la chevelure de Draguir, ressentant le besoin de ne faire qu'un avec lui. Il lui attrape les poignets de la Sophia pour les positionner au-dessus de sa tête, profilant son ombre autour de ceux-ci pour s'en servir de lien, sans cesser son baiser avide.
Evy ne réagit pas immédiatement à la manœuvre du fauconnier, qui, dans ces moments plutôt intimes, préfère fermer les yeux et les laisser entre eux. Or, il sent que ses sens sont entravés par l'ombre de Draguir. Il ouvre ses paupières, mais ses yeux rencontrent le noir abyssal et ce qui lui paraît plus étrange, c'est que l'utilisation des dons du jeune homme ne semble pas affecter l'état de sa protégée. Cependant, la panique le gagne, tandis que Sophia ressent de la chaleur dans son bas ventre, voulant plus, toujours plus.
Sophia ouvre les yeux, vite, hurle Evy dans sa tête.
Au début de son alerte, la jeune femme chasse l'avertissement d'Evy, mais il se fait de plus en plus insistant. Draguir rompt son baiser, puis s'écarte, satisfait de sa manœuvre en croisant les bras sur son torse. Sophia tend le coup pour en réclamer plus, mais ne voyant rien venir, et surtout en sentant son corps resté immobile contre l'arbre, elle ouvre les yeux en les clignant plusieurs fois.
— Qu'est-ce que ? s'interroge-t-elle en ayant les bras bloqués au-dessus de sa tête et le dos plaqué contre le tronc.
— Une garantie que tu ne t'échapperas pas pendant que je vais chercher Alex, indique Draguir en souriant pour toutes réponses.
Sophia se fige en écarquillant les yeux. Elle lève la tête au-dessus d'elle, avant de la baisser jusqu'à ses pieds, remarquant les entraves laissées par le fauconnier au niveau de son ventre et de ses pieds. La colère la submerge instantanément.
— Bien que cette position me plaise, je ne voudrais pas tester ta patience trop longtemps, se moque-t-il en reculant d'un pas et sortant ses ailes. Alors, tu vas rester bien sagement ici, le temps d'un petit aller-retour, d'accord ?
— Attends de voir ce qu'il t'attend une fois que tu vas me libérer, Draguir, grogne-t-elle entre ses dents en le fusillant du regard.
La promesse de sa vengeance s'évanouit quand le fauconnier décide de décoller à ce moment-là, augmentant la colère de Sophia.
Ce n'est pas une urgence majeure pour faire appel à tes pouvoirs, bichette, fait remarquer Evy en percevant la rage de son amie.
— Il y a d'autres moyens d'agir, siffle-t-elle en fixant un point invisible devant elle.
* * * * *
Une heure s'écoule entre le départ précipité de Draguir et son retour avec Alex dans les bras. Le rabatteur découvre les joies, mais surtout les nausées s'accompagnant de ce mode de transport, plus habitué d'avoir les pieds sur la terre ferme. Le fauconnier a atterri non loin de là où il a attaché Sophia, pour éviter à blondinet de se rincer l'œil en profitant de la position vulnérable de sa sauvageonne.
Il tire profil de l'évacuation d'Alex entre deux arbres pour rejoindre Sophia, la tête posée contre l'arbre, les yeux fermés. Il redoute plus que tout sa réaction, mais défait tout de même les liens d'ombre qui l'entrave depuis un moment déjà. Sentant ses bras retomber lourdement le long de son corps, la jeune femme se masse ses épaules endolories et ses poignets, puis s'étire en posant ses mains dans le bas de son dos, tout en gardant un silence olympien.
Elle s'avance sous le regard inquisiteur de Draguir, récupérant sa claymore restée près du feu avec tout ses effets. La jeune femme a eu une chance inouïe de ne pas faire de mauvaises rencontres. Surtout en sachant Gan dans les parages, mais même lui ne s'est pas manifesté, alors que c'est le premier à profiter des situations rocambolesque de la demoiselle pour s'infiltrer en elle.
Alex s'essuie la bouche en rejoignant le couple, tout en grommelant sur l'ascension dans les airs que le fauconnier lui a fait faire. Il sent son estomac encore au bord des lèvres, quand il découvre que la jeune femme avait parcouru un sacré chemin depuis son départ dans la nuit.
— Alors les tourtereaux, quel est le programme, en souriant faussement.
Sophia lui jette un regard en coin, en plissant les yeux. Elle se penche, le dos droit et les jambes tendues pour finir de rassembler ses effets, puis met son sac sur le dos. Draguir se crispe quant elle décide de son propre chef de se diriger vers le rabatteur, glissant son bras en dessous de celui-ci.
Tu joues avec le feu Sophia, prévient Evy en devinant ses intentions.
Comme lui, il a joué en me saucissonnant à l'arbre, rétorque celle-ci avant d'ouvrir la bouche pour interroger Alex.
— Dis-moi Alex, à ton avis quel est le chemin le plus rapide pour aller à Destria ? Je n'ai rien trouvé sur la carte, papillonne-t-elle avec un sourire enjôleur.
Draguir serre les poings devant son petit jeu, tandis que le rabatteur se gratte l'arrière de la tête en ne comprenant pas le comportement soudain de la jeune femme. Loin, que cela le dérange, bien au contraire, lui qui a tant rêvé de sa présence ces dix dernières années. Cependant, il glisse un regard vers son ancien collègue qui contient difficilement sa colère, puis il décide de rentrer dans le jeu de la demoiselle. Alex glisse son bras sur les hanches de Sophia, qui ressent une sensation désagréable, mais se contient de grimacer.
— Seul la voie des montagnes est praticable, répond-il d'une voix profonde.
Sophia fronce les sourcils. Elle refuse de traverser les montagnes. Remarquant que la réponse ne convient pas à la demoiselle, Alex rajoute le pourquoi de ce choix :
— Il y a bien un autre chemin, mais celui-ci n'est plus praticable suite à un éboulement, explique-t-il sérieusement. Après, si tu veux vérifier avant de commencer à grimper, on n'est pas très loin.
Sophia hoche la tête, alors que le rabatteur lui fait un signe de main pour l'inviter à se mettre en chemin, prenant ainsi la tête de la marche. Draguir éteint le feu en le recouvrant de terre pour l'étouffer, avant de se mettre à les suivre en grommelant sur la vengeance de sa sauvageonne. Il fixe son dos, tandis qu'elle se laisse traîner par Alex, qui tourne imperceptiblement la tête vers lui avec un vieux sourire satisfait.
* * * * *
Trois-quarts d'heure plus tard, le groupe de trois fait face à un cul-de-sac. Les arbres alentours, en plus d'être morts, sont noirs ainsi que le sol ressemblant à de la cendre, devinant le passage de Gothika lors de sa venue suite à la perte de sa sœur. Un amas rocheux s'est détaché de la paroi montagneuse, bloquant le passage, comme l'avait stipulé le rabatteur.
Sophia s'avance en posant sa main sur la pierre, se disant qu'avec son pouvoir, elle pourrait dégager le chemin en un rien de temps. Or, elle sait autant que son dragon la mésaventure que son cœur sentira si elle tente quoi que ce soit, l'handicapant à coup sûr pour les épreuves à venir. Elle soupire en baissant la tête, frustrée de ne pas pouvoir agir à son maximum, redevenant la simple humaine qu'elle était, avant que tout cela ne commence. Draguir pose sa main sur son épaule en partageant son état et lui fait une proposition :
— Je peux peut-être vous transporter de l'autre côté ?
— J'évite d'utiliser mes propres pouvoirs tant que je ne connais pas les conséquences qui arrivent, souffle-t-elle en accueillant sa proposition par la négation. Je refuse que tu t'épuises inutilement, car si nous avons besoin de combattre ou de quoi que ce soit...
Draguir se décale devant elle et pose ses mains en coupe sur le visage de sa sauvageonne. L'inquiétude qu'elle lui porte le rassure que son petit manège de vengeance est terminé.
— D'accord, capitule-t-il en croisant son regard soucieux. Prenons un temps de repos, et nous commencerons l'ascension, murmure-t-il en la prenant dans ses bras.
Il lève la tête vers le rabatteur qui s'est adossé à un arbre, attendant patiemment dans son coin en jouant avec un fin morceau de bois entre ses doigts, le regard dans le vide.
— Tu nous montreras la voie pour atteindre notre objectif ? demande Draguir la voix forte à son attention.
Alex fige ses doigts, obtenant officiellement le droit de les accompagner. Il connaît, davantage que les deux autres, les dangers que les montagnes de Cerulazu recèlent depuis leurs disparitions. Il se décale du tronc, prenant un air sérieux en fixant le fauconnier droit dans les yeux, puis retrouvant une énergie depuis bien longtemps endormie, il indique :
— Nous partirons en début d'après-midi. Toutefois, vous devrez suivre mes conseils à la lettre, car nous ignorerons ce qui nous attend là-haut, mis à part une destination chaotique.
Draguir et Sophia acquiescent à son avertissement, bien que sa présence ne les enchante pas. Ainsi, ils établissent un nouveau camp, préparant leurs périples à venir, loin des regards du pylône qui se dresse au-dessus de la cime des arbres meurtris d'Imaginarium. Bloquant dans sa couche de cristaux toutes les âmes des habitants n'ayant pas eu la chance d'être sauvées par les déesses.
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