11- Les ombres du passé
— Donc tout ce que tu viens de raconter, c'est que tu n'as jamais réussi à mourir et que tu as passé le reste de ton existence à t'abreuver jour et nuit dans cette salle entourée d'illusions, lance Draguir sarcastique.
Alex se renfrogne à l'attaque du fauconnier. Bien sûr, il n'a pas fait que cela. Il a découvert une partie des informations écrites sur le mur d'une des pièces à l'étage. Sophia, quant à elle, est pensive sur le fait qu'Imaginarium a perdu toute âme. Elle a pu obtenir les informations concernant ses proches et ses amis. Le regard baissé sur son assiette, l'inquiétude l'étreint de plus en plus.
— Et du côté de Pharekht et Blasqueen ? demande-t-elle en levant la tête face à l'homme, l'espoir encore vive.
Le rabatteur se gratte la joue en réfléchissant. Lui-même n'a jamais pu aller de l'autre côté, car un pylône entrave les résidus du pont. De plus, il ne sait pas naviguer. Il s'est contenté de vivre, dans l'ignorance, pendant de nombreuses années, avec pour seule compagnie, la réplique exacte de la jeune femme face à lui. Ses yeux luisent quand il croise son regard, amorçant la course de son cœur. Draguir remarque qu'il reste bien trop longtemps figé sur sa sauvageonne et contracte ses poings.
— Il n'y a rien de ce côté, de ce que m'a dit...
Alex pince immédiatement ses lèvres, redoutant d'en avoir trop révélé. Or, sa phrase a été explicitement entendue par le couple qui se tend sur la personne qu'il a failli nommer.
— De qui parles-tu ? N'as-tu pas passé ces dix dernières années tout seul comme tu t'en es vanté, Ô toi, le brave et courageux Alex, lance Draguir dans une menace difficilement contenue.
Sophia glisse sa main sur la poignée de sa claymore, en sentant que le rabatteur ne leur a pas tout dévoilé. Alex recule d'un pas derrière le comptoir, la tension s'alourdit entre eux trois. Il ne veut en aucun cas révéler que Gan est dans les parages, même s'il ne l'a pas vu depuis trois ans. Il se méfie de ce fauconnier, plus que de celui présent devant lui.
Draguir se lève, reculant son tabouret, les mains posées à plat sur le bois du comptoir. Il fixe dans celui du rabatteur, qui, devinant son état, avale difficilement sa salive. Certes, il peut s'aider de ses illusions, mais les dons du fauconnier de l'ombre sont aussi sournois que celui de la peur. Une perle de sueur froide coule le long de son échine, au fur et à mesure qu'il aperçoit les veines noires se dessiner sur les bras du fauconnier. Leurs tensions sont palpables.
Le soupir de Sophia les sort de leur duel de regard. Elle se lève à son tour, récupérant sa claymore. Puis, dans un regard lourd de sous-entendu, elle se dirige vers la sortie de l'auberge, et file auprès de la falaise. La jeune femme a besoin d'être seule pour évaluer tout ce que le rabatteur leur a indiqué.
Les nuages recouvrent le ciel, laissant les ombres danser sur le sol poussiéreux, soulevé au passage de la demoiselle. Ses cheveux détachés se soulèvent avec la brise, tandis que ses pieds la mènent, là où elle avait échangé avec Luka la dernière fois. Son cœur se serre à ce souvenir, se demandant bien comment lui et sa sœur vont. Tous les visages de ses compagnons défilent un à un dans sa tête. Le sourire chaleureux d'Elias, les yeux méfiants de Gabriel, la malice de Jackiel. Le courage de Leah, le regard tendre de Luka, la force d'Astos, les initiatives de Tidus, la sagesse de Méric, de même que le comportement de Lyvia et les moustaches de Jojo frétillant d'inquiétude.
Elle s'assied sur le sol, posant l'épée sur ses genoux, pensant plus que tout à son père. Sa main effleure la lame, la montant et la descendant, portant son regard vers le pylône lui faisant face. Le soleil se dévoile à ce moment, reflétant sa surface escarpée de cristaux. Leurs couleurs brunâtres fait frissonner la jeune femme. L'aspect, bien que lisse et rugueux par endroit, reflète une ondulation, comme si un liquide descendait jusqu'à la mer. Sophia pose l'épée à ses côtés, puis se penche sur ses genoux pour distinguer la surface de l'eau tourbillonnant autour du pylône.
Son regard remonte au fur et à mesure dessus, plissant les yeux, pour tenter de distinguer ce que ces choses cachent. Un nuage fait disparaître le soleil, laissant ses derniers rayons disparaître au fur et à mesure. Plusieurs visages, figés, pétrifiés par la peur, semblent se percevoir dans une scène d'horreur sous la couche de cristal. Sophia recule en criant, effrayée par cette vision.
Qu'est-ce que tu as vue ? s'empresse de demander Evy.
— Dans... Dans...
Or, le cœur de Sophia bat frénétiquement. Elle n'arrive pas à expliquer ce qu'elle vient de voir, se demandant si c'était vrai où une illusion. Entendant la jeune femme hurler, Alex et Draguir se précipitent vers elle, la retrouvant la main serrant sa poitrine, le souffle haletant. Le fauconnier se précipite vers sa sauvageonne, tandis qu'elle garde ses yeux rivés sur le pylône.
Devinant rapidement le pourquoi de sa réaction, Alex s'approche de la falaise en passant à côté d'eux. Les mains dans les poches, il scrute le cristal se fondant dans les ombres du ciel.
— Je me suis demandé, la première fois que j'ai vu leurs visages, si ce n'étaient pas vos compagnons, débute-t-il pensif en levant la tête vers le sommet du pylône. Mais, en arrivant à y regarder de plus près, je me suis rendu compte que, nombre de nos anciens collègues et habitants se sont retrouvés coincés ici.
— Comment ? interroge Draguir surpris par le calme de l'ancien rabatteur impétueux.
Alex hausse les épaules, toujours le dos tourné.
— Destria, s'exclame Sophia en s'accrochant au bras de Draguir, reprenant son souffle. Où la caverne ?
Draguir se dit que leurs compagnons ont dû effectivement se cacher dans ces deux endroits. Or, il sent le poids du regard d'Alex qui a tourné la tête dans leurs directions. Il réfléchit un instant, se demandant s'il doit leur parler de la présence de Gan ou non. En rejoignant la quête pour retrouver leurs amis, il serait en partie protégé et la compagnie de la jeune femme le fait frissonner. Il souffle un coup, baissant son regard vers le sol, avant de le lever vers le ciel. Qu'est-ce qu'il a à perdre, hormis la vie qu'il a tenté de nombreuses fois de s'enlever ?
— Pharekth n'est plus qu'une zone où règnent tempête et tornade s'enchaînant sans répit, annonce-t-il d'un ton tranchant, enlevant tout espoir au couple. Votre ancienne caverne n'est plus que roche effondrée. Tandis que Destria, la région nous paraissant comme un mythe raconté pour nous faire croire à des terres accueillantes, n'est qu'un vide abyssal où la mer Azura tombe dans une cascade infinie. Et, où la terre s'effrite morceau par morceau.
Sophia sent son sang se vider de son visage en entendant l'implacable vérité sur les lieux où auraient pu se réfugier ses amis. Quant à Draguir, il écarquille les yeux d'effroi, perdant un instant l'équilibre. Ses pensées se tournent vers son frère de cœur Méric, ses compagnons fauconniers, et bien étrange soit-il, vers sa mère. Il secoue la tête, reprenant contenance, ne voulant en aucun croire à ses paroles, puis se redresse avant de s'avancer vers Alex. Il lui attrape l'épaule pour le faire se retourner, mais en croisant son regard, il s'aperçoit que le rabatteur tente de voiler les dix années de solitude qui l'ont marqué.
— Je veux aller voir, souffle Sophia dans un ultime espoir, ne croyant pas aux paroles de son tortionnaire.
— À quoi cela sert-il, demande Alex en baissant le regard résigné.
Il porte un lourd fardeau sur ses épaules, ce jeune homme, indique Evy en observant Alex. Mais, comment peut-il vous affirmer cela, alors qu'il vous a dit plus tôt n'avoir pu traverser la rive ?
La remarque pertinente du dragon se profile jusqu'aux pensées de Sophia, qui se redresse et s'avance à son tour vers les garçons.
— Comment tu sais pour Blasqueen et Pharekth ? interroge-t-elle en le fusillant du regard.
— Gan, murmure-t-il de peur, sentant la sueur froide couler le long de son échine.
— Mais il n'a pas encore claqué celui-là, rage-t-elle en se souvenant de la manipulation qu'il a exercée sur elle.
L'énervement afflux dans ses veines, sentant un besoin irrépressible de se défouler. Sophia se retourne, et d'un pas décidé se dirige vers sa claymore, sentant son cœur s'affoler plus qu'il en est, lui provoquant une douleur au niveau de l'organe.
Sophia, stop, hurle Evy, présentant une anomalie.
Or, elle ne l'écoute pas, se saisit de la poignée, déploie ses ailes avant de se retourner vers le pylône. D'une frappe puissante, elle fend l'air avec la lame pour envoyer une onde pour fendre le cristal. Les deux hommes la regardent stupéfaits, la prenant pour une folle ou pour un génie.
L'onde atteint le pylône, tandis que le pouvoir employé a affaibli Sophia qui peine à se maintenir dans les airs. Elle sourit en repérant l'impact, mais ses yeux s'écarquillent d'effroi quand son attaque lui est retournée, la propulsant sur plusieurs mètres. Elle atterrit sur le sol, dans un bruit assourdissant, sentant son épaule se disloquer. N'ayant pu réagir à temps, Draguir se précipite vers elle, évaluant son état.
C'est malin, rétorque Evy sarcastique sous les gémissements de douleur de son amie.
Le dragon levant la gueule vers elle, la tourne vers le pylône qui n'a pas une seule égratignure. Puis il fixe le rabatteur qui n'a pas bougé d'un pouce de sa position, les mains dans les poches. Evy a ressenti la souffrance de Sophia quand elle a invoqué son don en maintenant l'épée. Il réfléchit à tous les éléments qu'il accumule depuis leurs retours.
La disparition des déesses aux complets. Des habitants, d'une région anéantie. De l'état de l'univers d'Imaginarium. Il comprend d'autant plus ce qu'il se passe quand, en portant ses yeux émeraude sur le pylône, il aperçoit l'essence même de ce monde s'échapper. De petites poussières dorées virevoltent, s'envolant vers le ciel en disparaissant. Draguir aide sa sauvageonne à se remettre l'épaule en place, se demandant pourquoi cela n'a pas fonctionné.
— Imaginarium se meurt depuis votre disparition, informe Alex toujours au même endroit. Gan a essayé de s'en prendre à ses choses et le revers a été tout aussi brutal. Je ne l'ai pas revu depuis trois ans après cela. J'ignore où il se terre.
Le rabatteur s'avance vers eux avec nonchalance, tout espoir perdu depuis bien longtemps maintenant. Il remarque que Sophia guérit encore de ses blessures, mais semble à bout d'énergie. Draguir la prend dans ses bras, en maintenant l'épée dans ses mains.
— Que nous reste-t-il à présent, si nous ne pouvons pas détruire cela ?
Alex hausse de nouveau les épaules, puis s'éloigne vers l'auberge en levant la main.
— Vous reposez et reprendre des forces serait déjà un bon début, annonce-t-il en s'en allant. Vos appartements sont toujours mis à disposition, je vais m'occuper de faire un brin de ménage et de préparer le repas. Ça fait longtemps que je n'ai pas eu d'invité en chair et en os.
* * * * *
Sophia fixe le plafond de la chambre, ne trouvant pas le sommeil. Tant de souvenirs sont présents en ce lieu. Des bons comme des mauvais. Elle tourne la tête vers Draguir qui dort à poings fermés, torse nu à ses côtés, le bras glissé sur son ventre. La jeune femme, lève la main et effleure son visage paisible malgré les tourments qui les étreignent depuis leur retour. Elle attrape délicatement le bras du fauconnier pour le décaler, avant de pouvoir se hisser hors des couvertures.
Malgré le parquet grinçant, elle se faufile hors de la chambre, puis se dirige vers la petite cuisine pour se servir un verre d'eau. Sophia porte le verre à ses lèvres, levant son regard sur les inscriptions de leurs dernières réunions. Ses doigts tracent les formes de lettres, longeant le mur avant de se retourner pour imaginer ses compagnons assis sur les canapés. Sérieux, riant parfois des réactions des autres. Elle s'installe sur l'un d'eux, la pièce baignant dans la lueur de la lune, songeant à quelle direction prendre. Les paroles du rabatteur résonant dans son esprit comme une sentence implacable.
La jeune femme porte son regard sur Evy, qui semble également endormi, mais ne le connaissant que trop bien, elle lui grattouille la tête. Le dragon dresse la gueule vers son amie et croise son regard soucieux.
Tu n'arrives pas à dormir ? Demande-t-il en ressentant sa peine.
— Je n'arrive pas à croire en leurs disparitions, indique-t-elle en soufflant.
Tu n'es pas la seule dans ce cas, répond Evy en baissant son regard. De plus, j'ai rassemblé des informations depuis notre retour et plusieurs points ne collent pas.
Sophia ferme les yeux, partageant les craintes de son ami. Elle-même doute de la sincérité des paroles d'Alex, du moins, elle n'a simplement pas confiance en lui, même s'il n'est plus le jeune qu'elle a connu auparavant.
— Si je décide d'aller voir par mes propres moyens ce qu'est devenu Destria, m'en empêcheras-tu ?
La gueule d'Evy s'étire en un imperceptible sourire, lui-même avait pensé fausser compagnie aux deux autres pour en apprendre plus. Or, un point le retient dans la décision de la jeune femme.
Si nous y allons, promets-moi d'utiliser tes pouvoirs ou l'épée qu'en dernier recours, avertit-il sérieusement. Je n'ai pas aimé ce que tu as ressenti lors de son utilisation. De plus, la magie d'Imaginarium s'évapore, et comme cet ingrédient coule dans ton sang, cela pourrait y avoir des répercussions plus désastreuses.
Sophia hoche la tête, comprenant également les enjeux de l'utilisation de ses dons. Elle se lève, rassemble des affaires dans un sac, et pousse la porte pour observer un instant Draguir plongé dans un rêve. À pas de loup, elle quitte la pièce pour rejoindre le couloir. L'auberge baigne dans un silence pesant, brisé par le murmure du vent s'infiltrant dans les fissures des fenêtres. Arrivée en bas des marches, la jeune femme repère le rabatteur, le corps avachi sur l'une des tables, une bouteille en main.
Malgré son douloureux souvenir avec lui, elle ne peut pas s'empêcher de ressentir de la peine pour lui. Imaginer ne serait-ce passer autant d'années seule en compagnie d'un psychopathe. Sur la pointe des pieds, elle se dirige sur la pointe des pieds derrière le comptoir pour récupérer des vivres, avant de s'éclipser hors de l'auberge.
Un frisson glacé lui parcourt l'échine en partant à l'aventure toute seule, mais Sophia veut en avoir le cœur net. Draguir a, certes, été convaincu par le regard du rabatteur. Cependant, pour la jeune femme, tant qu'elle ne le voit pas. Elle ne le croit pas.
Je suis avec toi, bichette, rassure Evy. Dans quelle direction part-on ?
— Destria, répond-elle en serrant les poings de courage.
Sa silhouette s'évanouit derrière les nuages de poussière, bravant la peur du noir au fur et à mesure que la forêt morte de Cerulazu se dresse dans la pénombre. Laissant derrière elle, le mot écrit à la va-vite sur la table de chevet, pour ne pas laisser sa moitié dans l'ignorance de son départ précipité.
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