8- État d'urgence

Au centre du bois sacré, Draguir est agenouillé, le souffle court, les bras croisés dans le vide, fixant le ruisseau avec perplexité. Il a essayé de s'emparer du corps de Sophia pour l'empêcher de plonger sa main dans le ruisseau des vies, mais avant d'y parvenir, elle a disparu brutalement. Se relevant, il passe une main dans ses cheveux en soupirant.

J'ai à peine eu le temps de découvrir plus de choses sur la mystérieuse fille qui hante sans cesse mes nuits obscures, songe-t-il.

Il balaie du regard le bosquet, espérant qu'elle ne se soit pas cachée quelque part, mais rien d'inhabituel ne se manifeste, à l'exception du baladeur de Sophia, probablement tombé lors de l'altercation. Il ramasse l'objet et l'examine, intrigué par cette boîte étrange à ses yeux.

Draguir se dirige dans le bois, l'esprit embrouillé par cette rencontre. Il essaie de se remémorer son regard stupéfait quand l'arme a failli le frapper, mais qu'il a arrêté à temps. De l'attirance qu'elle produit sur lui. Mais surtout, du dragon argenté qui ornait son poignet. L'idée de devoir faire un rapport cette fois-ci devient inévitable, et ça ne lui plaît absolument pas.

En regardant le ciel étoilé, Draguir repense à ses deux semaines de mise à pied, creusant dans les mines dorées sous la chaleur du soleil en compagnie des esclaves capturés par les rabatteurs. Le tout sous la surveillance aiguisée d'Alex, qui a pris un malin plaisir à lui faire subir son pouvoir.

— Abruti ! lâche-t-il entre ses dents serrées.

Mais il a enfin fini de purger sa peine et arbore fièrement sa fonction principale de fauconnier. Les fauconniers sont des élites aux talents exceptionnelles, chargés de parcourir Imaginarium pour repérer les cibles des Rabatteurs, qui capturent tout être vivant pour les réduire en esclavage afin de fournir de la main-d'œuvre pour creuser dans les mines.

Draguir arrive à l'orée du bois et se retourne une dernière fois, espérant qu'elle réapparaisse. Plus aucun signe de vie ne perturbe le bois. Il met sa besace sur son épaule et se dirige vers son destrier, un superbe étalon noir avec des yeux ambrés, des striures dorées sur ses flancs comme si un félin l'avait lacéré, une crinière hirsute parsemée de pourpre orne son dos et one longue queue, noire et pourpre, est soigneusement relevée et attachée. Mesurant deux mètres tout au plus, ces gigantesques destriers sont utilisés pour leur rapidité, réservés aux Fauconniers, qui sont rares dans leur fonction.

Il est inhabituel de croiser l'une de ces créatures dans le reste d'Imaginarium : ils ne vivent pas à l'état sauvage. Et sont seulement dressés pour servir. Pourtant, celui de Draguir n'en fait souvent qu'à sa tête.

Draguir se hisse sur le dos de son Destrier en s'accrochant à sa crinière et donne un coup de talon sur son flanc. L'étalon commence à trotter, puis, après deux coups supplémentaires, se cambre en hennissant avant de se mettre à galoper à une vitesse démesurée comme si la déesse de la mort le pourchassait. Draguir savoure cette sensation de liberté, le vent lui fouettant le visage, eux seuls face au monde.

Le décor défile à toute allure sous les sabots du Destrier. Ils passent devant le refuge, où Jojo tourne en rond sous le perron, réfléchissant à la suite des événements. Ils survolent la plaine de Cerulazu, qui se teinte de vert bouteille avec la nuit, et regagnent le paysage montagneux arborant les remparts du bastion de Voltamur, où les hommes de feu marchent au pas devant les cachots.

Draguir les dépassent et accède au tunnel caché dans un recoin du flanc de la montagne. Son Destrier ralentit pour emprunter le passage étroit au cœur d'un volcan, où la lave s'écoule sur les parois dans une ambiance chaotique. Ils arrivent enfin à la sortie, rejoignant Blacwoïd.Draguir se protège un instant en levant la main au-dessus de ses yeux quand le soleil impitoyable apparaît dans son champ de vision.

Il est impossible pour les habitants d'apprécier la douceur de la nuit et d'espérer un jour que ce soleil se couche. Tandis que la transition s'aperçoit au-dessus des montagnes, Draguir tire d'un coup sec sur la crinière pour freiner son destrier et descend pour l'accompagner jusqu'au champ. Il lui effleure le dos et le museau avec tendresse avant de s'écarter pour le laisser rejoindre le pré. Le destrier n'espère pas de signe de la part de son maître avant de s'éloigner, l'abandonnant.

— Tu n'as pas pu t'en empêcher. Il a fallu que tu reprennes tes habitudes, peste une voix familière.

Les avants bras appuyés sur la clôture en bois, Draguir sort de ses pensées en remarquant que Méric se positionne  à ses côtés.

— Il faillait vraiment que j'aille faire un tour de repérage, répond-il en haussant les épaules, les autres ne sont pas revenus de leurs missions ?

Méric fixe le champ, le regard perdu, soupire tracassé :

— Non et cela commence à inquiéter le maître, il n'aime pas le retard.

Le martèlement de deux autres destriers répond à l'inquiétude de Méric. Tout comme celui de Draguir, les bêtes arborent une robe noire, appliquant des couleurs différentes au niveau des yeux et des striures, propres à leurs maîtres. Les hommes descendent aussitôt de leurs montures en les laissant rejoindre le champ.

— Hey Draguir ! Te revoilà de nouveau, c'étaient bien les mines ? questionne l'un d'eux en donnant une puissante tape dans l'épaule de l'intéressé, en ajoutant, ça fait du bien de revoir le grand air ?

— Mouais, en tout cas, j'ai été plus vite que vous, bougonne-t-il en se massant l'épaule, et je me passerais de détail pour les mines, ajoute-t-il amer.

L'armoire à glace sourit.Cet homme imposant, portant sans cesse, même sous cette chaleur, une fourrure de loup géant sur le dos, a un visage bourru avec de petits yeux blancs. Ses longs cheveux châtains partent sur le côté en se rejoignant en une longue tresse se dégradant en blanc. Une épaisse barbe lui descend jusqu'au milieu du ventre, tressée par endroits, parsemée de poils blancs et argentés. Cet homme est originaire de Blasqueen, un sombre pays glacé où les habitants ont vécu une grande tragédie. Seuls les plus téméraires restent dans cette zone impitoyablement froide.

Derrière lui, l'autre cavalier, plus petit de deux têtes, est couvert de la tête aux pieds d'une cape de couleur sable avec un bandeau lui recouvrant une partie de son visage hostile. Seuls ses yeux d'un vert perçant sont visibles. Personne ne sait d'où il vient ; il est impossible de lui soutirer un mot, seul H est son confident.

— Vous savez que le maître ne tolère pas le retard ? De plus, vous avez intérêt à lui fournir une explication satisfaisante, sermonne Méric subitement.

L'homme au capuchon s'avance et passe à ses côtés en lui lançant un regard meurtrier avant de s'éloigner vers la montagne. Méric n'y prête pas attention et se retourne à demi vers le plus grand d'un air grave :

— Bastos, accompagne-le, il n'y a que toi qu'il écoute. 

Bastos se gratte la barbe en réfléchissant. Quelque chose le tracasse et il ne tarde pas à en informer ses compagnons :

— Il commence à y avoir du grabuge au sud, d'où notre retard. Ça ne va pas plaire du tout à maître H.

Il fait quelques pas pour rejoindre l'homme au capuchon, mais il se retourne en ajoutant gravement :

— Surtout que nous ne serons plus que trois fauconniers à s'étendre sur les zones.

C'est la douche froide pour Méric et Draguir, qui le regardent s'éloigner bouche bée. Avant la mise à pied de Draguir, six fauconniers étaient partis en chasse. L'élite originelle est restreinte, mais sur les sept de base, il n'en reste plus que trois.

C'est réellement de la folie, songe Draguir.

Méric affiche un air soucieux à l'annonce de Bastos. Il sent la main de son ami presser son épaule en guise de réconfort, mais il a la sensation que ce qui va suivre ne sera pas de bon augure. Tous deux s'avancent pour regagner l'antre de H.

* * * 

Les murs du hall sont en pierres noires, arborant des reliefs tribaux. Des dragons, se déchiquetant les entrailles, ressortent dans le vacillement des ombres créées par les torches sur le mur lugubre d'en face. Les reliefs prennent vie entre l'ombre et la lumière. Une imposante double porte noire avec des pentures métalliques domine le hall et les galeries attenantes.

Draguir est adossé contre l'un des murs, plongé dans ses pensées, arborant un masque indéchiffrable. Il patiente, le temps que chacun fasse son rapport. L'un des battants de la porte s'ouvre dans un grincement, laissant apparaître Alex qui l'invite sèchement à les rejoindre. Draguir se décolle du mur se demandant bien ce que ce petit con peut bien faire ici, mais il le dépasse sans dire mot et entre dans la grande salle.

La pièce est profonde, avec un plafond montant jusqu'au sommet de la montagne. Le sol en marbre jauni par le temps arbore en son centre une gravure d'une étoile à six branches entourant un dragon dont le cœur est transpercé par des griffes acérées. Un cercle entoure ce dessein macabre, représentant ainsi la bannière du redoutable H.

Les dragons n'existent pas à Imaginarium, mais le maître de ces lieux en avait déjà croisé auparavant dans une autre vie. Des pylônes de cristaux noirs pointent leurs piques vers le ciel, avec une traînée de feu montant en spirale sur eux. Au bout de la salle, des braseros encerclent l'entrée d'une grotte obscure. Personne n'a le droit d'y pénétrer, car c'est là que réside H, maître de Blackwoïd.

Draguir s'agenouille au centre de l'étoile, repérant à sa droite Alex et l'homme au capuchon, et à sa gauche, Méric et Bastos.  

Cela ne présage rien de bon, pense-t-il.

Et, avec ce qu'il va divulguer, les affaires ne vont pas s'arranger. Il abaisse la tête en restant ainsi dans un silence pesant, brisé seulement par les crépitements des braseros.

Un grondement sonore s'échappe de la grotte, installant l'inquiétude parmi les hommes. La respiration de Draguir se fait plus lente alors que l'atmosphère dans la pièce devient de plus en plus glaciale, malgré les nombreuses torches. Quelques secondes, paraissant des minutes, s'écoule avant que le maître des lieux s'adresse à lui :

— Parle jeune Fauconnier, j'exige ton récit.

La voix de H fait dresser les poils dans la nuque de Draguir. Celui-ci se relève, fixant l'entrée de la grotte d'un air impassible, puis commence son rapport :  

— Durant notre mission, il y a maintenant deux semaines, une inconnue est arrivée à Cerulazu. Elle a rencontré le doyen du refuge, mais n'est pas restée très longtemps dans les parages. 

Tous le fixent, le visage fermé à toute émotion, immobiles en attendant la suite.

— Après ma mise à pied dans les mines d'or...

Il foudroie Alex qui affiche un rictus.

— Je suis parti en repérage non loin de Cerulazu, dans les bois sacrés des gardiennes. Avant de repartir, j'ai perçu un craquement et arrêté une branche qui fendait l'air.

Les visages se métamorphosent subtilement en surprise.

— Cette inconnue était de nouveau en face de moi. Elle se battait contre une force invisible, et quand je l'ai questionné, elle était peu bavarde, continue-t-il en omettant soigneusement de révéler certains détails. Durant notre échange, j'ai remarqué un certain bijou qu'elle arborait à son poignet droit. Un bracelet en forme de dragon se mordant la queue, avec des yeux incrustés de pierre vert doré, de ce que j'ai pus voir. Il avait l'air de réagir à l'orage, car quand celui-ci a grondé, elle s'est mise à se tordre de douleur, aussi plaisant soit-il. J'allais me jeter sur elle quand elle allait enfouir son bras dans le ruisseau des vies, mais une force mystérieuse l'a projetée avec puissance, puis elle a disparu. Je suis rentré immédiatement vous en informer.

Un silence oppressant envahit la salle. Les Fauconniers et Rabatteurs présents sont devenus livides, aucun murmure n'osant franchir leurs lèvres. Lorsque le bruit sourd d'une patte s'écrasant sur le sol brise le calmepesant, H n'est pas réputé pour laisser une telle retenue. D'habitude, quand un rapport lui déplaît, il fait tout voler, mais aucune réaction ne leur parvient à cet instant.

Un vent puissant s'échappe de la grotte, accompagnant les pas supplémentaire du maître. Tous restent scotchés malgré la bourrasque qui s'engouffre dans la salle. Rares sont ceux ayant admiré la présence du seigneur de Blackwoïd et comme l'effet des dominos, chacun à son tour pose un genou et un poing à terre, inclinant leurs têtes  en signe de respect. Les pas s'accélèrent au rythme du cœur de Draguir qui retient sa respiration.

— Levez-vous ! ordonne H d'une voix ne se voulant pas sévère.

Les hommes se relèvent en silence et regardent dans sa direction. Un manteau en cuir noir recouvre presque entièrement le seigneur. Des lacets attachent son habit en remontant jusqu'au milieu de son visage, ne laissant apparaître que son regard de braise perçant la noirceur qui l'entoure. Sa supériorité impose le respect à mesure qu'il inspecte ses subordonnés.

— Je sens votre peur et votre désarroi. Votre colère et votre surprise.

Il se prononce calmement, comme un père voulant être prévenant avec ses enfants. Son regard se pose sur chacun de ses hommes avant de fixer Draguir, tentant de lire en lui. Il reprend sa parole sans se détacher :

— Nous avons perdu quatre Fauconniers pendant leurs missions. Bastos était accompagnée de deux d'entre eux et ont essuyé une tempête glacée qui a balayé les trois quarts de leurs groupes dans les eaux gelées qui entourent Blasqueen. Les deux autres étaient ensemble, mais l'un des deux a péri à Cascalaris dans un contexte encore inconnues. L'autre avait rejoint Gan pour faire son rapport, mais il disparut sous une étrange lueur rouge avant de pouvoir revenir ici.

Draguir assimile les informations des rapports faits avant le sien. Il ne comprend pas comment ses coéquipiers ont aussi facilement péri. Les fauconniers ont un entraînement drastique, leur permettant de développer leurs talents.

— Et maintenant, j'apprends qu'une inconnue, venant d'un monde hors du nôtre, apparaît pile à la période où nos soldats disparaissent, hurle-t-il de rage.

Le sol tremble sous les pieds des hommes, tandis que des pierres et des rochers se soulèvent dans la salle. Trouvant le calme de leur maître perturbant, ils comprennent qu'il commence à être hors de lui. Un nouveau grondement retentit lorsqu'il se retourne, provoquant l'écrasement des roches contre les parois en ordonnant :

— Alex, dit aux geôliers d'agrandir les cages et les fosses, et accélèrent la cadence dans les mines. Sois imaginatif, trouvent une raison pour qu'ils ne meurent pas inutilement.

Il regarde alternativement les deux fauconniers revenus de leur mission :

— Bastos, Gan, reposez-vous une journée. Ensuite, vous irez à Voltamur voir s'il n'y a pas de nouveaux talents. Méric, tu les accompagneras. Prends également des jeunes, nous devons grossir nos rangs, enchaîne-t-il en vociférant ses ordres.

Les concernés hochent leurs têtes avec synchronisation, puis dans le silence et quelque peu pressés, ils sortent de la salle. H les observent partir en laissant les pierres reprendre position dans la montagne. Il repose lentement ses yeux de braise sur Draguir :

— As-tu croisé cette inconnue ailleurs que dans les endroits que tu nous as cités ? interroge-t-il, suspicieux.

— Non-maître.

Un millième de seconde d'hésitation aurait suffi pour que le maître se doute de quelque chose. Il se retourne, faisant glisser la traîne de son manteau, et se dirige vers sa tanière en ajoutant :

— Tu attendras les nouvelles recrues et les entraîneras. Une fois fait, vous organiserez un convoi pour aller rabattre de nouveaux esclaves.

Il s'arrête, puis glisse un regard sur Draguir  et tonne sans appel d'un ton menaçant :

— Et si jamais, lors de votre prochaine mission, vous la recroisez, capturez-la et amenez-la-moi.

Draguir s'incline et quitte la salle après que son maître soit retourné dans sa grotte. Les épaules voûtées, en repensant aux découvertes apprises lors des rapports, il retrouve Méric adossé au mur, une jambe appuyée dessus. Il relève la tête et demande :

— Qu'a rajouté le maître ?

— Que l'on va devoir rabattre énormément de monde, répond le jeune fauconnier, las. Et, que si on croise l'inconnue, il faudra la saisir et la lui ramener.

— Rien que ça ! On va devoir mettre les bouchers doubles.

Draguir se joint au sourire de son ami, tandis qu'ils prennent le chemin de leurs appartements. Une fois seul, il sort la boîte ronde de sa sacoche pour l'observer de plus près. Il tourne et retourne l'objet entre ses mains, découvrant un fin disque à l'intérieur. Ses yeux s'agrandissent de curiosité devant l'instrument.

Il n'avait jamais vu une telle chose auparavant. Il appuie sur chaque bouton en relief, jusqu'à ce que l'un enclenche le lecteur qui diffuse la musique dans les coussinets. Surpris, Draguir lâche la boite sur son lit. Il tend l'oreille vers les boules en mousse, et perçoit une étrange mélodie accompagnée par des voix. Des percussions s'intensifient avec l'ensemble des instruments dont il n'a pas la connaissance, ce qui relève l'entrain de la musique. Il s'allonge sur son lit en rapprochant les coussinets de son oreille, ne sachant pas comment les mettre, puis ferme les yeux, songeant à toutes les manières pour la revoir.

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