29 - Explosion de colère
Assise au milieu d'un champ doré par les premières lueurs du soleil, Sophia laisse la brise fraîche du matin lui effleurer les joues. À son réveil, la chaumière de son grand-père était vide. Elle en profite pour s'isoler sous les étoiles et vider son esprit, essayant d'oublier ce qu'elle vient d'apprendre.
— Qu'est-ce qui te fait sourire comme ça, jeune fille? demande une voix mûre.
Sophia se retourne et aperçoit son grand-père, un panier rempli de champignons fraîchement cueillis à la main. Elle se lève et le serre dans ses bras, étreinte qu'il accueille chaleureusement.
— J'imaginais me transformer en éléphant rose géant avec des ailes multicolores, écrasant tout sur son passage, répond-elle en haussant les épaules.
— Drôle d'idée, indique Jean en se grattant la tête. Allez, viens, je vais te préparer un chocolat chaud. Tu ne dois pas en boire beaucoup là-bas.
Ils se dirigent vers la maison en échangeant sur les dernières aventures de Sophia depuis sa dernière visite. Tout y passe, jusqu'au clou du spectacle. Jean laisse échapper la casserole de lait sur le sol, s'ébouillantant au passage. Sophia se précipite vers lui, allume l'eau et place la main de son grand-père sous le jet froid.
— Sapristi, pétard de pétard, bougonne-t-il.
— Je sais, moi aussi cela m'a fait un choc. Je n'arrive d'ailleurs pas à comprendre comment c'est possible, dit-elle en lui soignant le bras.
— Moi, ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi Jojo ne t'en a pas parlé plus tôt. Je l'avais écrit dans la lettre pourtant, grogne-t-il à lui-même avant de se taire d'un coup.
Sophia arrête ses mouvements et lève un regard interrogateur sur son grand-père.
— Je... Je suis... Une demie... Dées...
Le choc l'empêche de formuler sa phrase correctement.
— Je dirai que tu es bien au-dessus d'elles, répond-il, mais bien sûr, aucune d'elles n'est ta mère, je te rassure.
— Mais comment c'est possible ?
— Avec Herba et Jojo. Avant que je ne parte définitivement d'Imaginarium, nous avons concocté une potion que je devais utiliser sur ma promise. Ce sort devait apporter force et pouvoir à ma femme le jour où je la rencontrerais, mais je n'ai jamais eu le courage de l'utiliser, explique-t-il. Plusieurs années se sont écoulées, ma famille s'était bien agrandie et ton père et ta mère avaient déjà eu tes sœurs Marianne et Lucie.
Jean éponge le lait sur le sol de la cuisine, puis fixe le carrelage brun avant de poursuivre son récit en soupirant :
— Un jour, Herba m'a rendu une visite surprise et m'a demandé si j'avais fait ce qu'elle avait demandé. J'ai répondu par la négative et elle est entrée dans une colère noire. La seule fois où je l'avais vue dans un tel état, c'était quand Timéa avait disparu de la surface d'Imaginarium. Tout le monde croyait qu'elle était déboussolée et triste, ce qui était en partie vrai, mais elle était également rentrée dans une rage incontrôlable.
— Je ne l'imagine pas trop comme ça, commente Sophia. À peine sortie de son tronc, elle m'a attaquée, mais elle disait que c'était pour me tester.
— Elle se contrôle, oui, soupire-t-il. Comment dire, elle est un peu bipolaire comme sa sœur jumelle.
— Elle a une sœur jumelle ? s'exclame-t-elle, surprise.
— Si je te dis "déesse de la vie", tu réponds ?
— Déesse de la mort, tente-t-elle au tac-au-tac.
— Voilà, elles ne sont pas sœurs de sang, mais de pouvoir. Le bien, le mal. Le yin et le yang... Elles se complètent en étant les opposés et les équivalents.
Sophia hoche la tête en comprenant plus ou moins les paroles de son grand-père.
— Si je te dis ça, c'est pour t'expliquer que dans sa colère, elle m'a volé la fiole de liquide que j'avais soigneusement cachée, et elle l'a fait avaler à ta mère en se faisant passer pour l'une de ses collègues en lui proposant un café. Et comme disent les jeunes, pif paf pouf te voilà alors que tu n'étais pas prévue.
— Et c'était censé se passer comme ça ? interroge-t-elle, intriguée.
— Non, elle voulait créer une arme de guerre, mais ne s'attendait pas à une grossesse. Un petit bébé et le reste. Je ne t'en parle pas, tu connais le cycle de la vie.
— En conséquence, si je résume bien : j'ai du sang de déesse, mais également d'humain, comme mes géniteurs sont bien sûr mes parents, mais je ne suis pas une demi-déesse, je suis au-dessus... Sophia se tapote les lèvres en ajoutant, c'est là que je ne comprends pas.
Jean lui fait un clin d'œil en posant les tasses sur la table :
— J'ai rajouté un ingrédient secret dans le dos d'Herba quand j'ai compris ses intentions.
— Et quel est cet ingrédient ? demande-t-elle, curieuse.
— Une poussière du portail qui mène à Imaginarium. Cela paraît minuscule, mais cette poussière est l'essence même de cet univers, c'est Jojo qui me l'avait expliqué lors de nos aventures. Seuls lui et moi sommes au courant de cette particularité, ce qui nous lie également, ajoute Jean dans un murmure.
Elle n'a pas le temps de poser plus de questions qu'Evy apparaît sur son bras. Rares sont les fois où le dragon se manifeste lors d'une projection, et dans ses souvenirs, le bijou s'était décroché pour rejoindre la déesse. Sa confiance en lui est quelque peu perturbée.
Jean observe sa petite-fille se lever, voyant son corps s'effacer peu à peu. Elle le serre dans ses bras, sentant le réveil de son esprit. Avant de disparaître, elle pose une dernière question :
— Est-ce que Draguir est mon frère ? Comme c'est le fils de Gothika.
Surpris par sa demande, il répond par la négation, ne sachant si Sophia a vu sa réponse, car il se retrouve de nouveau seul devant deux tasses encore fumantes.
Sophia regagne petit à petit son corps, soulagée de n'avoir aucun lien de parenté avec le jeune fauconnier. Elle aurait aimé connaître l'information de sa part. En revanche, au lieu de cela, il s'est sauvé avec Bastos en embarquant Jojo et Guénaël.
La jeune femme tourne la tête en ouvrant les yeux, découvrant Luka sous sa forme de loup dormir à côté de son lit. Gabriel et Elias discutent assis autour de la table. Elle hisse son bras au niveau de sa tête et remarque que le bracelet est de nouveau entier. Evy scrute les moindres faits et gestes de la jeune femme, qui, devant son insistance, lui tire la langue. Surpris de sa réaction, Evy émet un sifflement en faisant sursauter les compagnons de Sophia dans la pièce.
— Te voilà enfin parmi nous, s'exclame Elias.
— Combien de temps ai-je dormi ? demande-t-elle.
— Une journée, annonce Luka. Tu as besoin de récupérer de l'attaque d'Herba, et des nouvelles que nous avons apprises. Gabriel a pris l'initiative de te donner un médicament pour faire baisser ta température.
Sophia pose sa main sur son front pour vérifier sa température.
— Tu as peut-être la capacité de guérir vite, mais pour ce qui est des maladies, ça, tu ne peux y échapper. De plus, ce n'est pas en plongeant dans une flaque d'eau, dans une caverne de givre après nous avoir tous sauvés en étant complètement épuisée que tu peux éviter de tomber malade, réplique Gabriel d'un ton de reproche.
— Dixit le gars censé lire dans les pensées. Tu aurais pu savoir ce qui se trouvait au fond et me donner une tenue adéquate, répond-elle tout aussi sarcastique.
Le blond se crispe, mais Elias lui barre la route avant qu'il ne commette une bêtise. En soupirant, Gabriel échange un regard, puis sort de la chambre en bougonnant.
— Rejoins-nous quand tu seras prête, on t'attendra dans la salle d'entraînement, indique Elias en suivant son ami.
La porte se ferme, tandis que Luka s'installe au bout du lit en observant Sophia d'un air blasé :
— Comment te sens-tu ? demande-t-il en se voulant poli.
— Bof, pas la forme et puis trop d'informations tuent l'information, dit-elle lasse.
Le loup soupire et regarde devant lui. Il ne sait plus trop comment se comporter en sa présence, et remarque que la jeune femme se lève en partant vers la salle d'eau. Il visualise tous ses gestes au travers du miroir, réfléchissant à comment il pourrait lui dire ce qu'il a sur le cœur. Sophia repère son manège et le piège en lui montrant son cache-écaille sans se retourner :
— Peux-tu m'aider à l'attacher ?
Luka sursaute et se frotte la nuque. Il se lève, s'approche et lace le col dans son dos. Le loup se concentre sur sa tâche, en prenant soin de ne plus recroiser son regard dans le miroir.
— Qu'y a-t-il ? interroge-t-elle en croisant les bras.
— Rien, pourquoi ? répond-il sur la défensive.
Elle se retourne pour lui faire face et le découvre aussi épuisé que le jour où il l'avait blessée dans la grotte. Ses cheveux bruns sont complètement en bataille et ses yeux vairons fuient son propre regard. Des cernes ont commencé à se creuser, et il arbore une barbe de trois jours. Sophia lève sa main pour la lui effleurer, ce qui la pique sous ses doigts et l'oblige à le regarder :
— Tu peux tout me dire, qu'est-ce qu'il ne va pas ?
Luka ne pourra pas y échapper et il le sait. Il prend une grande inspiration comme pour se donner du courage avant de vider son sac :
— Toi ! C'est toi qui ne vas pas... Il fixe à présent la jeune femme avec un air autant mélancolique que tendu. Tu disparais en mission sauvetage et réapparais en nous faisant un arrêt cardiaque. Tu reviens à demi entière, car ton foutu bracelet a décidé de te laisser dormir et m'en met plein la face pour m'expulser et se garder ce pauvre type avec lui.
Sophia tente de parler pour se défendre, mais le loup n'a pas fini et part dans les tours :
— Dès ton réveil, tu te glisses dans sa chambre et t'en ressors pour plonger dans une eau glacée. Je pensais avoir confiance en toi. Je pensais particulièrement que tu pouvais avoir confiance en moi et venir me voir quand ça ne va pas, ajoute-t-il en criant. Mais tu préfères aller voir directement ce fauconnier de malheur qui nous a tous bien bernés en nous cachant la vérité sur ses origines et en retournant sa veste pour repartir dans son clan en capturant Jojo au passage.
Le bureau des doléances est ouvert et Luka reproche à la fois à Sophia sa confiance aveugle, au fauconnier et à tous les évènements qui les entourent. Fou de rage, il continue sur sa lancée :
— Et le pire dans tout ça, c'est que tu lui fais encore confiance.
C'est la goutte de trop après toutes ces révélations apprises lors des dernières quarante-huit heures. Sophia rentre dans le tas sur un ton sec :
— Je ne lui fais plus confiance ! Comme je ne fais confiance à aucun d'entre vous. Vous êtes tous à manigancer dans mon dos. Même cette déesse de pacotille a manigancé bien avant ma naissance. Comment voulez-vous que je vous croie dans tout ce bordel, quand certains me disent que je possède un don et que les autres me fuient à la moindre occasion ? D'un coup, ce dragon est censé être celui qui me donne des pouvoirs et le lendemain, c'est moi qui en suis à l'origine et qu'il est censé les bloquer. J'en ai ras-le-bol à la fin, explose-t-elle.
Elle pousse Luka avec force et sort de sa chambre en courant vers la salle d'entraînement, le sang bouillonnant. Le besoin de frapper quelque chose est très présent en elle et c'est seulement là-bas qu'elle trouvera de quoi évacuer.
Elias et Leah échangent sur la suite quand ils voient débarquer la jeune femme dans la pièce. Elle empoigne un bâton strié et le tournoie devant elle avant de bombarder le mannequin.
Leah tente d'appeler son amie, mais les coups s'intensifient sur la cible de celle-ci. Le bâton s'écrase avec force dessus avant de voler en éclats. Insatisfaite, Sophia se jette sur le pantin et le frappe de nouveau, mais à mains nues cette fois-ci. Au fur et à mesure que ses poings frappent, chaque contrariété se percute dans son esprit. La trahison de Bastos et Draguir, Gabriel qui les informe d'être des agents doubles, trompant ainsi leurs vérités. Elle se demande, si c'est le cas, pourquoi ils ont embarqué deux de leurs compagnons et écrase une fois de plus ses doigts contre le bois.
À mesure que le questionnement s'intensifie, sa puissance s'accroît dans ses veines, recouvrant sa peau d'écailles. Evy s'agite à son poignet en tentant de la stopper. Cependant, sa rage est telle que même lui ne peut intervenir sans qu'il y ait des conséquences graves. Les poings en sang, la température autour d'elle augmente avant de pulvériser le mannequin en le réduisant en amas de bois. Sa vision se brouille, lui faisant remarquer que pendant son déversement de colère, elle n'a fait que pleurer.
Elias pose une main sur l'épaule de Sophia qui se retourne pour l'attaquer, mais il bloque son geste en un clin d'œil avec un regard, on ne peut plus sérieux. Le silence s'installe dans la salle où toutes les âmes s'y trouvant avant n'est plus présentes. Et pour cause, le mannequin n'a pas été le seul à subir les affres de la colère de la jeune femme. Les murs blancs cristallins sont devenus noirs de suie, une flammèche s'attarde sur un étendard, quant aux mobiliers, des tas de cendres marquent leurs emplacements. La salle d'entraînement a été réduite en un tas de débris.
Sophia remarque ses mains tremblantes où les plaies se referment en laissant place au sang. Elias attrape le menton de la jeune femme et la force à le regarder, mais elle fuit son regard sous la honte d'avoir tout détruit. Il se redresse en soupirant :
— Je ne sais pas ce qui t'a mise dans cet état, mais rappelle-moi de lui botter le cul.
— Je n'ai pas envie d'en parler, dit-elle tout bas.
— Pas besoin de me dévoiler quoi que ce soit, le principal, c'est que tu te sois défoulée et évacuée une bonne fois pour toutes tous ceux qui te contrarient. Il se retourne et regarde l'état de la pièce en se frottant la nuque. Bon, je n'ai plus qu'à nettoyer maintenant.
— Je vais t'aider, je pensais uniquement avoir abattu la cible, pas toute la salle, propose-t-elle en se baissant pour ramasser les morceaux de bois par terre.
— Comme tu veux. Il part chercher une sorte de balai qu'il tend à Sophia et commence à nettoyer également de son côté. En tout cas, commence-t-il, tu t'es beaucoup améliorée, je ne sais pas si tu es consciente de ce que tu as fait.
Elle arrête ses gestes et regarde autour d'elle avant d'expliquer :
— À la base, je voulais purement cogner contre quelque chose. J'ai agrippé le bâton instinctivement et quand il s'est brisé, j'ai enchaîné avec les poings. Je sais que la cible n'a pas survécu, mais de là à avoir ravagé la salle, là, je ne vois pas comment j'ai fait.
— Ah bon ? Étonnant, rit-il, nous étions tous ici quand tu es arrivée en trombe. Leah a commencé par t'appeler, mais apparemment, tu ne l'as pas entendue. Luka est arrivé après toi en courant et nous a conseillé de déguerpir. Nous n'avons pas compris pourquoi au début, mais c'est quand on a entendu ton dragon rugir et des ailes de feu se déployer dans ton dos que tout le monde s'est précipité à temps à l'extérieur en se protégeant sur les côtés. Car crois-moi, l'état de cette salle n'est qu'un avant-goût de ta puissance, tu n'as pas vu dehors...
Sophia se fige devant son récit, tandis que d'un geste de la main Elias l'invite à aller voir de ses propres yeux ses dires. En arrivant dans la pièce principale, la jeune femme découvre avec effroi l'état du hall. Une bulle de protection scintillante enveloppe l'arbre et le reste de ses compagnons, alors qu'autour d'eux tout n'est que cendre et désolation. L'eau du bassin s'est évaporée, tandis que de la fumée lèche les parois sous la chaleur dominant encore les lieux.
— Comme je disais, tu n'y es pas allée de main morte, dit Elias derrière elle.
— Evy, pourquoi tu ne m'as pas arrêtée ? interroge-t-elle en baissant la tête vers lui.
J'ai essayé, mais je n'ai pas eu le temps. La répercussion de ta rage a été d'un coup trop intense. J'ai tenté de te mordre, mais je crois que j'ai empiré les choses, répond-il dans sa tête directement.
Luka garde les yeux baissés, honteux d'avoir provoqué cela, alors que Leah le rassure en le prenant dans ses bras. Astos fusille la jeune femme d'avoir saccagé son quartier général, tandis que Gabriel et Jackiel l'observent en restant appuyés contre un mur. Seule Herba trépigne que sa petite expérience humaine ait fait une démonstration de sa puissance.
Sophia secoue la tête d'exaspération et présente ses sincères excuses, les renouvelant encore et encore. Elle attrape un balai et commence à nettoyer, pendant que la déesse efface sa protection en libérant ses compagnons.
Jackiel, Elias et Leah restent pour aider Sophia. En revanche, Gabriel attrape l'oreille de Luka et le tire jusqu'au réfectoire, suivi par Astos.
— J'en connais un qui va se prendre un savon, rigole Leah.
— Qui ça ? demande Sophia.
— Luka, voyons, tout le monde sait que c'est lui qui t'a énervée.
— Il éprouvait le besoin de vider son sac, j'ai insisté à la base.
— Et à la fin, c'est toi qui as quasiment tout détruit, rétorque Elias. En tout cas, je suis fier des entraînements que je t'ai donnés. Je crois bien que ton arme de prédilection ne sera jamais le bâton, même si tu le manies à la perfection, ajoute-t-il.
Jackiel frappe un coup sur la tête d'Elias, qui rétorque en lui donnant un coup de coude dans les côtes. Leur manège ne passe pas inaperçu devant les jeunes femmes qui les observent, perplexes. Le fauconnier aux katanas prétexte vouloir renouveler l'eau du seau et disparaît dans un couloir. Sophia se tourne vers Leah, qui hausse les épaules, puis ils reprennent le nettoyage, une tâche qui va leur prendre énormément de temps.
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