23- De retour au village

Luttant contre la tempête de neige, Luka retourne à la grotte bredouille. Il secoue son pelage noir à l'entrée, puis retrouve Guénaël, qui l'attend appuyé contre la paroi. Luka reprend alors sa forme humaine :

— Jojo ne s'est pas réveillé ? demande Luka, inquiet.

— Non, Sophia veille sur lui et prépare un repas, je vais aller l'aider si tu veux nous rejoindre.

— Je continue à monter la garde, grommelle-t-il avant de se revêtir de sa peau de loup et de s'allonger en scrutant l'horizon.

Guénaël retourne auprès de Sophia, qui plonge des pommes de terre dans un contenant d'eau bouillante et tente de découper la volaille avec une pierre pointue. Le dégoût n'apparaît pas sur son visage, ayant appris cette tâche avec sa grand-mère lors de vacances à la campagne, des années en arrière.

— Je ne voudrais pas être à la place de ce foulet, rit le jeune garçon.

Sophia relève la tête et le regarde surprise :

— Un foulet ? 

— C'est l'animal que tu tiens dans les mains.

— C'est surprenant, ça ressemble plus ou moins au poulet que nous avons sur terre. Foulet, poulet... À une lettre près, c'est la même chose, glousse-t-elle à son tour.

— J'aime bien te voir rire, sourit-il, tu veux de l'aide ?

Sophia accepte un coup de main pour l'étrange foulet nu comme un ver et qui ne comporte pas d'ailes.

— Où est Luka ? demande-t-elle en ne le voyant pas revenir.

— Il se trouve à l'entrée de la grotte. Il veille sous sa forme de loup si quelqu'un s'approche.

Elle soupire et dispose la viande découpée dans le bouillon. Elle y ajoute un peu d'épices et recouvre le tout avec une pierre.

— Voilà, il n'y a plus qu'à attendre que le tout mijote, indique-t-elle fièrement.

Guénaël sourit d'un air morose en pensant à Luka, mais est surpris quand Sophia lui demande de parler de lui :

— Mis à part le retour que j'ai eu lors de la réunion, tu ne parles pas souvent. Par exemple, tu as dit avoir quinze ans, alors que tu parais en avoir cinq de moins.

— J'ai une croissance ralentie, sourit-il faiblement. Les hommes de feu mettent des années et des années avant d'acquérir une taille adulte, alors que leurs âges sont grandement avancés. C'est l'une de leurs particularités. Comme ça, ils gardent la forme assez longtemps.

— Mais ils ne meurent pas de vieillesse ?

— Non, car ils ont tout qui ralentit leurs croissances. Je me demande...

Il réfléchit un instant en baissant la tête.

— Je me demande, si mon père n'est pas l'un d'entre eux.

— Tu te poses des questions sur lui ?

— Rarement.

Sophia remarque que ça le travaille au fond de lui et décide de changer de sujet :

— Tu peux garder un secret ?

Le jeune garçon relève la tête en la hochant, les yeux pétillants.

— Evy, c'est le nom de mon dragon. Je commence peu à peu à m'habituer à lui. Je ne me vois pas me séparer de ce bijou.

L'intéressé s'éveille en frôlant le poignet de Sophia avec sa gueule tout en ronronnant. Elle lui gratte sous le menton et lui sourit.

— Alors, tu vas me dire que le dragon, du moins je veux dire, Evy, à sa propre conscience et ses propres pouvoirs ? interroge Guénaël fasciné.

— Apparemment. J'essaie d'en apprendre un peu plus quand je suis seule, mais cette occasion est rare.

— Je te promets de garder ton secret, chuchote-t-il en se jetant dans les bras de Sophia sous sa surprise.

La casserole frémit l'instant d'après. Sophia goûte rapidement et estime qu'il manque du sel, mais dans ce monde, cela n'existe pas. Elle sert plusieurs bols et les distribue à Guénaël en l'invitant à rester auprès de Jojo pendant qu'elle emmène l'autre à Luka.

Sophia regagne la sortie de la grotte en prenant soin de ne pas se brûler avec le bouillon fumant. Elle plisse les yeux en remarquant une touffe de poil géant couchée sur le sol.

— Luka ? chuchote-t-elle peu assurée.

Le loup tourne sa gueule vers elle, le regard hagard, et le corps tendu à l'extrême.

— Je... Je t'ai apporté un bol de nourriture, peine à articuler la demoiselle.

Elle tente de s'avancer, mais Luka secoue la tête avant de la reposer sur le sol. Sophia ne sait pas sur quel pied danser en voyant son comportement irritable, et tente à nouveau de s'approcher.

— Tu dois reprendre des forces, sinon tu ne vas pas tenir.

Luka grogne de plus en plus à mesure que Sophia s'avance. Il se dresse sur ses pattes, hérissant le poil. Sophia ignore les avertissements et avance encore d'un pas, lui tendant doucement le bol. C'est un geste de trop pour Luka qui, le regard enragé, donne un coup de patte, envoyant la nourriture contre la paroi rocheuse et éclaboussant le mur de bouillon.

Il regarde la nourriture et se fige en sentant l'odeur du sang se mêler à celle des aliments. Le loup porte alors son regard sur la demoiselle, qui se tient la main, dégoulinant de liquide poisseux. Luka se transforme rapidement, s'avance sans ménagement et attrape la main de Sophia, son regard pétrifié par la peur. La jeune femme remarque les cernes sous les yeux de Luka et se demande depuis combien de temps il ne s'est pas reposé.

— Sophia, je suis désolé, je ne voulais pas...

— Ce n'est rien, je n'avais pas à insister, souffle-t-elle penaude.

Elle retire brusquement sa main de celle de Luka, et se dirige vers le bol pour le ramasser.

— Laisse, je vais le faire, dit-il en se rapprochant un peu trop vite à son goût.

Sophia s'écarte, effrayée, ce qui ne passe pas inaperçu. Luka se sent blessé par sa réaction, surtout lorsqu'elle se détourne pour repartir dans la grotte. Il décide alors de l'en empêcher en l'attrapant par le poignet et la ramenant contre lui :

— Je suis sincèrement désolé Sophia, je ne voulais pas, s'excuse-t-il encore et encore. Je vais te soigner.

— Non, c'est bon, ce n'est qu'une égratignure, murmure-t-elle d'un faible sourire.

Les deux jeunes ne se sont pas trouvés aussi proches depuis l'épisode de la salle de bain. Luka examine la paume de Sophia qui continue de saigner, laissant son regard s'agrandir d'horreur. Voyant son changement de comportement, elle place son autre main affectueusement sur sa joue, et lui demande :

— Ce n'est rien, je t'ai dit. Depuis quand n'as-tu pas dormi ?

— Une semaine, répond Luka dans un soupir honteux.

— Quoi ?

— Je n'ai pas dormi depuis que tu as attaqué Leah.

Sophia baisse la tête, désolée de leur créer tant de désagréments avec sa présence, mais elle ne veut pas que cela continue. Elle attrape son foulard pour se bander la main avec, ramasse le bol et le tend à Luka en l'invitant d'aller manger et se reposer :

— Je vais prendre le tour de garde pendant que tu vas te reposer.

— Tu n'as pas la même vision que moi, c'est hors de question ! Si quelqu'un arrive, tu ne le verras pas, proteste-t-il.

Sophia se tape le front de sa main. Elle ne sait pas comment elle va pouvoir convaincre ce loup aussi têtu qu'une mule de se reposer. Elle n'a pas de somnifères sous la main et ne pense pas avoir assez de force pour l'assommer. La dernière solution reste la négociation :

— Repose-toi une heure d'accord ? Je te réveille et le tour est joué, propose-t-elle.

— Une heure ?

Il la regarde en coin, l'air méfiant. Sophia sourit en lui tendant la main, tandis que, derrière son dos, elle croise les doigts.

— Très bien, une heure, capitule Luka.

— Marché conclu ! sourit-elle de plus belle.

Luka sert sa main et l'attire contre lui dans une étreinte pour la remercier. Il se décale un peu et rabat une mèche de Sophia derrière son oreille en la regardant tendrement :

— Merci. Sans toi, je serais devenu un vieux loup grincheux, et crois-moi, ce n'est pas super agréable d'être accompagné par ce genre d'animal.

Sophia le regarde, surprise, sentant son cœur s'emballer. Elle trouve néanmoins la force de reculer et de l'entraîner à l'intérieur de la grotte. Elle le force à s'asseoir et lui sert un bol de ragoût, qu'il s'empresse d'avaler sous le regard amusé de Guénaël. Repu, Luka s'allonge et se laisse border par la jeune femme, recevant même un baiser sur le front.

— Repose-toi, avec Guénaël, on s'occupe de tout.

Le loup émet un long bâillement, sentant la fatigue l'emporter une bonne fois pour toutes dans les bras de Morphée. Sophia attend quelques minutes, constatant qu'il faudrait un tremblement de terre pour contrer les ronflements sonores de Luka. Elle se lève, s'emmitoufle dans sa cape et rabat sa capuche sur la tête.

— Que vas-tu faire ? interroge Guénaël.

— Je vais guetter l'entrée, n'éveille Luka sous aucun prétexte. Je lui ai dit que je le réveillerai dans une heure, mais je vais le laisser se reposer. Viens me voir si Jojo se reprend conscience.

— Très bien, je vais en profiter pour me reposer aussi en restant aux aguets, au cas où..

Sophia hoche la tête, monte la cape sur sa bouche et se dirige vers l'entrée de la grotte avec une torche qu'elle cale dans un tas de pierres. Elle s'assied en se repliant sur elle-même pour se tenir au maximum au chaud.

Le vent souffle fort à l'extérieur, faisant voler la neige tombante en tourbillon. Il fait sombre et il est impossible de voir à plus de deux mètres. La demoiselle tente tout de même de scruter les lieux de son regard humain, grelottant à chaque bourrasque.

Evy, sentant sa maîtresse en difficulté, décide d'intervenir. Ressentant le mouvement de son bijou, Sophia se dépatouille de sa cape pour dégager son bras. D'un mouvement de tête, Evy la tourne vers les écailles, laissant les inscriptions apparaître.

"Si tu l'acceptes, je peux te doter d'une vision nocturne. Pour t'aider à mieux guetter par ce temps."

La demoiselle ne comprend pas comment il pourrait transmettre ce don. Sa proposition disparaît, tandis que d'autres lettres se forment.

"Je suis peu à peu en train de me fondre en toi, bientôt, nous ne ferons plus qu'un."

Sous un regard d'incompréhension, Sophia voit défiler les écritures.

"J'ai été conçu pour apporter force et complément, à un être avec qui je me sentirais à l'aise. Tu es cette personne, Sophia. Je ne te quitterai en aucun cas, où que tu ailles. Tes pouvoirs sont miens, comme les miens sont tiens. "

— Mais... Mais... dans quel but ?

"Je ne détiens pas cette réponse pour l'instant. Herba devait t'informer de mes pouvoirs, mais elle a disparu. Alors, je t'ai testé et observé. Tu es robuste et téméraire. Et, tu possèdes de nombreuses qualités. Mais ton cœur n'est pas encore prêt à affronter tout ce qu'il t'attend."

— Connais-tu ce monde ? 

"Non. Je le découvre en même temps que toi. Mon âme et mon esprit viennent d'un monde où jadis des êtres comme moi régnaient. Le roi dragon... Mon créateur... A mis son dernier souffle afin de perdurer notre savoir à travers des univers avant de..."

— Avant de ? 

"... Avant que notre monde ne disparaisse sous la soif du pouvoir de H. "

Sophia fronce les sourcils à l'entente de ce diminutif, se remémorant les paroles de Jojo concernant la destruction des univers. Elle se demande si sa prochaine destination sera la Terre, et cela la remplit de rage.

Affrontant la pénible tempête, Draguir aperçoit enfin une source de lumière dans l'épais brouillard. Son destrier trotte sur la neige, craquante comme du coton. Sophia, ayant repéré les yeux du canasson, s'avance hors de la grotte, se protégeant avec sa cape des bourrasques.

Le jeune fauconnier se dirige vers elle, scrutant l'ombre se détachant de la forme rocheuse. Il discerne la personne lorsqu'elle lève son bras recouvert d'écailles. Le cœur battant, Sophia reconnaît les yeux mi-or, mi-noir de Draguir avant qu'il ne descende de son destrier et s'avance vers elle.

Les bourrasques s'évanouissent et la neige disparaît, levant le brouillard qui les séparait. Les premières lueurs du soleil se reflètent sur les deux jeunes gens, qui se regardent un instant. Draguir transforme son visage impassible en un sourire en coin, les yeux pétillants de joie. Quant à Sophia, un sourire béat arbore ses lèvres.

Deux êtres si différents, mais paradoxalement liés par une force mystérieuse. Malgré sa carapace de fer, Sophia se sent attirée et protégée par lui. L'inquiétude étreint Sophia lorsqu'il s'agit du sort de chacun, et de lui en particulier. Elle s'avance de nouveau, l'espoir regonflé, et l'accueille chaleureusement :

— Ravie de te savoir en vie, mon ange.

— De même, mais ne m'appelle pas comme ça s'il te plaît, répond-il froidement.

Sophia ne comprend pas son ton qui l'a blessé, mais décide de passer outre.

— Rentrons dans la grotte, il y a du ragoût et un feu pour te réchauffer.

Draguir s'avance en la fixant toujours, tel un prédateur en quête de sa proie. Arrivé à la hauteur de la demoiselle, il glisse un bras dans son dos et l'attire contre lui, écrasant ses lèvres sur les siennes dans un baiser avide. Le cœur de Sophia entre dans une course folle, martelant sa cage thoracique tant l'approche est soudaine. Elle se laisse aller dans son étreinte protectrice, s'accrochant à sa cape pour ne pas défaillir.

Elle ressent une perturbation chez Draguir durant cet échange. Il se recule un peu, caressant sa joue d'un geste tendre, ce qui surprend beaucoup la demoiselle, peu habituée à voir ce côté du fauconnier. Elle se demande même s'il a bu avant de cavaler toute la nuit, mais son sourire taquin révèle que ses tendances imprévisibles sont toujours présentes.

Draguir la contourne et s'enfonce dans la grotte, suivi par Sophia qui se remet de ses émotions. Alors qu'elle va pénétrer dans la grotte à son tour, elle sent Evy gigoter sur son bras. Elle le lève et remarque les inscriptions apparaissant, la mettant en garde :

" Ne t'accroche pas à lui, il est dangereux."

Cette phrase inattendue s'enfonce comme un couteau dans son cœur, faisant monter les larmes qui roulent silencieusement sur ses joues. Elle souhaite en savoir plus auprès du dragon, mais celui-ci s'est repositionné et a fermé tout lien de communication. Sophia soupire d'amertume, s'essuie les yeux du revers de la manche, puis se tape les joues pour se remettre d'aplomb avant d'entrer à son tour dans la grotte, entendant du vacarme.

* * *

Le loup fulmine en transportant Guénaël sur son dos, suivant la planche où repose Jojo, tractée par le destrier. L'arrivée du fauconnier à la grotte n'a pas été très enthousiasmante pour eux, et se faire réveiller par Draguir n'a pas plu à Luka. Mais les nouvelles que le fauconnier a apportées concernant sa sœur et les rescapés trouvé en chemin l'ont légèrement calmé.

Ils ont profité de l'accalmie du climat pour se déplacer jusqu'au point de rendez-vous. Seuls Bastos et Astos manquent encore à l'appel, et l'état du lapin n'est pas très avancé. Soucieux, Luka jette un œil à Sophia qui le regarde, inquiète. Elle est assise derrière Draguir, qui se garde bien d'exploser de joie.

La tête de la demoiselle se lève pour observer le paysage qui défile lentement sous ses yeux, jusqu'à en avoir mal au cou.

— Tu vas te chopper un torticolis si tu gardes cette position.

Sophia baisse la tête et aperçoit le profil de Draguir qui la regarde. Elle détourne son regard pour le poser sur les vagues qui s'échouent sur la rive gelée. Depuis l'avertissement d'Evy, elle ne sait pas comment se comporter avec lui, et éviter son air suspicieux n'arrange pas la situation.

— Tu vas faire la tête longtemps ? demande-t-il impassible.

— Je ne fais pas la tête, répond-elle dans un souffle, je suis un peu perdue et je m'inquiète pour Jojo.

— Quand on aura rejoint les autres, Gabriel le prendra sous son aile.

— Hmm.

Le dialogue est plat et sans émotions, ce qui ne convient pas à Draguir qui sent que quelque chose a dérapé, mais n'arrive pas à savoir où.

— Que s'est-il passé ? Où sommes-nous ?

Jojo se réveille en sursaut sur la planche, aveuglé par le soleil à son zénith. Draguir arrête son destrier, tandis que Sophia descend déjà pour accourir vers le lapin et s'enquérir de son état de santé. Luka s'approche avec une gourde d'eau, que Jojo s'empresse de boire.

— Comment te sens-tu ? demande Sophia en l'aidant à se lever.

— Un peu étourdi, réplique Jojo pâteux.

— Quelle est la chose dont tu te souviens en dernier ? interroge Luka.

Jojo pose sa patte sous son menton pour réfléchir, et vire au blanc quand il se souvient de l'information transmise par Sophia.

— Tu... Tu es sûr de ce que tu m'as dit, Sophia ?

— Mon grand-père ne mentirait jamais. Alors oui, j'en suis sûr.

— Il faut absolument que je voie Astos, c'est capital.

— Mais ce sont les seuls que nous n'ayons pas retrouvés, annonce Guénaël.

— On rejoignait les ruines, ajoute Luka.

Jojo les regarde l'air songeur :

— Luka, te sens-tu en forme pour passer la vitesse supérieure avec Guénaël et moi sur le dos ?

— Bien sûr.

— Parfait, Draguir, je te laisse Sophia, vous nous rejoignez au village, il ne faut pas que l'on perde de temps.

Le fauconnier hoche la tête en commençant à défaire les liens du brancard improvisé.

— Mais Jojo, tu peux me dire ce qu'il se passe ? demande Sophia, surprise par son agitation soudaine.

— Pas maintenant ma grande.

ojo grimpe sur le dos de Luka, suivi par Guénaël, avant de partir dans un galop puissant. Sophia est étonnée par leur comportement, se retrouvant seule avec Draguir.

— Tu viens ?

Le fauconnier, déjà remonté sur son destrier, tend la main à Sophia qui le regarde perplexe. Elle fronce les sourcils devant ce geste, puis se retourne pour avancer à pied dans la neige, suivant les traces laissées par Luka.

— Je t'avais bien dit que tu faisais la tête, allez grimpe sinon on en a pour la journée.

— Je m'en fous, bougonne-t-elle.

Draguir hausse les sourcils, surpris par son comportement, et décide de la suivre au pas. Il remarque qu'elle semble en proie à ses propres pensées, murmurant entre ses lèvres plusieurs contradictions. La demoiselle rumine la phrase d'Evy et les changements de tempérament de Draguir, tout en marchant et en tapant du pied.

Le silence devient pesant pour le fauconnier, qui perd patience. Il décide de dépasser Sophia et descend aussitôt de son destrier, l'air menaçant :

— Tu vas me dire ce qu'il ne va pas ? siffle-t-il sur les nerfs.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

— Mais tu te fous de moi, ma parole. Depuis que je vous ai rejoint, tu m'ignores et ne m'adresses à peine pas la parole. J'ai limite l'impression que je t'encombre.

— Ça, c'est la meilleure, rie-t-elle jaune. Tu arrives la bouche en cœur, me fais ton petit numéro de charme et me tournes le dos en devenant froid comme de la glace l'instant d'après. Et, maintenant, tu me reproches d'être distante ? Il y a de quoi je trouve, rajoute-t-elle en croisant les bras et en le regardant avec dédain.

Draguir est abasourdi par la tirade de sa sauvageonne, puis soupire en se massant la nuque :

— Désolé.

— Pardon ? répète-t-elle.

— Je suis désolé, dit-il plus fort. Je me suis tellement inquiété pour toi depuis que le bateau a coulé, que je  ne sais pas comment je dois me comporter. Toutes ces émotions sont un peu nouvelles pour moi...

Scotchée, Sophia remarque que le doré des yeux du fauconnier prend plus de place, révélant sa sensibilité habituellement cachée aux yeux des autres. Mais il reprend rapidement son air autoritaire et demande :

— Bon maintenant que c'est dit, tu veux bien remonter sur le destrier, on est plus très loin.

Mais Sophia ne l'entend pas de cette oreille. Voyant Draguir se retourner, elle s'accroupit pour attraper une poignée de neige qu'elle roule en boule dans ses mains avant de la lancer dans le dos du fauconnier. Il se retourne en sentant l'impact et fusille Sophia du regard, qui semble avoir du mal à s'empêcher de rire.

Voyant le noir reprendre possession du regard de son compagnon, Sophia avale difficilement la blague qu'elle pensait avoir faite pour détendre l'atmosphère. Le visage sans expression, Draguir s'avance lentement vers elle, et elle recule face à lui. Par malchance ou par maladresse, Sophia perd l'équilibre et atterrit les fesses dans la neige.

Draguir affiche un rictus en voyant sa sauvageonne déboussolée par sa démarche de prédateur. Il continue d'avancer, mais remarque un changement dans le regard de Sophia qui jette un coup d'œil à son bijou, puis s'accroupit avant de se relever et de prendre une position de défense.

— Ce n'était qu'une petite blague. Dis-moi si tu es en mode taquin ou en mode énervé, car si c'est la seconde option, je ne me laisserai pas faire.

Draguir s'arrête rapidement, agrandissant son rictus. Son regard s'intensifie face au défi qu'elle vient de lui lancer.

— En termes de bagarre, je pense que tu es bien inférieur à moi. Mais si tu veux aller sur ce chemin, je choisis ainsi la seconde option.

Il se met en position également avant de disparaître, ce qui fait baisser un instant la garde de Sophia. Il réapparaît derrière elle, attrapant son bras gauche pour le lui bloquer dans le dos, et tente d'attraper l'autre bras. Mais Sophia se saisit de son poignet, se retourne en souriant, puis glisse tel un serpent entre ses jambes. Elle tire un coup sec sur sa prise, envoyant Draguir valser dans la neige.

Sophia sourit, satisfaite, mais sans crier gare, elle se retrouve également le dos dans la neige. Draguir se positionne sur elle, le regard pétillant, loin d'être essoufflé, contrairement à sa partenaire qui peine à reprendre son souffle :

— Comment as-tu fait ? 

— C'est un secret. Maintenant, c'est qui, qui ne se laisse pas faire ?

— Ahem.

Les deux jeunes tournent la tête vers la présence inconnue qui vient de se racler la gorge et découvrent Bastos appuyé contre un arbre :

— Quand vous aurez fini vos galipettes, on vous attend.

Sophia rougit comme une tomate, tandis que Draguir l'aide à se relever, tendu d'avoir été dérangé. Bastos les guide jusqu'aux ruines de Blasqueen dans un silence des plus gênants. Une fois sur place, le géant rassemble tout le monde et commence à faire un état de chacun :

— Bon, maintenant que tout le monde est là, on va pouvoir se mettre en route. Luka, tu vas porter Jojo et Guénaël. Leah, ton blocage est-il levé ?

— Oui.

Leah confirme ses paroles en se transformant. Sophia sourit intérieurement, heureuse qu'elle ait pu retrouver sa forme de loup.

— Très bien, tu prendras ainsi Jackiel et Elias avec toi. Gabriel, tu montras avec Draguir et Sophia avec moi.

— Je préfère avoir Sophia avec moi, rétorque Draguir qui s'est soudainement tendu.

— Je n'ai certes pas la même tignasse que notre chère petite sauvageonne, mais je sais tenir compagnie mon beau, roucoule Gabriel sur un ton enjôleur.

— Répète un peu pour voir, crache Draguir.

— C'est un ordre et tu obéis ! Là où je vous emmène, nous avons besoin de tout le monde et non de retardataire.

Draguir est fou furieux, les poings tremblants face à l'ordre de son collègue. Bastos grimpe sur son destrier, qui, comme celui de Draguir, arbore les mêmes marques, mais de couleurs différentes. Les striures de son flanc sont bleu glacier et sa crinière hirsute se dégrade du noir ébène au bleu céruléen. Son regard de givre contraste avec l'ambre du destrier d'à côté. Tous sont installés sur les montures qui leur ont été désignées, et d'une voix forte, Bastos annonce :

— Vous me suivez tous !

Il assène deux coups de talon à son destrier et galope à travers la forêt de pins. Les toits abîmés et recouverts de neige s'éloignent au fur et à mesure que les créatures martèlent le sol, forçant les passagers à se cramponner en raison de la vitesse.

Quelques heures plus tard, le groupe ralentit devant une falaise abrupte. Pas le moins du monde fatigué, Bastos ordonne à sa bête de s'arrêter avant de descendre. Tous restent en place, observant le géant tâtonner la paroi. Il sourit en trouvant enfin ce qu'il cherche, puis enfonce sa main dans la glace et actionne un mécanisme invisible aux yeux de ses compagnons.

Le sol se met à vibrer sous leurs pieds tandis que la paroi de la falaise s'ouvre en deux, faisant coulisser tout un pan sur le côté et révélant une caverne géante s'enfonçant dans le relief. Tous sont stupéfaits de découvrir cet endroit, où des torches allumées vacillent sur les murs du tunnel. La couleur bleutée de la roche scintille comme une aurore boréale avec ses nuances de vert et de rose. En son centre, une cascade se déverse d'une ouverture dans le plafond jusqu'à un lac, dévoilant plusieurs galeries tout autour.

— Où sommes-nous ? demande Leah après s'être métamorphosée, je ne connais pas cet endroit.

— C'est normal, jeune louve. Ici, tu es dans la caverne des boucliers de givres, répond une voix qui s'approche d'eux.

Astos les accueille en levant les bras pour montrer sa caverne. Le pan de la falaise se referme derrière eux, et entre des yeux ébahis et des bouches ouvertes de stupéfaction, certains saluent le propriétaire. Guénaël aide Sophia à descendre du destrier de Bastos, tant l'émerveillement lui en fait perdre la tête.

— Vous avez des chambres à disposition ! prévient Bastos. Allez, vous reposez. On discutera plus calmement de tout ça autour d'un véritable repas demain.

Le géant conduit Sophia jusqu'à sa chambre en parcourant l'un des tunnels, qui dégage une chaleur familiale contrairement à son aspect froid. Elle remarque que Bastos transmet l'âme de cet endroit dans son regard. Ils s'arrêtent tous deux devant une porte, et le fauconnier de givre insère une clé imposante dans la serrure, puis se décale pour laisser la demoiselle entrer.

— Profites-en pour te reposer, annonce-t-il jovial, et rejoins-nous après, d'accord ?

Il va pour refermer la porte, mais passe la tête par l'entre-bâillement pour m'indiquer :

— Tu disposes d'une salle d'eau si tu le souhaites, c'est juste dans le renfoncement à gauche.

Il pointe l'endroit du doigt, puis s'en va en sifflant dans la galerie. Sophia a un regard d'enfant en découvrant la chambre. Éprise par l'excitation de voir tant de confort, elle sautille sur place avant de s'élancer et de sauter sur le lit moelleux recouvert de peaux de bêtes qui s'offre à elle. Le sourire plaqué sur son visage, elle observe un moment le puits de lumière au-dessus d'elle avant de sombrer dans un long sommeil mérité.



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