22 - Mauvais présage
Sous un soleil de plomb, les débris du navire flottent sur l'eau de la mer Azura, n'ayant pas tous coulé. Une certaine sérénité inquiétante traverse ce lieu après la tempête déchaînée. Des corps de marins jonchent les restes du navire, tandis que d'autres reposent dans l'épave au fond de la mer.
Parmi ce cimetière marin, une forme sombre remonte à la surface. Se servant d'une planche flottante, Draguir recrache l'eau salée qui s'est immiscée dans ses poumons, retrouvant peu à peu ses esprits. Le souffle saccadé, il se remémore le déchaînement de la tempête, le plongeon après les paroles d'Elias, et la vision de cette forme gigantesque balayant tout sur son passage dans une lumière aveuglante.
Il avait replongé plusieurs fois pour trouver des survivants, mais surtout pour la retrouver elle, sans succès. Les rares humains croisés lors de sa recherche étaient déjà sans vie. Allongé sur le dos sur la planche flottante, il prend de grandes bouffées d'air. Le fauconnier est seul au milieu de la mer, loin des rives de Cascalaris ou de Blasqueen. Il n'arrive même pas à se situer.
— Je n'avais vraiment pas envie de les utiliser aussi tôt.
Il tape du poing contre le bois. Ne voulant pas passer une éternité à flotter dans l'eau, Draguir se rassied en grommelant. Ne se rappelant plus depuis quand elles sont apparues pour la première fois et les considérant comme une malédiction, il sait qu'il n'a pas d'autres solutions que de les utiliser. Entre nager et risquer de se noyer d'épuisement, ou les déployer pour faire le trajet en quelques minutes, le choix est vite fait.
Il ferme les yeux, vidant son esprit et laissant son corps se bercer par les vagues. Draguir se concentre sur deux points au centre de son dos, sentant un picotement sur ses omoplates.
— Allez, encore un petit effort, se répète-t-il à lui-même.
Ses os commencent à craquer, sa peau à se déchirer sous ses cicatrices. La douleur est si intense qu'un hurlement s'arrache de sa bouche et se perd en écho à l'horizon. Grimaçant sous cette torture, il tente de faire abstraction de la souffrance, ce qui lui demande une grande partie de son énergie. Haletant, il sent enfin l'ossature se déployer hors de son dos, la sueur collant ses cheveux à son front. Enfin, elles sont là. Sans perdre de temps, il pousse sur ses pieds et décolle dans le ciel.
De si haut, il perçoit les débris flotter sur des kilomètres à la ronde avant de prendre la direction de Blasqueen. Le vent souffle sur son visage, lui procurant une sensation de liberté différente de celle qu'il ressent sur son destrier. Il prend de la vitesse, ne voulant pas se retrouver de nouveau dans l'eau, car sortir ses ailes lui a demandé beaucoup d'efforts, et elles ne tarderont pas à disparaître.
Enfin, il repère la côte au loin. Cependant, sa joie est de courte durée lorsqu'il réalise, à la couleur du sable, qu'il est parti trop au sud. Il se trouve à Pharekth, le pays du désert avec ses températures chaudes et ensoleillées, où il y a peu d'habitations sur la côte à cause des fréquentes tempêtes de sable. Sa particularité est d'être voisin de Blasqueen, un pays froid et aride ayant connu le génocide le plus meurtrier d'Imaginarium.
Draguir baisse son altitude en se souvenant que Gan, le second de son maître, est dans ce pays à la recherche d'indices sur la disparition du fauconnier tué par Guénaël. Se trouvant assez proche de la côte, il rentre ses ailes dans son dos et plonge dans l'eau, évitant soigneusement les rochers. Il se dirige vers la rive en nageant, repérant au loin un corps allongé sur le sable fin.
Il accélère la cadence, espérant y trouver sa sauvageonne. Luttant contre les vagues et la fatigue, il se précipite, le cœur battant la chamade. La déception l'étreint et flanche ses jambes lorsqu'il découvre que c'est Leah. De ses deux poings, il frappe le sol, énervé.
Draguir souffle un grand coup avant de relever la tête. Il aperçoit au loin son destrier trotter pour le rejoindre. C'est l'une des nombreuses qualités de ces créatures, pouvoir revenir vers leurs maîtres en toutes situations. Cela soulage le fauconnier de le revoir et de le savoir sain et sauf, car les destriers détestent l'eau et la traversée a été plus que mouvementée. Draguir avance sur les genoux jusqu'à Leah et la secoue pour la réveiller. Il doit lui donner plusieurs claques sur la joue avant qu'elle ne réagisse à la bousculade, ce qui la fait se redresser comme un piquet.
— Mais que...
— Ce n'est rien, la louve, tu es en sécurité, déclare-t-il d'un ton détaché.
Leah fronce les sourcils en entendant la voix et braque son regard sur Draguir. Voir lui et non son frère ne l'arrange vraiment pas. Sans un mot, elle se relève et s'époussette, ses vêtements collés de sable. Draguir la regarde faire en se redressant, tapant du pied avec impatience, ne souhaitant pas rester plus longtemps dans les parages.
— On n'est pas à Blasqueen ? demande la louve prenant conscience du paysage.
— On n'est pas loin, regarde.
Draguir lui désigne la frontière d'un geste du menton. L'impressionnant mur invisible séparant les deux pays est un spectacle toujours aussi déstabilisant. Le chaud embrassant le froid dans une étreinte où chacun résiste à l'autre, les deux contraires s'opposant en parfaite harmonie. Draguir s'approche de son destrier, posant sa main sur son front puis la glissant sur son flanc. La bête hennit, secoue la tête et frappe le sol de ses sabots.
Le destrier est tendu ; la traversée n'a pas été de tout repos. Les fauconniers empruntent rarement la voie des eaux, préférant traverser au pic nord de Blasqueen, là où le pays se termine dans une brume laissant place à la forêt de Cerulazu. Si un destrier ou un fauconnier vient à mourir, l'autre subit une douleur incommensurable. C'est le point faible des cavaliers et de leurs montures. Draguir se demande où se trouvent les destriers de Jackiel, Elias et Gabriel. Il grimpe sur le dos de sa bête, la fait faire demi-tour et pose une question à Leah :
— Tu peux te transformer ? Histoire que tu suives la cadence de mon destrier ?
Sans réponse de la louve, Draguir jette un regard en arrière. Leah ne s'est pas transformé.
— J'attends ! Tu te transformes oui ou non ? grogne-t-il les dents serrées.
— Je ne peux pas ! lâche-t-elle en baissant la tête gênée.
— Comment ça tu ne peux pas ?
Elle se met à triturer ses cheveux d'un air irritable, tandis qu'il la regarde en essayant de se contenir :
— On n'a pas que ça à faire d'attendre ici. Un fauconnier n'étant clairement pas de notre côté, rôde dans le coin. Tu vas me dire pourquoi tu ne peux pas te transformer ? Tu as la trouille où je t'intimide ?
Leah le fusille du regard avant de lui hurler dessus :
— C'est à cause de ta petite catin. Depuis qu'elle m'a fait valser dans la chambre à l'auberge, je ne peux plus me transformer. Au départ, je ne lui en voulais pas. En revanche, comme elle a décidé de jouer avec les sentiments de mon frère qui ne voit rien, je ne peux plus la supporter. Tout tourne autour d'elle. Il n'y a qu'elle qui, soi-disant, doit nous sauver du mal de H. Alors qu'elle ne connaît rien à notre monde et qui arrive ici comme une petite princesse sainte ni touche. Mais c'est une blague, ma parole...
Ni une, ni deux, sous les insultes envers la demoiselle, Draguir sort de ses gonds. Il descend de son destrier, marche d'un pas déterminé vers Leah, et la gifle. Sous la force de la frappe, la tête de la louve part sur le côté. Elle se tient la joue, le visage caché par ses longs cheveux. D'un seul mot, Draguir lui ordonne sèchement :
— Grimpe.
À contrecœur, après avoir vu le fauconnier monter sur son destrier, Leah grimpe à son tour, posant ses mains autour de la taille de Draguir. Celui-ci donne un coup de talon sur le flanc de la bête, qui, ressentant la colère de son maître, détale au grand galop.
En un instant, ils traversent la frontière de Pharekth, abandonnant la température estivale pour un hiver glacial, sans protection autre que les habits qu'ils portent depuis leur départ. Draguir fulmine toujours, ayant souhaité comme seule partenaire sur son destrier sa petite sauvageonne. Au lieu de cela, il se trimballe la louve, dépourvue de ses pouvoirs.
Situées au milieu d'une grande forêt de pins enneigés, les ruines de l'ancienne civilisation de Blasqueen dorment paisiblement sous leur couche de neige. Plusieurs habitations à moitié détruites entourent la place pavée où, en son centre, une fontaine a gelé avec des stalagmites tombant sur les bords de ses trois étages de coupole. Une grande auberge domine la place avec des fenêtres cassées et des colombages fissurés. Le village paraît paisible, si l'on oublie la tragédie qui s'est produite en ce lieu des décennies auparavant.
Elias et Jackiel attendent adossés au mur d'une maison à l'entrée du village, surveillant tels des sentinelles le moindre mouvement de leurs compagnons disparus. Aux dernières lueurs du soleil, Jack donne un coup de coude à son compagnon en pointant un destrier s'avancer au trot vers eux. Ils se redressent tous deux et s'avancent vers Draguir qui s'arrête à un mètre de leur position. Sans ménagement, il fait descendre Leah de son destrier, qui atterrit difficilement dans la neige, avant de leur demander :
— Vous avez pu survivre au déluge ?
— Apparemment, répond Elias. Nous nous sommes réveillés sur la rive sud de Blasqueen. Nous sommes directement venus ici, étant le point de rendez-vous en cas de pépin. Mais vous êtes les premiers à apparaître, ajoute-t-il non sans une pointe d'inquiétude dans la voix.
Draguir fronce les sourcils en entendant la dernière information, se demandant si la demoiselle est saine et sauve. Perdu dans ses pensées, il écoute d'une oreille distraite Leah expliquer comment ils sont arrivés ici. Tandis que le fauconnier tente de faire demi-tour pour commencer ses recherches, Elias se positionne devant lui :
— On devrait se poser pour la nuit. Cela ne sert à rien de chercher maintenant les rescapés. Nous avons trouvé un coin à l'abri dans une maison. Nous effectuerons chacun un tour de garde pour vérifier s'il y a de nouveaux survivants.
Je n'ai pas envie de rester avec des abrutis pareils qui ont abandonné Sophia dans son triste sort. Entre la louve nombriliste et Elias, je ne sais pas lequel mériterait de se prendre mon poing dans la poire.
— Si j'étais toi, je ne ferais pas ça, il est trop vif, prévient une voix dans son dos.
Draguir se retourne en apercevant Gabriel s'avancer à l'aide d'une canne, épuisé par cette mésaventure.
— Et qui t'a permis de lire dans mes pensées, rétorque Draguir les dents serrées.
Mais quelle plaie celui-là.
Gabriel le fusille du regard alors qu'il se place aux côtés de ses coéquipiers :
— Je ne vais pas m'excuser ! Mais parfois, tu penses trop fort. Particulièrement quand tu es énervé, d'ailleurs, ce sont bien les seules fois où je peux entrer dans ta tête, ce qui est rare comme tu fais toujours ton possible pour être le plus silencieux.
Draguir monte en pression, ne préférant rien répondre.
Je ne voudrais pas être obligé de tuer l'un d'entre eux.
— Essaie pour voir.
— Bon, détendez-vous. On est tous à cran au vu de la situation, souffle Elias, nous avons encore six personnes disparues...
— Je vais les chercher, tranche le fauconnier.
— C'est hors de question, nous devons rester ensemble et s'il le faut, je t'attache.
— Tu es plutôt expert en la matière et on voit le résultat.
Elias se fige devant le ton accusateur de Draguir. Malgré son apparence sournoise qu'il se force à afficher, l'homme a le cœur sur la main et s'en veut infiniment de la manière dont il s'est comporté envers Sophia.
Bien fait pour toi, couillon, il fallait réfléchir.
Gabriel n'attend pas la fin de la pensée de Draguir pour lui asséner un coup puissant à l'arrière de la tête. Le jeune fauconnier tombe de son destrier, la tête la première dans la neige, lâchant un « traître » avant de s'évanouir. Gabriel attrape ses pieds et le traîne sur le sol jusqu'au refuge apprivoisé.
* * *
— Alors, tu crois qu'elle s'en est sortie, encore ?
La voix stridente d'une femme réveille le fauconnier qui se masse l'arrière du crâne. Il ne reconnaît pas l'endroit. Il se redresse et aperçoit deux silhouettes féminines en pleine discussion animée, mais il réalise également qu'il est en projection. Draguir se déplace derrière une paroi gelée pour se cacher et mieux entendre la conversation, sans pour autant pouvoir identifier les femmes.
— Oui. Après avoir lancé la tempête, je suis restée un peu en retrait pour vérifier. Mais tout ce que j'ai vu, c'est une lumière aveuglante qui a fait disparaître tout ce petit monde. Décidément, ce dragon me met des bâtons dans les roues.
Un projectile traverse l'endroit, s'écrasant contre un arbre et le calcinant d'une flamme noire. La colère de cette femme est plus que palpable, tandis que l'autre soupire de frustration. Draguir comprend que leur échange concerne Sophia. Il bloque sa respiration et se penche pour détailler les deux femmes, mais leurs corps sont effacés par un brouillard. Seule l'une d'elles se tourne vers lui, souriant de façon malsaine, provoquant des sueurs froides au fauconnier. Elle remue les lèvres et articule d'une voix enjôleuse et glacée :
— Je vais bientôt te revoir...
* * *
Elias entend son collègue hurler dans sa chambre et le rejoint rapidement. En ouvrant la porte à la volée, il découvre Draguir tremblant, les yeux rivés sur le mur d'en face. C'est bien la première fois qu'il observe ce genre de comportement chez lui. Il s'approche du jeune homme qui se tend soudainement, recouvrant rapidement ses esprits.
— Peux-tu me laisser les chercher ? Avec ma vision nocturne, je pourrais rapidement les trouver, demande-t-il sans appel.
Elias soupire en se frottant le front. Il ne veut surtout pas contrarier de nouveau son compagnon en le questionnant sur ce qu'il a vu. Il capitule en répondant :
— Très bien, je te conseille de chercher en bas des falaises.
Draguir le regarde surprit :
— Pendant que tu dormais, Leah nous a indiqué que si les autres ont survécu, ils pourraient se trouver là-bas, plus précisément dans une grotte.
Elias accompagne Draguir jusqu'à l'extérieur où se trouve le destrier de son coéquipier. Le froid est mordant avec la tombée de la nuit, et le vent souffle en fortes bourrasques. Le jeune homme grimpe sur sa monture, puis se retourne et demande une faveur :
— Toi qui es spécialiste des pouvoirs, vois avec la fille si elle peut recouvrer sa forme de loup. Apparemment, elle ne peut plus se transformer et si je veux lui botter l'arrière-train, je voudrais le faire à armes égales.
— Ne me dis pas que...
— Si, elle m'a énervé.
Elias secoue la tête d'exaspération. Petit, Draguir distribuait des coups dès qu'une personne tirait sur la corde. Ils ont dû le calmer de nombreuses fois en l'enfermant. C'est pour cela qu'en se montrant si impassible, il est un adversaire redoutable. Il sait que s'il a dû intervenir, c'est que la louve a fait un pas de travers, et elle ne doit pas s'attendre à des excuses de la part du jeune fauconnier.
— Fait attention, souffle Elias.
— Que de mots tendres à mon égard, c'est trop d'honneur, rit Draguir sarcastique.
— Abruti ! grommelle-t-il. Je te laisse un jour. Si tu n'es pas revenu, c'est moi qui vais te botter le cul accompagné de Gabriel et Jackiel.
Ce foutu trio ensemble, impossible de se défendre.
Draguir jette un regard assassin à Elias, qui sourit de toutes ses dents. Il hoche néanmoins la tête avant de se retourner et de donner un coup de talon sur les flancs de son destrier. Encapuchonné sous sa cape, le cavalier disparaît dans le berceau de la nuit, laissant les ténèbres l'envelopper derrière une bourrasque soulevant la neige dans un tourbillon.
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