17- Délivrance
Le Malanstrag navigue paisiblement sur les vagues en direction de Blasqueen. Quelques heures seulement se sont écoulées depuis leur départ, et chacun vaque à ses occupations. Gabriel a sauté de joie lorsque la demoiselle a retrouvé la mémoire. Luka, de son côté, n'a pas apprécié la proximité entre Draguir et elle, et il tourne en rond dans sa cabine, ruminant. Sophia, quant à elle, savoure la sérénité offerte par l'étendue de la mer Azura, laissant le vent, qui gonfle les voiles, effleurer son visage.
Elle est heureuse d'avoir retrouvé Draguir dans un endroit où le danger n'est pas constamment présent. Elle a tant rêvé d'aventures qu'elle en est maintenant submergée. La jeune femme cale sa tête entre ses bras, espérant pouvoir s'évader dans son esprit pour décompresser.
Ah, ce que j'aurais aimé ne pas avoir retrouvé la mémoire.
Repenser à ce qu'elle a fait subir à Leah lors de son premier réveil, ou voir le cœur brisé de Luka lorsqu'elle a pleuré dans les bras du fauconnier, la rend triste. Une nouvelle larme s'échappe, qu'elle essuie rapidement avec sa manche.
— Je deviens trop émotive, souffle-t-elle.
Sophia se dirige vers sa cabine, l'esprit embrouillé par la négativité qui l'étreint. D'ordinaire naïve, maladroite, banale et au cœur généreux, elle ne se reconnaît plus. Que dire des autres qui la regardent désormais comme un être étrange, aux réactions démesurées ? Rien de tout cela ne la rassure, la laissant se sentir encore plus seule.
Arrivée dans sa cabine, elle aperçoit sur son lit un petit paquet accompagné d'un parchemin plié en deux. Elle le déplie soigneusement et lit :
« Tu l'as perdu lors de notre rencontre dans le bois. Ce que j'en ai entendu m'a transcendé. Tu trouveras avec une substance qui remplacera l'alimentation des tubes. Signé D. »
Ses yeux relisent plusieurs fois la lettre avant qu'elle ne regarde dans le paquet. Elle y découvre son baladeur et des tubes remplis d'un liquide orangé, déjà présent dans le lecteur. Elle l'allume et le son se propage, éveillant son excitation. Sophia regarde partout autour d'elle à la recherche de l'objet de sa convoitise. Elle fouille frénétiquement dans son sac et en sort un CD qu'elle avait oublié de retirer. Attache ses cheveux en queue de cheval, puis sort en trombe de la cabine, manquant de peu de percuter Bastos.
Elle s'excuse avec un sourire béat, sous l'étonnement de Bastos. Celui-ci, intrigué par son changement de comportement, fait demi-tour pour alerter les autres. En arrivant à l'extérieur, Sphia défait sa veste, retire ses chaussures à la hâte et les pousse près des marches du pont supérieur. Elle accroche son baladeur à sa ceinture et positionne son casque sur ses oreilles.
À la barre, Jojo interrompt sa discussion avec le capitaine lorsqu'il remarque Sophia se positionner étrangement, une branche souple à la main.
Le bouton play est enfoncé, et les premières notes d'un violon s'élèvent. Ses pieds nus épousent la forme du bois rugueux, tandis que la brise soulève ses mèches. Elle ferme les yeux, levant le bâton en l'air, se laissant envelopper par le rythme de la symphonie qui s'accélère peu à peu.
Elle amorce ses mouvements, tournant sur elle-même, ondulant son corps, ses épaules, ses hanches. Enchaînant les figures et les pas, elle fait tournoyer le bâton au-dessus de sa tête. La transe est telle qu'elle s'évade complètement, remerciant en son for intérieur ses parents de lui avoir fait pratiquer la danse classique et le hip-hop. Ses gestes deviennent plus lents quand un solo de piano entame sa mélodie, libérant sa tragédie dans la sérénité. Elle effectue un demi-plié avant de se redresser sur les pointes, levant sa jambe droite dans l'alignement de l'autre. Elle utilise l'appui de son bâton pour réussir cette technique complexe.
La musique s'arrête, lui laissant le temps de souffler avant qu'un autre morceau, mélangeant électro et nuances d'épic battle joué par un orchestre, ne commence. Elle fait craquer son cou et tourner ses épaules, sentant que la dernière mélodie de sa playlist va être intense. Cela fait bien deux heures qu'elle danse, s'évadant de tous ses tracas, laissant son esprit s'échapper une bonne fois pour toutes en se coupant de tout ce qui l'entoure.
Elle balance vigoureusement son corps en se cambrant à chaque tempo, ses gestes suivant le mouvement du bâton qui fend l'air. Elle mélange plusieurs styles de danse, un sourire aux lèvres, totalement immergée dans la musique et le moment présent.
Ce qu'elle ne remarque pas pendant toute sa performance, c'est que le capitaine, les marins et toute la communauté la regardent, émerveillés. Suspendus dans le temps à chaque mouvement qu'elle accomplit, ils sont captivés par sa danse. Quand le morceau s'achève enfin, elle retire son casque et s'étire longuement avant d'ouvrir les yeux et de se figer, réalisant soudainement qu'elle a un public.
Chacun applaudit sa prestation en la sifflant et en la clamant. Même Jojo a versé sa petite larme. Quant à Bastos, il donne un coup de coude à Draguir, qui la fixe avec un sourire en coin, et lui dit dans un rire :
— C'est ça que tu appelles se battre contre une force invisible ?
Sophia ne comprend pas ce que Bastos entend par là, mais elle rougit devant tant d'acclamations. Luka la regarde, impressionné et désireux à la fois, faisant rater un battement de cœur à la demoiselle. Pendant ce temps, Gabriel s'approche d'elle, ayant remarqué un détail.
— Puis-je me permettre ?
Il pointe du doigt son bras recouvert. Fronçant les sourcils de méfiance, elle lui tend sa main. Gabriel défait le bouton du gant et soulève le tissu. Les écailles ont disparu, laissant une peau saine et sans marque. Éberluée, elle relève la tête vers Luka qui se rapproche d'elle et d'un accord silencieux, il entreprend de défaire les lacets et la sangle du manchon sous son t-shirt, sous le regard acerbe de Draguir.
Après s'être contorsionnée pour éviter de trop en montrer aux autres, le tissu est enfin retiré. Toute la propagation des écailles s'est totalement dissipée, ne laissant qu'une tache formée autour de l'implant. Sans plus attendre, elle soulève son débardeur et découvre qu'il n'y a plus rien sur ses côtes. Sophia sautille de soulagement et sourit comme une gamine de six ans un matin de Noël. Elle se tourne vers Luka et lui demande :
— Comment sont mes yeux ?
Un sourire sincère apparaît sur le visage du loup et répond, les yeux pétillants :
— Ils sont magnifiquement marron avec plus ou moins de verts et une pointe d'or.
Elle rougit alors qu'il tend la main pour replacer une mèche qui s'est échappée, mais son geste est interrompu par Draguir qui lui retient le poignet, brisant ainsi le moment de complicité entre les deux amis. Le fauconnier a le regard noir, la mâchoire crispée et le poing serré, prêt à en coller une à Luka.
— Ne la touche pas, siffle Draguir.
— Pourquoi j'obéirai à un suppôt de H, crache le loup en croisant les bras sur son torse.
Regrettant déjà cet instant de joie qu'elle avait ressenti avec sa musique, Sophia s'interpose entre les deux garçons pour empêcher une bagarre. Cependant, elle ne mesure pas sa force en posant ses mains sur leurs torses pour les écarter, et ils se retrouvent chacun projetés de part et d'autre du pont. Luka explose dans un bruit sourd la porte menant aux cabines, tandis que Draguir se rattrape à temps à une corde pour éviter de passer par-dessus bord, se cognant dans des caisses.
Leah se précipite vers son frère, fusillant Sophia du regard. Le loup, encore sonné, est entouré de Jojo, Gabriel et Guénaël. Pendant ce temps, le jeune fauconnier essuie les moqueries de ses coéquipiers, essayant de se relever dignement malgré la situation.
— Je suis vraiment désolée, souffle Sophia en baissant la tête.
Elle n'a qu'une envie : fuir ! Sans perdre une seconde, elle traverse les débris de la porte et descend dans le couloir. Elle ne s'arrête pas à sa cabine et continue sa course, s'enfonçant plus profondément dans le navire. La demoiselle arrive dans une pièce sombre et froide. Tâtant la paroi pour se guider, elle trébuche sur un sac de grains et atterrit sur les genoux. Sanglotant, elle se roule en boule, déversant sa honte et sa tristesse d'avoir encore fait souffrir ses amis.
* * *
Draguir retrouve rapidement la trace de Sophia. Sans faire de bruit, il se glisse dans l'obscurité et observe la demoiselle recroquevillée sur elle-même. Sa présence est détectée par son destrier, qui hennit et tape du sabot, surprenant la la jeune femme qui se redresse en sursaut.
Sophia se lève et cherche un interrupteur en tâtonnant la paroi, mais n'en trouve aucun. Cependant, elle repère deux paires d'yeux brillants, l'un d'un bleu translucide et l'autre d'ambre. S'approchant doucement, elle prend soin de ne pas tomber et tend la main jusqu'à rencontrer un pelage soyeux. Le destrier se laisse caresser sans broncher, fixant la demoiselle qui ne voit rien. Dans l'obscurité, elle remarque les striures sur les flancs des animaux, colorées de la même teinte que leurs iris. La monture hennit de nouveau, voyant son maître se rapprocher furtivement derrière la jeune femme. Reconnaissant le bruit d'un cheval, elle tente de le rassurer en lui effleurant le cou :
— Tout doux, mon beau.
À ses mots, le destrier cale son front contre la tête de Sophia, pendant qu'elle continue à la rassurer pour calmer sa nervosité :
— Tu es magnifique, calme...
— Merci, répond-il avec une voix grave.
Sophia sursaute en entendant la voix du destrier lui répondre, mais celui-ci regarde derrière elle.
— Tu... Tu parles ? s'exclame-t-elle.
— Hum, oui, pouffe-t-il.
Elle se retourne en sentant un souffle dans son cou et se retrouve nez à nez avec Draguir, repérant seulement dans le noir ses yeux briller de malice.
— C'était toi depuis le début ?
— Eh bien, oui.
— C'est malin, je croyais que le cheval parlait.
— C'est un destrier, corrige-t-il.
— En quoi, c'est différent d'un cheval ? demande-t-elle bougon.
Draguir soupire, comprenant qu'il ne sert à rien de jouer sur les mots. Il attrape Sophia par la taille et la rapproche de lui, lui indiquant que tout le monde la cherche, mais elle ne répond pas
— Je te ferai faire un tour sur mon destrier si tu le veux, susurre-t-il sensuellement.
— On va éviter les dégâts.
Elle rougit, se rassurant qu'il ne voit rien à cause de l'obscurité. Draguir rit doucement et se rapproche encore plus, fermant les yeux. Sophia perd sa seule source de repère indiquant sa position. Draguir se penche et frôle ses dents contre la nuque de la demoiselle, sentant son pouls s'accélérer. Sa main effleure le bras de la jeune femme, la faisant frissonner, puis il dépose une multitude de baisers le long de sa mâchoire avant de s'écarter, la laissant pantelante.
— Et là ? Tu voudras faire un tour avec moi ? souffle-t-il plein de promesses.
Sophia ne sait pas quoi répondre, tant son cœur bat à un rythme effréné. Elle sent le souffle chaud de Draguir effleurer son visage, essayant de résister à l'envie de se laisser aller. Mais lorsqu'il rouvre enfin les yeux, elle y voit un éclat doré, brûlant d'un désir incontesté.
C'en est trop pour le petit cœur de Sophia, qui, après avoir raté des obstacles sur sa course, envoie des signaux d'alerte à son cerveau pour qu'il reprenne les rênes. Mais le message n'arrive pas à temps. Sophia plaque ses mains sur la nuque de Draguir et l'embrasse sauvagement.
Il descend ses mains le long de ses cuisses pour la soulever et la plaque contre la coque en bois. Une brève interrogation sur la façon dont il a su se diriger dans le noir traverse l'esprit de Sophia, mais elle est rapidement balayée par le désir qui monte sous les tendres caresses de fauconnier.
Après s'être séparés en plusieurs groupes, Elias et Luka arrivent devant la porte menant à la cale où se trouvent les destriers. Leur échange semble assez animé :
— Non, attends, je te dis qu'elle ne peut pas être là, indique Elias en sentant la présence des deux jeunes dans la pièce.
— C'est ce que l'on va voir, rugis d'agacement Luka.
La porte s'ouvre à la volée et la lumière s'allume.
— On peut savoir ce que vous faites tous les deux dans le noir ? s'énerve le loup.
Se réhabituant à la luminosité, Sophia cligne des yeux, frustrée d'avoir été interrompue. En regardant Draguir, elle remarque qu'elle ne doit pas être la seule à ressentir cette frustration en voyant son regard virer au noir. Il s'était écarté en entendant les intrus arriver.
— Je l'ai retrouvé ici, pleurant, comme vous, ses prétendus compagnons, vous la traitez comme un monstre à enfermer, siffle Draguir.
— Et pourquoi dans le noir ? rétorque Luka de plus en plus remonté.
— Si tu pouvais être moins con le clébard, tu saurais que je possède une vision nocturne.
Sophia le regarde, surpris d'apprendre cette information et comprend mieux ses déplacements.
— Bon, les gars, vous allez vous détendre. Je ne voudrais pas utiliser mes dons sur vous, annonce sèchement Elias.
Les deux garçons se jaugent, ignorant parfaitement l'avertissement d'Elias. L'égo démesuré du jeune fauconnier et du loup s'acharne lorsqu'il s'agit de la demoiselle. Cela commence fortement à agacer Sophia, ce qui ne passe pas inaperçu.
— Merde, vous êtes con ou vous le faites exprès. Vous voulez qu'elles vous fassent voler encore une fois ? s'écrie Elias en la pointant du menton.
Tous se tournent vers Sophia. Draguir aborde un sourire en coin, Elias guette le moindre mouvement, quant à Luka, il baisse le regard.
— Désolé.
Le loup prononce ce mot sec avant de quitter la pièce en ignorant Sophia, mais son regard ne lui échappe pas. Elle veut le rattraper pour s'excuser de son comportement, mais Elias lui bloque le passage et l'invite à ne pas envenimer les choses.
— Draguir, va rejoindre les autres, la réunion va commencer.
Celui-ci n'objecte pas l'ordre du fauconnier et sort de la pièce en lançant un regard malicieux à la demoiselle.
— Je peux venir aussi ? demande-t-elle timide.
— Il vaut mieux, on va parler de beaucoup de choses et de ton cas.
— Ah ?
Elias sourit et invite Sophia à le suivre. Elle hésite un instant en admirant au vu du jour la beauté des destriers.
— Elias ?
— Qu'y a-t-il ?
— Pourquoi je suis ici ? Enfin, je veux dire, pourquoi je suis dans votre monde ? Loin que cela ne m'enchante pas, au contraire. Je pensai qu'en franchissant ce portail... Enfin... Je ne sais plus. Mais je n'avais pas l'intention de faire du mal ou de déclencher des problèmes, surtout avec les deux...
Elias adoucit son regard quand il le pose sur la jeune femme en proie à de nombreux doutes.
— Je comprends parfaitement ton point de vue, sourit-il.
Elle le regarde étonné qu'il puisse facilement se mettre à sa place.
— Gabriel et moi ne venons pas du village de Cerulazu, ni même d'Imaginarium, mais de la terre.
— Mais comment ? demande-t-elle surprise de cette révélation.
— On n'est pas arrivé simultanément ici. Il te racontera son histoire, mais ne lui demande pas trop ouvertement, il a horreur de ça. Quant à moi, je te dirai le comment, si tu acceptes un duel.
— Un duel ? questionne-t-elle interloquée, mais un duel de quoi ?
— De Katana ! sourit-il.
— Il y a des Katanas dans ce monde ?
— Bien sûr. Et, si tu te bats avec moi avec la même force que tu dégages quand tu danses, cela risque de donner un moment épique.
Sophia rit devant son excitation et accepte le marché. Elle est heureuse d'apprendre qu'elle n'est pas la seule terrienne dans ce monde, elle qui pensait que seul son grand-père et elle avaient ce droit.
— Allez, on nous attend.
La jeune femme hoche la tête et suit le fauconnier dans le couloir en se posant mille et une questions sur leurs histoires.
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