Chapitre 8: I Put A Spell On You


Immédiatement, je me redresse d'un bond. Je me place sous son nez, et bien que je sois plus petite qu'elle de quelques centimètres, je la regarde avec hauteur et dédain.

- Comment oses-tu revenir ?! Le sourire aux lèvres en plus ?

- Mais de quoi tu parles à la fin ? Depuis que j'ai fredonné cette chanson tu es bizarre. Ton comportement a complètement changé. Tu te sens fiévreuse ?

Si l'incompréhension avait un visage, il aurait pris celui d'Anne. Plus elle niait, plus ma colère se décuplait.

- Parce que cette nuit-là, la personne qui a fait en sorte que mon poignet soit détruit sifflait exactement le même air ! C'était toi ! Arrête de nier !

- Du calme, Gabrielle. Nous allons nous asseoir et discuter de ce malentendu, intervient le Docteur Māyā en s'interposant entre Anne et moi.

Je peux, l'espace d'un instant, apercevoir une lueur d'intérêt s'allumer dans ses yeux noirs. Elle me prend par l'épaule amicalement pour me diriger vers le divan. D'un geste rageur, je m'arrache à son étreinte et je me positionne en travers du siège pour faire face aux deux femmes. Anne s'appuie contre le bureau, les bras croisés, elle me regarde avec inquiétude. Quant à la psychologue, à aucun moment elle ne perd son grand sourire chaleureux. Pourtant, j'ai l'impression qu'elle scrute chacun de mes mouvements et qu'elle enregistre toutes mes paroles. Je dois me rappeler ce que j'ai lu, cette femme en sait beaucoup et est intéressée par ce que j'ai vu. Il est nécessaire que j'arrive à en tirer parti.

- Bon, vous vous êtes assez regardée en chien de faïence. Gabrielle, il est temps que tu nous expliques pourquoi tu accuses Anne d'avoir cherché à te piéger.

- Il y a une semaine, la nuit où j'ai fait ma crise et que vous m'avez retrouvée le bras en sang. Ce que vous ne savez pas c'est que je suis sortie dehors parce qu'un sifflotement m'a guidée et c'est exactement le même air qu'Anne fredonnait il y a une vingtaine de minutes.

Les deux soignantes me regardent les yeux écarquillés.

- Tu es en train de nous dire que tu n'es pas sortie de ton propre chef ? me questionne Anne.

- Évidemment que non ! Je t'attendais, tu m'avais promis un peu de nourriture. Bien sûr que j'allais t'attendre, j'avais super faim ! lui rétorqué-je.

- Anne, as-tu Gabrielle cette nuit ? Avant son accident ? Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ?

De son regard d'obsidienne, le Docteur Māyā nous invective de répondre. Son visage est tendu dans l'attente de nos explications, son sourire éclatant a disparu. Elle mordille sa lèvre, quand ses dents la relâche quelques gouttes de sang viennent perler à sa surface.  Anne s'apprête à parler, mais je la devance.

- Parce qu'elle aurait pu avoir des problèmes, y'a pas d'autres raisons, répondis-je en lançant mon regard le plus noir à l'infirmière.

- Anne, nous sommes amies ! Tu aurais pu m'en parler ! Tu risquais gros de faire ça ! Tu connais la politique de l'établissement aussi bien que moi non ? éclate la psychologue me faisant sursauter au passage.

- Oui, et justement, c'était mon choix personnel. Je n'avais pas à t'en parler, je te connais, tu aurais essayé de prendre ma faute sur ton dos si elle avait été découverte, réplique calmement l'infirmière.

- C'est très touchant vos petites déclarations d'amitié, mais je vous rappelle qu'Anne a essayé de me tuer ! interviens-je presque en criant.

Les deux femmes reposent leurs regards sur moi et soupirent en coeur.

- Oui, c'est vrai. Anne quelle est cette chanson ?

- C'est I Put a Spell On You de Jay Hawkins.

Un nouveau silence envahit la pièce beaucoup plus lourd cette fois. Je regarde la psychologue, son visage n'exprime plus aucune bienveillance, il n'exprime tout simplement rien.

- Gabrielle, tu es sûre d'avoir entendu cet air ? me demande le Docteur Māyā.

- Oui, sûre et certaine.

Comme pour prouver mes dires, je me mets à le chantonner. Tout d'abord, un léger frisson m'électrise le corps. Puis, je sens une peur indescriptible m'attaquer l'estomac. Elle retourne  mon système digestif dans tous les sens comme si elle cherchait quelque chose, elle fouille, elle creuse toujours plus pronfondemment.

Soudainement, je suis à nouveau dans mon allée en train de regarder l'Uxoricide valsant avec le corps sans vie de mon voisin. Étrangement, je n'ai plus peur, je ressens juste une espèce de fascination morbide, malsaine à la vue des cabrioles du monstre et du cadavre qu'il fait virevolter dans tous les sens. Mon esprit me pousse à rejoindre l'Uxorcide, de l'examiner sous toutes les coutures, mais mon corps refuse de faire le moindre mouvement.

D'un coup, le monstre s'arrête et se tourne dans ma direction. Il jette le corps comme si c'était un déchet quelconque et s'approche de moi. Je ne fais pas un geste, j'en oublie de respirer. Je le guette comme s'il était le chasseur et moi la biche curieuse prête à m'enfuir au moindre geste trop brusque.

En un instant, il est devant moi. Il me domine en taille d'au moins vingt centimètres, je suis obligée de légèrement lever la tête pour pouvoir apercevoir son visage. Celui-ci est toujours vide, à part son sourire qui lui est toujours aussi présent. Nous ne bougeons pas, nous sommes face-à-face, je ne vois plus que lui. Mon allée disparait de mon champ de vision. Ses lèvres inexistantes commencent à bouger. Sa voix est à son image, silencieuse et pourtant si bruyante.

Reviens quand tu seras prête, je t'attends.

J'ai juste le temps de comprendre que j'ai entendu sa voix directement dans ma tête, qu'une brûlure sur ma joue me fait immédiatement revenir dans le cabinet du Docteur Māyā. Je cligne des yeux, ahurie. Je sens une forte étreinte sur mon bras gauche. Anne me le tient avec force, j'ai le poing serré.

- Mais tu te prends pour qui à la fin ? Lâche moi ! crié-je sur Anne.

- Je t'empêche de te faire du mal !

Je la regarde et commence à me débattre en lui criant de desserer sa prise. Je profite de sa stupeur pour arracher mon poignet de sa main. Je bondis alors sur mes deux pieds pour m'éloigner des deux femmes.

- Gabrielle calme toi. Anne a raison, intervient la psychologue.

Je la regarde d'un air mauvais tandis qu'elle avance vers moi en levant ses bras en signe d'apaisement. Alors qu'elle fait un pas dans ma direction j'en recule de deux pour mettre le plus de distance entre les soignantes et moi. À force de reculer, mon dos heurte la porte d'entrée du cabinet.

- Écoute nous d'abord et après tu jugeras de cette histoire par toi-même. Je t'en prie calme toi.

Je lui fais un signe de tête sec pour lui faire comprendre de continuer, mon regard continue de faire des allez-retours entre les deux femmes. Le Docteur Māyā soupire et continue ses explications.

- Quand tu t'es mise à fredonner, dix secondes après tu t'es stoppée et tu as commencé à regarder dans le vide. Puis tu t'es pris la tête entre tes mains en criant des phrases inintélligibles. D'un coup, tu t'es redressée et tu t'es giflée. Tu as voulu te redonner un coup de poing, heureusement elle t'en a empêchée.

Pendant que la psychologue parle, je regarde ma main gauche. Elle est rouge écarlate. Plus j'écoute le Docteur Māyā, plus je sens mes jambes se dérober sous mon poids. Je m'appuie de mon bras valide contre le mur en haletant. 

- Que s'est-il passé ? s'enquiert la psychologue d'un ton inquiet.

- Je veux retourner dans ma chambre, répondis-je.

- Il faut que tu nous parles.

Je secoue la tête tout en gardant le regard fixé sur le sol. Impossible que je leur explique ce qu'il vient de se passer, jamais elles ne me croiront. Même moi, j'ai du mal à me dire que ce que je viens de vivre est réel. C'était quoi ça ? Une vision prémonitoire ? Je secoue la tête, je suis en train de devenir complètement folle.

Plusieurs minutes s'écoulent pendant lesquelles la psychologue et l'infirmière essayent de me faire parler. Je reste muette, totalement hermétique à leurs paroles rassurantes. Mentalement, j'essaye de faire le point sur ma situation. Il faut que je sois méthodique et que je ne laisse pas la panique m'envahir. Si la psychologue est au courant que je viens de voir à nouveau l'Uxoricide, jamais elle ne me lâchera. Pour le moment, je ne peux pas lui faire confiance.

- Cette chanson vous la connaissez, je l'ai bien compris. D'où vient-elle ? questionné-je en essayant de changer de sujet.

Les deux femmes se regardent et se concertent du regard. L'infirmière passe une main dans ses cheveux blond visblement mal à l'aise.

- C'est disons...  l'hymne non officiel de l'hôpital. Nous ne pouvons l'expliquer, mais cette musique a le don de calmer les patients lorsqu'ils sont un peu agités, me répond la psychologue.

- Donc, tout le personnel soignant connait cet air ici ?

- Oui, c'est ça. Gabrielle nous devons parler de ce qu'il vient de se passer.

Je me tourne vers Anne en ignorant la psychologue, une part de moi était persuadée qu'elle ne pouvait pas être derrière le piège que l'on m'avait tendu. Je suis soulagée, un poids non néligeable pesait sur mes épaules depuis que j'avais envisagé la cuplabilité. Pourtant, une ombre vient tout de même noircir le tableau, la personne qui m'a guidée vers le monstre : cela peut-être n'importe qui. Décidément, dès que je pense avoir trouvé quelque chose, des mystères se rajoutent.

- Anne ce n'était pas toi, il y a une semaine hein ? demandé-je pour me convaincre de son innocence.

- Non, je t'assure que ce n'était pas moi. Je ne savais même pas de quoi tu parlais quand tu m'as accusé de t'avoir piégée.

- Je suis désolée de t'avoir accusée aussi vite, mais j'étais vraiment surprise et je me suis sentie trahie. Tu comprends ?

Elle hoche la tête et retrouve son petit sourire. La hache de guerre est enterrée et j'espère pour de bon cette fois.

- Je suis contente que l'on ait pu éclaircir ce malentendu, mais nous devons toujours discuter toi et moi, me rappelle le Docteur Māyā.

Elle se tourne vers Anne et lui signifie que cette séance est confidentielle. Une fois partie, la psychologue me demande de me réinstaller sur le divan. Une fois dessus, je déglutis, je n'ai jamais été seule avec cette femme, je ne sais pas à quoi m'attendre. La psychologue part s'installer sur son bureau et je l'entends fouiller dans ses papiers sur son bureau. Je prie intérieurement qu'elle n'ouvre pas mon dossier, j'attends qu'elle me fasse une remarque, mais rien ne vient. La voix mélodieuse de la psychologue rompt le silence

- Gabrielle, j'aimerais que tu me parles de la nuit où tu affirmes avoir été attirée dehors.

J'inspire puis expire, je ne veux pas qu'elle soit au courant que j'ai vu le monstre mangeur d'homme. Prudence me murmure ma conscience.

- Cette nuit j'avais été privée de dîner par l'infirmière en chef. Elle m'a alors accompagnée dans ma chambre, puis quand elle est partie j'ai entendu ce sifflotement et c'était votre hymne. J'ai essayé de voir d'où il venait et quand j'ai vu les barreaux à ma fenêtre, j'ai craqué. Je me suis mise à pleurer assez fort.

- C'est à ce moment qu'Anne est rentrée dans ta chambre je suppose ? interroge la psychologue.

- Oui, c'est ça.

- Le fredonnement que tu entendais a t-il continué pendant qu'Anne était avec toi ?

- Non, il n'a recommencé que quand elle est partie me chercher à manger.

- Et Anne a laissé la porte ouverte ? C'est par là que tu es sortie pour comprendre d'où venait la source du bruit ?

Ne dis pas la vérité, ils risquent de remplacer le barreau si elle découvre qu'il n'est pas soudé au mur.

- C'est ça.

- Et le couteau ? Comment l'as-tu récupéré ? À ce moment-là, il y avait du monde dans les cuisines.

Mens, invente.

- Je l'ai pris quand j'étais dans la cuisine pendant qu'Éléonore m'expliquait ce que je devais faire. Je ne sais même pas pourquoi je l'ai récupéré.

- Je vois. Donc tu affirmes que quelqu'un t'a guidé en sachant que tu avais ce couteau et que tu pouvais te faire du mal ?

Réponds par l'affirmative et demande-lui de te laisser tranquille.

J'hésite à répondre comme me l'ordonne ma conscience, je n'ai jamais été à l'aise avec le mensonge. Surtout que le Docteur Māyā peut être une source d'aide dans ma situation, mais elle pourrait tout aussi bien être celle qui a voulu me piéger.

- Gabrielle ?

Allez réponds lui ce qu'elle veut entendre et envoie la balader. Tu es fatiguée.

- Oui, c'est ça, et j'ai pas d'explications sur l'identité de la personne. Madame, je suis fatiguée. J'aimerais que l'on arrête la séance pour aujourd'hui s'il vous plait.

- Je peux te poser une toute dernière question ? Après, je te laisse tranquille je te le promets.

Non.

- D'accord madame.

- Ce monstre, quand tu l'as vu pour la première fois, est-ce qu'il t'a parlé ? C'est important de savoir si tu n'as que des hallucinations visuelles ou si tu en as des auditives tu comprends ?

- Oui, je comprends.

- Alors ?

Réponds non, je te dis ! Ne lui donne pas ce qu'elle veut !

Je secoue la tête, cette voix m'empêche de réfléchir correctement. Depuis quand ma conscience est si bruyante ? J'essaye de la faire taire, mais elle parle, elle parle trop. Elle m'énerve, je m'agite sur mon siège. C'est moi qui décide quoi répondre à ma psychologue.

- Oui, il m'a dit revenir quand je serai prête, qu'il m'attend. Mais je ne sais même pas de quoi il parlait ou si je n'ai pas inventé sa voix.

NON ! Qu'est-ce que tu fais ? Écoute-moi !

- Très bien, je te remercie de ton honnêté. Mais pourquoi alors tu n'en as pas parlé au Docteur Buile ? Gabrielle, nous devons connaitre absolument toutes les possibles évolutions dans ta maladie pour pouvoir te proposer un traitement rapide et efficace.

J'entends le Docteur Māyā se redresser dans son siège. Je soupire, peut-être aurais-je dû écouter ma conscience. Je suis fatiguée, j'en ai marre de toutes ses questions.

Bien sûr que tu dois m'écouter. Arrête la conversation ! TOUT DE SUITE !

- Vous avez dit une question, madame. Je n'en peux plus.

La psychologue se lève. Elle me dit qu'elle comprend que je dois être épuisée. Elle m'affirme être fière de moi car cet après-midi n'a pas été de tout repos pour moi. Le Docteur Māyā m'annonce que nous aurons d'autres séances ensemble, et que celles-ci seront essentielles pour mon bien-être. Quand elle m'explique que l'honnêteté est primordiale lors de nos rendez-vous, je ne peux m'empêcher de me sentir coupable. Ces mensonges étaient-ils vraiment nécessaires ? J'avais par principe, depuis toujours, refusé de mentir, mais décidément depuis que je suis arrivée ici toutes mes convictions volent en éclats. Maintenant, j'en suis convaincue, cet hôpital va me rendre folle et je n'ai personne sur qui compter.

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