Chapitre 4 : Pandore et les Malades

Après être restée toute l'après-midi dans un épais brouillard, j'ai enfin réussi à retrouver mes esprits. Entretemps, dans mon espèce de coma éveillé, Anne m'a rendu visite. L'infirmière m'a expliqué qu'elle avait vu avec les médecins, qu'une fois d'attaque, je pourrais être transférée avec les autres patients. Autant dire que je n'ai strictement aucune envie de les rencontrer. J'ai juste besoin d'être seule et de me rouler en boule sous ma couette à pleurer ou à me morfondre sur mon sort.

Malheureusement, c'était trop en demander, je l'entends déjà arriver vers ma chambre tout en chantonnant gaiement. Je resserre l'oreiller sur ma tête en priant qu'elle ne vienne pas pour moi. J'entends la porte voisine de ma chambre claquer et je soupire de soulagement. Elle n'est pas venue pour moi. Je me détends, enfin, je suis tranquille. Quand je sens que l'on m'arrache ma couverture, me découvrant en position fœtale, je sursaute tout en m'asseyant et hurle de stupeur, en face de moi, l'infirmière hilare est pliée en deux.

- Mais vous êtes complètement folle ! J'ai failli faire un arrêt cardiaque, crié-je en croisant les bras et en boudant.

Anne ne s'en remet pas, des larmes perlent au creux de ses yeux. Je m'assois en la toisant du regard en me retenant de m'esclaffer, car son rire est si communicatif. Elle sèche ses larmes de joie et reprend son souffle.

- Tu pensais sérieusement que je n'allais pas te voir ? Tu es comme les enfants, ce n'est pas parce que toi, tu ne vois pas ceux qui te cherchent qu'eux ne te voient pas. Surtout quand tu es en boule dans un lit sous une couverture.

- Je suis au courant merci et allez-y, traitez moi d'enfant, faites-vous plaisir.

- Allons, Gabrielle ne le prends pas mal, je ne m'attendais juste pas à ça et je pensais que ça serait drôle. Je suis vraiment désolée si mon petit tour ne t'a pas plu. Je pensais te faire sourire, me dit l'infirmière avec une grimace désolée.

- Écoutez, vous m'avez juste fait peur et je ne m'attendais pas à ça, lui répondis-je d'un air coupable.

Anne est adorable. Je ne peux pas lui en vouloir. Elle respire la bienveillance à des kilomètres.

- Je ne vous en veux vraiment pas et c'était drôle, je vous assure ! repris-je pour tenter de la rassurer.

Anne me regarde et soupire, soulagée. Elle me sourit et me tend une pile de vêtements que je ne reconnais pas. Ce ne sont pas mes vêtements. C'est le signal, une fois habillée, je partirai dans l'autre partie du bâtiment. Lentement, je les lui prends des mains en essayant d'être la plus agréable possible, mais c'est plus fort que moi : je suis obligée de lui montrer mon mécontentement.

- Gabrielle, je sais que tu n'es pas ravie d'aller là-bas, pourtant, je suis sûre que tu te plairas. Tu verras, les autres pensionnaires sont adorables et feront tout pour que tu t'intègres. Elle pointe mes mains bandées, tu veux que je t'aide avec tes vêtements ?

Je lui souris et la remercie de sa sollicitude tout en refusant. Je pars en direction de la salle de bain et j'essaye de me changer tant bien que mal. Chaque mouvement des bras me fait mal au niveau des côtes, la chute m'en a peut-être fêlées. Je dois absolument me ménager le plus possible et quelque chose me dit qu'une fois partie de cette chambre, je ne serais plus en sécurité. Dans cette pièce, c'est bête à dire, mais je me sentais protégée, qu'ici au moins les monstres ne peuvent pas m'atteindre. Je regarde les habits, sans surprise, un t-shirt blanc, un jean noir, des sous-vêtements et des chaussons gris. Une fois complétement changée, je sors de la pièce.

- En route mauvaise troupe ! Vers ton nouveau chez toi ! lance-t-elle à la cantonade en me poussant gentiment vers la sortie.

Je marche en traînant les pieds tout en suivant Anne. Nous sortons de la chambre pour arriver dans un long couloir typique d'hôpital, quelques lits médicalisés sont posés de part et d'autre du corridor. Les murs sont blancs, la seule touche de couleur sont les portes menant à des chambres qui sont roses pâles. Nous partons vers la gauche et au bout de celui-ci, nous descendons des escaliers couleur crème. En descendant les marches, nous croisons un cortège d'infirmiers autour d'un docteur. En tendant l'oreille, j'arrive à percevoir les mots : « crise », « isolement » et « catastrophe ». Je frissonne, même si tout le monde ici se veut plutôt bienveillant. Je ne dois pas oublier que si je me montre trop récalcitrante, je serai la prochaine à aller en isolement.

Anne ne parle plus pour me présenter les nombreux couloirs. Je la regarde interrogatrice, celle-ci fixe droit devant elle sans me regarder, les sourcils froncés et les lèvres pincées. Je préfère ne rien dire et me contente de la suivre docilement. J'ai l'impression d'être dans un véritable labyrinthe, même si des pancartes indiquent le chemin vers les différents endroits du complexe, je ne suis même pas sûre de pouvoir me repérer. J'arrive tout de même à comprendre que nous nous dirigeons vers le réfectoire qui fait la liaison entre le bâtiment où nous nous trouvons et les dortoirs.

Au bout de la énième fois que nous tournons à gauche, deux portes battantes orange nous font face. Je suppose que derrière se trouvent les réfectoires. De là, je peux déjà entendre des éclats de voix. Anne regarde sa montre et sourit, elle m'explique que la politique de l'établissement est de rendre les patients assez autonomes pour pouvoir arriver à vivre seuls quand ils sortiront. Elle rajoute que nous devons faire notre propre ménage et nos propres repas ce qui implique de réussir à travailler en collectivité. Je grimace, je n'ai vraiment pas envie de faire des travaux pratiques voire de la cuisine avec des inconnus.

Anne ouvre la porte avec difficulté et nous entrons. Quelques chuchotements nous accueillent pourtant dans la pièce, il n'y a personne. Le réfectoire est immense  et des tables rondes en bois de différentes tailles sont placées aléatoirement dans la pièce. Sur la droite, de grandes baies vitrées remplissent la cantine d'une lumière chaude et agréable. Les murs sont couleur crème, des tableaux y sont accrochés. J'arrive à reconnaître des reproductions du Déjeuner des Canotiers de Renoir ainsi que les Tournesols de Van Gogh. J'aime particulièrement le premier tableau, j'ai toujours trouvé qu'une aura de paix et de convivialité s'en dégageait. Je me dirige vers les fenêtres.

Je me colle à la vitre et je peux alors apercevoir le patio. Je suis ébahie, c'est sublime. Au sol, des transats avec une multitude de coussins trônent sur un sol sublime à carreau ou des arabesques bleues s'entrelacent. Sur les côtés des étagères en bois foncé sont remplies de livres et de jeux de sociétés en tout genre. La pièce maîtresse de ce patio est l'immense dôme en vitrail aux couleurs azur, orangée, crème et noir.

- Il est beau, n'est-ce pas ? Il représente le mythe de Pandore. Tu le connais ?

- Non, enfin si, mais à vrai dire, je ne m'en rappelle plus.

Anne se redresse et me regarde malicieusement. Elle ferme tous les rideaux sauf ceux au niveau de la fenêtre où nous sommes. Un rayon de soleil traverse la fenêtre et fait refléter le motif du vitrail sur le sol de la cantine. Je peux distinguer une femme ouvrant une boite d'où s'échappent des fumées noires. Je regarde l'infirmière complétement stupéfaite. Celle-ci me fait un clin d'œil et se racle la gorge tout en prenant une voix caverneuse.

- Lorsque Zeus organisa le monde, il ne fabriqua que des hommes. Prométhée, un des dieux antérieurs leur offrit par deux fois le feu sacré de l'Olympe. Les hommes acceptèrent ce présent et outrepassèrent alors l'interdiction que Zeus avait faite aux hommes. Ils ne devaient pas avoir entre leurs mains les flammes qui appartenaient aux Dieux. Alors Zeus voulut se venger. Il créa avec l'aide d'Héphaïstos, d'Athéna et d'Aphrodite, la première femme : Pandore. Un jour, elle eut vent que son conjoint: Épiméthée - qui n'était autre que le frère de Prométhée - avait une mystérieuse boîte qu'il tenait résolument fermée. Pandore était d'une curiosité telle que par un stratagème elle réussit à mettre la main sur la boîte avant que son mari ne s'en rende compte. Quand la femme ouvrit la boite, de celle-ci s'échappa tous les maux de l'humanité : la Vieillesse, la Guerre, la Misère, la Famine, la Folie, la Tromperie, la Passion, l'Orgueil et la Maladie. Au fond de la boîte qu'elle avait vite refermée, il restait l'Espérance qui lui demanda de la laisser sortir pour alléger les peines des hommes.

- Mais pourquoi choisir ce mythe en particulier dans un hôpital psychiatrique ? demandé-je

- Ce dôme est très important pour les patients, il représente l'espérance d'une possible guérison, il leur permet de tenir, me sourit-elle.

Je lui souris en retour, et nous nous dirigeons vers une autre porte à notre gauche m'arrachant à la contemplation du vitrail. Deux hublots ronds entourés de caoutchouc noir sur les deux battants me permettent d'apercevoir les cuisines où sont affairés une vingtaine de jeunes de mon âge. Je recule d'un pas.

- Allons, allons Gabrielle, n'aie pas peur. Ils sont vraiment tous adorables, ils t'accueilleront comme il se doit. Nous les avons informés de ta venue, ils sont impatients de te rencontrer !

- Je, écoute, je suis vraiment fatiguée. Je ne me vois pas la force de cuisiner et de rencontrer des nouvelles personnes. Est-ce que je ne peux pas juste aller me coucher et faire les présentations demain ?

- Je sais que tu es fatiguée et que tu as encore sans doute mal partout, mais la clé de ton bien-être ici est ton intégration.

Je n'ai même pas le temps de répondre que les portes s'ouvrent. Nous nous retrouvons face à face avec une fille possédant des cheveux d'un roux si ardent que j'ai l'impression que sa crinière n'est faite que de flammes ondulantes au gré de son mouvement de tête interrogateur. Ce côté sauvage, émanant d'elle, est contrasté par ses nombreuses taches de rousseur, sa peau aussi blanche que la neige et ses formes généreuses qui lui donnent un air angélique. Ses yeux marron vert nous scrutent et je me sens obligée de détourner le regard, mon visage est devenu un véritable chauffage.

- Éléonore, tu tombes bien ! Voici Gabrielle, la nouvelle pensionnaire. Elle regarde sa montre.
Mince... Je suis en retard ! Retournez toutes les deux dans les cuisines et Gabrielle présente toi à l'une des infirmières, elle te prendra en charge ne t'inquiète pas.

Je regarde, effarée, Anne partir au trot en direction de l'hôpital, j'essaye de l'interpeler, mais rien y fait, elle ne revient pas sur ses pas. Éléonore m'attrape par le poignet en évitant soigneusement mes mains bandées et m'entraine à sa suite dans la cuisine. Dans un tourbillon ardent, je suis au milieu de la pièce où une quarantaine d'yeux me fixent sans ciller. J'essaye de soutenir leur regard en me redressant fièrement. Les patients et les patientes sont tous habillés exactement comme moi. Le groupe d'hommes et de femmes est assez hétérogène : des grands, des petits, des moyens venant de tout horizon ethnique. Au bout de longues secondes, je m'avoue vaincue en détournant mon regard vers une gazinière.

- Voici Gabrielle, la nouvelle ! Vous savez celle qui a essayé de s'échapper..., annonce théâtralement la rousse en me donnant un coup de coude amical dans les côtes qui me fait me plier en deux et lâcher un gémissement de douleur.

- Éléonore, un peu de retenue ! la réprimande une infirmière d'une soixantaine d'années à l'air pincé en faisant taire les chuchotements qui s'étaient immédiatement élevés dans toute la pièce. Elle me fixe avant de reprendre. Gabrielle, même si tu as les mains bandées, tu vas devoir dès aujourd'hui participer. Politique de l'établissement.

- Viens, je vais te montrer ce que l'on fait, me chuchote la jeune fille.

Je la suis, nous longeons des grands plans de travail en métal qui sont posés au milieu de la pièce entouré de part en part de gazinières, de planchas, de fours et de lavabos. J'ai du mal à supporter ces murmures et ces regards qui me suivent pendant que nous nous dirigeons au fond de la cuisine. La jeune femme aux cheveux de feu a l'air de complétement passer outre, comme si elle ne les remarquait pas. Je serre les poings et je fixe le sol tout en marchant. Enfin, nous nous arrêtons et Éléonore me montre une énorme marmite. Elle ouvre le couvercle et une délicieuse odeur vient effleurer mes narines.

Je hoche de la tête, approbatrice, Éléonore me sourit fière d'elle. Et m'apprend qu'elle adore cuisiner depuis toute petite, que si elle n'avait pas été là, elle serait devenue chef dans un restaurant ou dans son propre restaurant.

- Quand tu sortiras, je suis sûre que tu réaliseras ton rêve, mais d'ailleurs pourquoi tu t'es retrouvée ici ? lui demandé-je.

Éléonore se referme immédiatement et un silence de mort envahit la cuisine. À nouveau, vingt paires d'yeux me fixent.

Je hausse les épaules, me faire juger comme ça depuis tout à l'heure commence à me taper sur le système.

- C'est bon, je ne savais pas qu'il ne fallait pas demander pourquoi les internés se sont retrouvés ici. Vous aviez qu'à m'informer de vos règles à deux balles. Je ne recommencerai pas, promis, vous pouvez arrêter de me regarder comme si j'étais une bête de foire où c'est trop vous demander ? dis-je en regardant froidement un par un les pensionnaires et les trois personnes qui nous surveillent.

- Mademoiselle Girardin, soyez polie, je vous prie. À la moindre remarque désagréable de votre part, je vous envoie directement dans votre chambre sans manger, me réprimande l'infirmière qui m'avait adressé la parole plus tôt.

- C'est à vous d'être polie avec moi, je suis la patiente ici, lui rétorqué-je en sautant l'occasion pour pouvoir être envoyée dans ma chambre.

- Je vous avais prévenue, je vous emmène dans votre chambre, pas de dîner pour vous. Vous ne le méritez pas. Les autres reprenez-vous, ne vous laissez pas perturber, allez on se dépêche, dit-elle en haussant le ton et en claquant dans ses mains.

Je jubile intérieurement, entre les regards interloqués des autres patients et le fait de pouvoir enfin être seule, je ne pouvais pas en demander plus. Éléonore me chuchote qu'elle est désolée et que tout est sa faute à l'oreille. Je m'écarte un peu d'elle, gênée de sentir son souffle sur ma peau. Je lui fais comprendre qu'il n'y a aucun problème et que je ne lui en veux aucunement.

L'infirmière, que je soupçonne maintenant d'être la cheffe d'équipe me fait traverser les cuisines puis la salle à manger au pas de course, je dois presque courir derrière elle. Elle me presse en m'expliquant qu'elle doit impérativement être de retour pour le repas et que je lui fais perdre son temps. Honnêtement, je me moque royalement et je n'écoute même pas ses réprimandes.

Une fois les portes du réfectoire franchies, nous nous retrouvons dans une ambiance tout autre. À nouveau, un long couloir nous fait face, les murs sont bleu pâle avec des nuages blancs peints au pochoir. Nous le traversons et je n'ai pas le temps d'observer à nouveau le patio et son sublime dôme que je suis à nouveau distancée par l'infirmière.

Arrivées au bout du couloir, nous entrons encore par une double porte pouvant se fermer à clé de l'extérieur dans une pièce carrée que je suppose être une nouvelle salle de détente. Je n'ai pas le temps d'examiner le contenu de celle-ci que l'infirmière avec un soupir de frustration me tire le bras pour me faire avancer. Au bout de la pièce deux portes se trouvent. Sur celle de droite, un pictogramme représentant une femme est gravée et sur celle de gauche : un homme. Pas de mixité dans les dortoirs donc.

La femme sort un trousseau de clés de sa poche et ouvre la porte avec le pictogramme féminin. Je me retiens de justesse de lui dire qu'en réalité, je ne me sens pas femme, mais je pense que la provoquer n'est pas la bonne chose à faire. Étrangement, j'ai l'impression qu'elle ne me porte pas dans son cœur.

Nous déboulons à nouveau dans un couloir, décidément cet institut est vraiment immense. De part et d'autre du mur, des ardoises avec des noms sont collées au mur à côté de portes en bois. Au fond du couloir, se trouve une ardoise vide. Nous nous dirigeons vers celle-ci, je remarque que le nom d'Éléonore est inscrit sur l'ardoise d'en face, je me réjouis. Enfin une bonne nouvelle.

L'infirmière ouvre la porte qui était fermée à clé et me pousse dedans. La pièce est composée du strict minimum : un lit, un bureau, une table de nuit, une armoire et une fenêtre couverte de rideaux opaques. À ma gauche, une autre entrée donne sur une salle d'eau. Chouette pas de sanitaires communs, deuxième bonne nouvelle depuis des semaines.

La vieille femme se dirige dans la salle de bain, remplit un gobelet d'eau, revient et me tend le même cachet rose saumon que l'on m'a fait ingérer plus tôt dans la journée. Je le prends d'une main et de l'autre, j'attrape le verre d'eau. Sans rechigner, je mets le comprimé dans ma bouche et avale l'eau. Elle me fait signer d'ouvrir la bouche et de bouger ma langue de haut en bas pour vérifier que j'ai bien avalé le médicament. Une fois la vérification faite, elle part en s'assurant de fermer la porte à double tour.

Je tends l'oreille pour vérifier qu'elle est réellement partie et je me précipite vers la salle de bain pour aller cracher le cachet que j'avais réussi à cacher entre mes prémolaires et ma gencive. J'ai eu de la chance. Heureusement que cette femme était pressée sinon elle aurait remarqué mon subterfuge.

Ensuite, je vais enfin m'allonger dans mon lit dont le matelas est beaucoup trop dur. À peine ai-je fermé les yeux que j'entends un sifflotement provenant de derrière ma fenêtre. Je me relève brusquement et écoute attentivement. Cet air, c'est exactement le même que la radio jouait dans l'ambulance quand les deux ambulanciers m'ont amenée dans cet institut.

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