Chapitre 24 : Poursuite
Je bouscule les infirmières tenant les portes battantes et je me précipite dans le couloir. Lorsque je déboule dans le corridor, une lumière blanche artificielle me brûle les rétines, mais je continue ma course tout en m'arrachant les cordes vocales à crier le prénom de « Paul ».
Pendant un instant, il n'y a qu'un silence stupéfait qui daigne me répondre. Une fois la stupeur passée, les infirmières, sous les invectives aiguës de Suzanne, commencent à me prendre en chasse tels de petits soldats. Mais, le gain de temps que m'a donné l'effet de surprise m'a déjà permis d'arriver au bout du couloir, qui par chance donne sur une porte identique à celle d'où je suis arrivée.
Je me force alors à me retourner vers les soignantes pour appeler une dernière fois le détenu, et pendant que je lui crie ma présence, je croise le regard d'Anne. Cette dernière n'a pas bougé d'un millimètre et elle me fixe comme si elle n'arrive pas à me reconnaître, comme si face à elle, se déroule un pathétique spectacle dont le sens lui échappe. Cette étreinte visuelle, bien que ne durant qu'une milliseconde, me perce le cœur. Est-ce que je viens de briser la confiance de mon plus fidèle soutien ? Est-ce que plus tard, j'aurai la force et le droit de lui expliquer le plan de Lucien ? Pourra-t-elle le comprendre ? Nous comprendre ?
Je n'ai pas le temps de penser à tout cela, je pousse de tout mon poids la porte battante qui s'ouvre à toute volée sous l'impact combiné de mon poids et de ma vitesse. Le battant s'éclate contre le mur et rebondit d'une telle force que j'arrive à peine à l'esquiver.
Je déboule alors, le souffle court, dans une cage d'escalier où l'obscurité règne. J'ai alors la désagréable impression que si je fais un pas de plus, les ténèbres vont se refermer sur moi sans aucune échappatoire possible. Je vais être prise au piège quoi que je fasse.
Derrière moi, j'entends déjà les pas des soignantes qui se rapprochent, et, sans réfléchir une seconde de plus, je m'engouffre le plus rapidement possible dans la pénombre. Quatre à quatre, plus je dévale les marches, plus l'obscurité s'éclaircit, me permettant de distinguer avec facilité où je mets les pieds. Je refuse de m'arrêter, car je sais que la panique va m'envahir à la seconde où la réalité des conséquences de mes actes va me frapper de plein fouet.
Je m'empêche de regarder derrière moi et je continue à descendre un étage, puis deux, puis trois, et ainsi petit à petit, la course effrénée derrière moi se transforme en pas de velours. Les voix cassées à force de hurlements se transforment en doux chuchotements pour finir en murmures semblables à des caresses.
Mes jambes commencent à s'emmêler, perdues par le mouvement trop répétitif de ma trop longue descente. Je m'arrête alors pour reprendre mes esprits et réussir à empêcher la pointe brûlante qui s'est logée dans mes poumons de s'enfoncer plus profondément dans mon corps. Je me colle contre le mur en essayant de me faire la plus petite possible.
Je compte les secondes et je m'étonne alors de la distance que j'ai réussi à creuser avec eux, surtout que je n'ai dû descendre que deux ou trois étages tout au plus. J'entends alors leurs voix éraillées par les cris. Elles ne courent plus, mais me maudissent et se questionnent sur mon étrange rapidité.
Je m'écrase encore plus contre le mur, en retenant de plus en plus difficilement ma respiration. Le petit groupe arrive alors à quelques marches au-dessus du palier sur lequel je me suis arrêtée. Je suis surprise, car malgré l'obscurité, j'arrive à distinguer nettement leurs silhouettes.
-Je suis vraiment inquiète, Gabrielle va de plus en plus mal", dis-je. Un nœud douloureux se forme dans ma gorge et les larmes me montent aux yeux. Malgré tout ce que je lui fais subir, Anne me considère toujours. Je me mords la lèvre pour m'empêcher de leur signaler ma position.
- C'est parce qu'elle refuse de se faire soigner, on ne peut rien faire pour elle à part l'enfermer. Vous avez été trop gentils avec elle, répond la voix du roquet que je reconnais immédiatement comme celui qui avait fouillé ma chambre à la recherche des pages manquantes du journal du docteur Māyā.
Si le directeur partage l'opinion de ce petit chien, je sens que la punition pour cette fuite va être terrible. Dans tous les cas, il va forcément être au courant de cette petite fuite qui repose sur de maigres espoirs d'avoir le fin mot sur mes visions par une personne qui n'existe peut-être que dans l'esprit de Lucien.
– Tu as sans doute raison, soupire Anne. Un coup de massue s'abat sur moi. Mes jambes se ramollissent d'un coup et je manque de tomber, mais je me retiens de justesse au mur grâce à ma main valide.
– Anne, nous voyons tous à quel point il est éprouvant pour toi de t'occuper d'elle. Tu devrais te retirer de son équipe soignante pour ton propre bien, intervient une inconnue.
– Non, je ne peux pas. Il ne me le pardonnerait pas et je ne me le pardonnerais pas, répond catégoriquement mon infirmière.
La déclaration d'Anne n'a que pour seule réponse une de mes larmes dévalant silencieusement ma joue.
– Là n'est pas le sujet comment a-t-elle fait pour semer aussi rapidement ? On est dans le noir le plus complet et elle aurait déjà réussi à dévaler les étages ? demande une soignante inconnue.
– Ce n'est pas la première fois qu'un patient arrive à fuir aussi rapidement, je te rappelle, rétorque Suzanne d'une voix amère.
– Oui, c'est vrai, mais il s'agissait de Lucien, alors que là on parle d'une petite gamine, chuchote quelqu'un.
– Et alors ? Voilà vos erreurs à toutes ! Vous les sous-estimez trop ! peste l'infirmière en chef en direction de la personne auteur du murmure.
– Désolées..., s'excusent en chœur les soignantes.
Les infirmières passent devant moi sans pour autant me remarquer. À tout moment, j'attends que l'une d'elles se retourne vers moi, mais elles continuent leur chemin. J'en viens alors à me demander si ce n'est pas une ruse de leur part, de me faire croire qu'elles ne m'ont pas vu, pour, lorsque ma garde est baissée, m'attraper. Et pourtant, plus les secondes passent, plus leurs pas s'éloignent du palier où je me trouve. J'entends une porte s'ouvrir et se refermer quelques instants après.
Mes jambes se dérobent sous mon poids, je m'affale par terre. Le dos et la tête contre le mur, je fixe un point invisible devant moi. Mes bras commencent à trembler de nervosité, et je ne peux retenir un éclat de rire sans joie. Je les ai semées, mais à quel prix ? Le visage d'Anne plus tôt s'imprime de nouveau dans mes rétines, et je me force à ne pas y penser. Ce n'est pas le moment de culpabiliser. Je dois finir ma mission. Je dois réussir à établir un contact avec Paul.
Pour éviter que des pensées parasites n'envahissent ma cervelle, je décide de me relever et de remonter les marches. Je me force à ne pas me précipiter à tout moment, j'attends de voir si quelqu'un déboule dans la cage d'escalier. Et pourtant, personne ne vient. C'est trop facile. Pour une fois, je suis d'accord avec cette satanée conscience. Quelque chose cloche. Et c'est à ce moment-là que je perçois cet inaudible mouvement derrière moi.
Baisse-toi et cours.
Je n'ai même pas le temps de comprendre cet ordre que mon corps, dans un réflexe de survie, s'exécute. Je me précipite et monte les marches quatre à quatre.
– Putain ! Tu pouvais pas être plus discret ?! s'exclame la voix gutturale de Tom.
Je n'attends pas d'entendre la moindre réponse, je continue ma course. Tom, et évidemment, il doit être accompagné de Tim, les deux hommes à tout faire de Jokary.
Plus vite.
J'essaie d'accélérer, mais j'ai l'impression que si j'augmente la cadence, mes jambes vont s'emmêler entre elles.
Aie confiance en toi.
Je n'ai pas d'autre choix que de l'écouter et, sans que je ne le remarque, je suis déjà en train de pousser la porte qui mène aux chambres d'isolement. La lumière, d'une blancheur immaculée, me brûle les rétines, des larmes me montent aux yeux instantanément.
– Paul ! hurlé-je d'une telle force que ma propre voix me déchire les tympans.
Encore.
– Paul ! Aide-moi ! m'égosillé-je dans un rugissement presque animal.
Je sens mes cordes vocales s'étirer jusqu'au point de presque se déchirer. Mes oreilles sous mes cris se mettent à bourdonner. Je n'entends plus qu'un bruit sourd. Alors que je m'apprête à reprendre ma course, une main m'attrape une large poignée de mes cheveux, faisant naître une brûlure qui se propage dans tout l'arrière de ma boîte crânienne. La main me tire vers elle, et je m'écrase contre. À peine ai-je touché mon assaillant que ses bras lâchent ma tête et viennent se refermer autour de moi comme l'auraient fait des chaînes de fer. Ses bras cisaillent ma peau.
Saute.
Je ne réfléchis même plus, mes jambes se plient et je saute de toutes mes forces. Mon crâne vient alors percuter un menton. L'impact est d'une telle violence que j'entends un claquement sec. J'ai alors la sensation que tout mon corps se fissure et que chaque craquelure fait naître en moi une douleur comme je n'ai jamais ressentie. Un voile noir s'abat alors sur mes yeux. Derrière moi, j'entends quelque chose de lourd tomber au sol.
Totalement étourdie par la souffrance, je commence à tâtonner autour de moi tandis que j'essaie de reprendre mon souffle. Petit à petit, mes fêlures se referment et le rideau qui s'était abattu sur ma vision se lève. Je me retourne pour découvrir Tom au sol, un filet carmin dégoulinant du coin droit de sa bouche rose et pleine. Il essuie avec sa bouche avec son pouce d'un geste rageur. Je peux lire une telle haine dans ses yeux que je me liquéfie sur place. À côté de lui, Tim nous observe tour à tour stupéfaits.
Le silence est retombé sur le couloir comme une chape de plomb. C'est le calme après l'orage, après la catastrophe, quand tout le monde compte les dégâts. Ma tête me lance des échos d'affliction par vagues régulières. J'ai juste envie de m'effondrer.
Retourne-toi et pars. Ils ne te suivront pas.
Ma tête me lance des échos d'affliction par vagues régulières. J'ai juste envie de m'effondrer et de m'endormir pour ne plus les supporter, et surtout pour ne plus voir Tom. Ce dernier ne m'a pas lâché du regard. J'ai l'impression de me faire emporter par une rafale de marée d'aversion et de malveillance. Sous la puissance de ses œillades meurtrières, je commence à tituber. Et pourtant, je ne peux m'empêcher de faire deux pas vacillants dans leur direction.
– Pourquoi ? demandé-je en chancelant.
Tom se redresse tout en maintenant notre duel silencieux. Je sais que je vais finir par le perdre, après tout je dois me contenter d'avoir gagné cette bataille.
– Pourquoi, quoi ? articule-t-il en sifflant.
À peine a-t-il ouvert sa bouche pour me répondre que des gouttelettes rouges coulent à nouveau de son menton pour venir tomber paresseusement au sol. Sous le coup, ses dents ont dû s'entrechoquer contre sa langue pour venir la mordre. Prise au piège elle a dû se fendre ou se couper.
Tim s'est avancé et s'est maintenant positionné entre nous deux. Il devient alors mon interlocuteur.
– Pourquoi est-ce que vous ne vous transformez pas ?
Le châtain laisse échapper un petit gloussement comme si ma question était la farce de l'année et que la situation l'amuse plus qu'autre chose. Derrière lui, j'entends un soupir et même si je ne le vois pas, je sais que Tom lève les yeux au ciel d'exaspération.
– Parce que nous sommes des Hommes, comme toi. Et les Hommes ça ne se transforme pas, me répond-il de sa voix toujours aussi chaude qu'une brise d'été.
Une vague de douleur plus puissante que les autres s'empare de mon crâne et me terrasse presque.
Pars.
– Non... murmurai-je.
– Quoi ? Non ? Le coup que tu as donné à Tom était violent, tu devrais t'asseoir et te calmer.
L'ambulancier s'avance vers moi, je n'ai pas la force de reculer. Je n'ai plus aucune volonté, je veux juste que mon esprit cesse d'être embrumé par tout ce brouillard rouge de souffrance. Avec mes dernières forces, je m'avance vers lui déterminée, je lui fais signe de se pencher vers moi. Surpris, il s'exécute. Je me mets sur la pointe des pieds tout en m'appuyant sur le mur.
– Je passe pour la folle, mais je sais ce que vous êtes, Uxoricides ! hurlai-je dans son oreille.
Il s'éloigne de moi brusquement en criant de douleur, et, pendant un si court instant qu'il me semble avoir rêvé, ses traits se déforment d'une haine sourde bien pire que les œillades meurtrières que son collègue m'a lancées plus tôt.
Pars.
Lentement, la gorge et le cerveau en feu, je me retourne. Je ne suis même pas surprise lorsque, à l'autre bout du couloir, je remarque le Directeur planté là, seul, à observer la scène. Depuis quand est-il arrivé ? Est-ce qu'il s'amuse ? À-t-il de la peine de me voir sombrer dans ma folie ?
Le bourdonnement qui a envahi mes tympans devient tellement puissant que j'ai l'impression que tout mon corps commence à trembler. Je me penche alors en avant en serrant les lèvres et j'effectue une référence adressée au spectateur et maître des lieux.
***
Les ressorts du matelas s'enfoncent dans mon dos. Je les ignore, l'échec de notre plan et mon mal de tête balayent toutes mes sensations par des vagues acides et amères de déception continuelles.
Cela fait neuf perfusions que je suis dans cette pièce matelassée, trop blanche et trop vide pour pouvoir ouvrir grand les yeux. Cela fait neuf perfusions que j'essaie de me mettre debout, neuf perfusions où ma tête, aussi lourde que du plomb, m'empêche de me lever, neuf perfusions qu'Anne me change, celle qui me maintient en vie.
C'est mon infirmière qui me prodigue mes soins, ma nourriture et fait ma toilette. C'est Anne, celle que j'ai trahie plus d'une fois, qui s'occupe à nouveau de moi. Je n'ai pas tout de suite remarqué que c'était elle qui s'occupait de moi, car à chaque fois qu'elle entre dans ma pièce, elle ne me parle pas, ne fait pas de bruit. Je me demande maintenant si ce ne sont pas des consignes qu'elle a.
J'ai réussi à percer à jour l'identité de ma seule et temporaire visiteuse lorsqu'elle a changé mes draps. Je faisais alors semblant de dormir, car la compagnie était la dernière chose dont j'avais envie. Le moindre son, même le plus léger, me donnait une migraine qui m'agrippait les tempes pendant des heures. Mais, en changeant mes draps, j'ai vu ses mains et surtout son annulaire gauche avec sa bague de mariage. J'avais vu cette bague sur les longs et fins doigts d'Anne.
Après cette découverte, j'ai attendu nos rendez-vous muets comme un chien qui attend son maître après sa journée de travail. Pourtant, dès que j'entends le cliquetis caractéristique de la porte, je me refuse à l'accueillir et je ferme les yeux en savourant son contact. Dans ces moments, mes pensées s'envolent au-delà de cette pièce immaculée et rejoignent mon foyer. Je m'imagine assise dans le salon en compagnie de ma maman.
Mais, au fur et à mesure que j'arrive à rester éveillée plus de quelques heures d'affilée, les interventions de ma soignante s'espacent de plus en plus. Pendant cette solitude, j'essaie toujours d'établir un contact avec mon voisin de cellule, mais en réponse à mes appels, je ne reçois qu'un silence assourdissant. « Paul », ces quatre lettres résonnent pendant un temps infini contre les quatre murs couverts de mousse, rendant mon supplice encore plus insupportable qu'il ne l'est déjà.
Parfois, je pense à Lucien et à Éléonore, je me demande ce qu'ils font, s'ils s'inquiètent pour moi ? Et surtout, je me rappelle avec une joie féroce ma confrontation avec Tim et Tom. Cette dernière est mon seul réconfort, car même ma conscience, au lieu de me tenir compagnie, s'obstine à se taire. Est-elle vexée que je ne l'ai pas écoutée quand elle m'a demandé de partir de ce couloir ?
Soudain, un déclic retentit dans la pièce. Lentement, je tourne ma tête vers la porte, m'attendant à voir Anne entrer.
Toc... Toc... Toc...
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