Chapitre 21 : Fugue

     Pour la énième fois depuis que le repas a débuté, je soupire lourdement. Nous sommes seuls, assis de part et d'autre de la table, l'un en face de l'autre. Aucun de nous deux ne desserrent ses lèvres. Nous mangeons en silence, il ne me regarde même pas. J'ai beau essayer de croiser son regard pour engager la conversation, il semble éviter tout contact avec moi.

Tout autour de moi, je sens les autres patients épier le moindre de nos mouvements. J'ai l'impression d'être un animal savant dont on attend qu'il fasse un tour. Lucien, lui, n'a pas l'air de ressentir la moindre gêne. Il continue de fixer son assiette tout en mangeant avec appétit.

Je soupire de nouveau, et cette fois-ci je vois les épaules de mon voisin de table se contracter légèrement. Est-ce que je vais enfin avoir une réaction de sa part ? J'attends plusieurs secondes, mais c'est comme si son mouvement n'a été qu'un tour de mon esprit.

Je pousse alors mon assiette vers lui. Mon geste le fait lever ses yeux noirs vers moi. Ses sourcils broussailleux se haussent légèrement. Est-ce que c'est sa façon de m'interroger ?

– Je n'ai plus faim et on n'a pas le droit de gâcher alors prends le reste de mon plat, dis-je en me forçant à sourire.

– Tu n'as presque pas mangé, constate-t-il.

– J'ai bu un chocolat chaud avec Anne juste avant, l'informé-je pour tenter de commencer une conversation.

Lorsque j'évoque le nom d'Anne, ses lèvres pleines s'entrouvrent légèrement comme s'il a envie de me dire quelque chose, mais au dernier moment, il baisse la tête et attire mon assiette vers lui.

– Non, ne me dis pas que c'est ça votre secret à tous les deux ? m'exclamé-je en faisant une moue choquée.

Lucien relève la tête d'un coup comme si une mouche l'avait piqué. Toute son attention est dirigée vers moi et est d'une telle intensité que j'ai du mal à soutenir son regard ébène. Pendant un très court instant, il patiente comme s'il attend que je lui dévoile ma découverte, voyant que je ne me décide pas à lui parler, il articule de sa voix grave :

– Et c'est quoi notre secret ?

Ainsi, Anne et Lucien cachent réellement quelque chose. Mon infirmière a vraiment un comportement étrange depuis sa mise à l'isolement. Ont-ils des informations en rapport avec les monstres que je vois ? Non, cela ne peut pas être ça, Anne ne croit absolument pas en leur existence, elle me l'a déjà prouvé à plusieurs reprises.

– Alors c'était donc vrai...continué-je avec un demi-sourire.

Maintenant, mon interlocuteur ne mange plus du tout. Intérieurement, je jubile, l'après-midi va peut-être se montrer plus intéressante que prévue, après tout, il est patient depuis plus longtemps que moi, c'est sûr qu'il sait des choses. Je remarque qu'il s'apprête à me répondre, mais je le devance :

– Je n'arrive pas à croire que vous ayez ce type de relation.

Lucien qui a porté un verre à sa bouche pour se désaltérer crache son contenu dans son assiette. Je reçois quelques gouttes sur la joue que j'essuie d'un geste amusé et dégoûté. Mais l'amusement de voir quelqu'un de si sérieux dans une situation si grotesque balaie mon écœurement de recevoir sa salive sur mon visage et j'éclate alors de rire.

Les joues de mon voisin de table prennent une teinte rosée tandis qu'il regarde les alentours et voit tous les autres patients me dévisager. Mais à ma grande surprise, ses lèvres rouges s'étirent elles aussi légèrement.

– Tout va bien Lucien ?

C'est l'infirmière en chef qui est venue à notre table. Elle me regarde comme si j'étais un extraterrestre et semble inquiète. Quand Lucien réalise qu'elle s'adresse à lui, son sourire s'efface et il hoche de la tête sans lui répondre, ce qui a pour effet de me calmer instantanément.

–Moi aussi, je vais bien ! claironné-je à l'intention de Suzanne.

Cette dernière m'ignore complètement et repart à son poste d'observation en faisant signe aux autres malades de recommencer à manger. Quand j'estime qu'elle est à une distance raisonnable de notre table, je reporte mon attention sur Lucien, celui-ci a repris son visage neutre qui ne laisse filtrer aucune émotion. J'essaye à nouveau de capter son attention, mais c'est peine perdue. Cette fois-ci, il ne se laisse pas avoir par mes petites tentatives et il m'ignore tellement que j'ai l'impression d'avoir rêvé le sourire qu'il a esquissé il y a quelques secondes.

Lorsqu'il a fini mon assiette, il la pousse sur le côté puis il lève ses yeux noirs vers moi et c'est à ce moment que je remarque à quel point ses longs cils lui donnent un air doux. Dommage qu'il a un tel caractère, avec un petit sourire de temps en temps et un peu de discussion, je suis sûre que nous pourrions devenir amis. Pourquoi est-il si désagréable ?

– Allons dehors après le repas, m'informe-t-il sans que je n'aie mon mot à dire.

– Je ne veux aller nulle part avec toi, rétorqué-je d'un ton sec.

– Tu essayes de faire la conversation pendant tout le repas et maintenant, que je t'en laisse l'occasion, tu ne veux plus ?

De frustration, je prends mon assiette pour mettre mes couverts ainsi que mon verre dedans, puis je me lève sans l'attendre. Derrière moi, j'entends sa chaise racler le sol et je le sens me suivre. Je respire fortement pour lui faire comprendre mon mécontentement, mais il l'ignore et me dépasse. Le fait que Lucien se soit levé pour rendre son assiette signe toujours la fin du repas.

Majestueux comme un lion régnant sur son territoire et sur ses sujets, je l'observe marcher d'un pas résolu à travers le réfectoire. C'est vrai que de lui émane un tel charisme qu'il est difficile de ne pas se soumettre à ses envies. Pourtant, je ne peux pas m'y résoudre, voir une majorité de patientes le suivre et le regarder avec une envie non-dissimulée me donne envie de vomir. Il se trompe lourdement quand il pense que je suis à sa disposition.

Je rejoins donc tous les malades qui sont maintenant eux aussi debout. J'essaye à travers la foule de chercher une chevelure rousse mais je n'en vois nulle part. J'espère qu'il ne lui est pas arrivé des bricoles avec le directeur de l'Hôpital.

Tout en réfléchissant à l'attitude étrange de mon amie, je me dirige donc avec le flot des patients dans la cantine pour attendre d'être répartie dans les tâches que les infirmières vont nous confier. Mais une infirmière qui me semble être celle qui est allée mettre sans dessus-dessous ma chambre me rattrape et m'indique que je suis exempte de tâches en me montrant Lucien du doigt. Ce dernier regarde dans notre direction, il a les bras croisés et son pied droit tel un métronome bat la mesure.

Lentement, je sonde mon interlocutrice pour voir si j'ai une chance d'échapper à cet entretien spécial avec le roi de l'institut. Celle-ci s'impatiente légèrement et me demande d'aller à la rencontre de Lucien. De mauvaise grâce, je m'exécute et je le rejoins, puis alors qu'il s'attend à ce que je m'arrête à sa hauteur, je le dépasse.

Pendant que je continue de marcher, j'entends des pas résonner derrière moi. Au sol, j'aperçois une ombre à mes côtés qui s'agrandit de plus en plus.

– Où vas-tu ? me questionne-t-il.

– Dehors, répliqué-je.

– Nous devons attendre que quelqu'un nous accompagne.

– Pourquoi ?

– Nous allons avoir des ennuis.

– Tu en as déjà, et j'en ai déjà aussi, constaté-je d'un air las.

Lucien ne répond pas, mais il soupire doucement et pourtant je suis certaine de l'entendre sourire. J'accélère le pas, peut-être que cette excursion me vaudra un isolement, mais j'ai désespérément besoin d'air. Tout d'un coup, quelqu'un nous appelle, et nous invective de l'attendre.

Je n'ai pas le temps de me retourner que je sens une main ferme et calleuse me prendre le bras et me tirer vers l'avant pour m'entraîner à sa suite. C'est Lucien, ensemble nous nous mettons à courir et nous entrons avec fracas dans le dortoir. Je ne connais que le chemin passant par la réserve pour aller à l'extérieur, mais ce n'est pas le cas de mon comparse de fuite. Derrière nous, j'entends des bruits de pas précipités et des cris nous interpellant.

Nous nous dirigeons avec hâte vers une porte située à l'opposé de la pièce. Nous allons à une telle vitesse que j'ai l'impression de m'élever de quelques centimètres du sol. Une sensation aussi fugace qu'intense de peur me traverse de toute part, dans un méandre de mon cerveau une alarme s'allume. Mais celle-ci est vite éteinte par l'adrénaline de notre fuite. Lucien ouvre avec vigueur la porte battante d'une main comme si elle est faite de carton.

– Allons sur la colline, haleté-je.

– Non ! Je connais un meilleur endroit où nous sommes sûrs d'être tranquilles, me répond-il à peine essoufflé.

Dès que nous sortons, l'air froid m'attaque le visage comme si chaque particule est faite de minuscules aiguilles. Le vent gelé s'engouffre dans ma gorge et dans mes poumons laissant sur son passage sa brûlure caractéristique. Trop concentrée sur les multiples points de côté qui apparaissent partout dans mon corps, je ne regarde pas où nous allons. Et pourtant alors que mon organisme ne suit pas le rythme effréné de notre course, je sens que Lucien accélère encore.

Je suis projetée vers l'avant et à chaque pas j'ai l'impression que je vais m'écraser contre la terre durcie par le gel. Mais Lucien resserre sa prise sur mon bras pour éviter toute chute de ma part. Derrière nous, je n'arrive pas à discerner si des soignants nous pourchassent, car des bourrasques dues à notre vitesse s'engouffrent dans mes oreilles m'empêchant d'entendre le moindre bruit. Des larmes, provoquées par la baisse de température liée à la brise commencent alors à perler aux creux de mes yeux pour s'écouler lentement sur mes joues elles s'écoulent alors sur mes joues et je suis maintenant complètement aveuglée.

Alors que j'ai l'impression que nous courrons pendant des heures, Lucien s'arrête si subitement que je suis projetée contre son dos. Je grogne et je me mets à côté et alors que je m'apprête à manifester ma désapprobation à l'égard de son comportement, je m'arrête net lorsque je vois que nous en face du mur qui délimite l'enceinte de l'hôpital.

Il ne me laisse pas le temps de réfléchir qu'il a déjà le genou par terre ses mains croisées dessus. Il penche sa tête sur le côté comme pour m'inciter à vite prendre appui et à franchir le mur. Exercée par ma sortie nocturne avec Éléonore, je pose rapidement mon pied sur ses paumes. À peine ai-je fait une telle action que je suis soulevée à une vitesse folle. À cause de l'élan fourni par Lucien, alors que je suis censée m'appuyer sur la tranche de la cloison de pierre, ma main retrouve le vide de l'autre côté.

Je n'ai même pas le temps de comprendre ce qu'il se passe que complètement déséquilibrée, je tombe la tête la première dans le vide. Et alors que j'attends de me fracasser le crâne contre la terre. J'ouvre les yeux et je la vois se rapprocher au ralenti, mais surtout toute trace de couleur a disparue. La terre et l'herbe ne sont faites que de nuance de gris. À cet instant, je remarque que même la gravité semble avoir été réduite à son minimum. Comme dans un rêve, mon corps se retourne de lui-même en un salto arrière.

Avant que je ne réalise ce qu'il vient de se passer, mes pieds s'écrasent au sol provoquant une onde de choc dans tous mes os. Je relève la tête complètement stupéfaite et à ce moment, je vois Lucien à cheval sur le mur en pierre me rendre mon regard. Lui, aussi n'a pas l'air d'en croire ses yeux.

– Tu as vu ça hein ? commencé-je.

– Lucien, Gabrielle ! Où êtes-vous ?! s'exclame une voix paniquée que je reconnais être celle d'Anne.

Lucien se retourne comme piqué par une abeille et je le sens hésiter à me rejoindre. Mais au bout de quelques secondes, il saute et atterrit gracieusement sur le sol. Sans m'attendre et m'adresser le moindre mot, il se met à marcher. Je reste plantée là, complètement abasourdie par tous les événements qui me reviennent brusquement en tête. J'ai envie de m'assoir par terre me maudissant d'avoir succombé à mes pulsions. Pourquoi nous sommes nous enfuis comme ça ? J'étais censée gagner la confiance du personnel et surtout d'Anne pour pouvoir écrire une lettre à mes parents pour pouvoir sortir de là. Et voilà que tout l'hôpital est alerté de la fuite de deux patients complètement instables. Et si Lucien fait une crise de colère, comment je fais pour le gérer ?

– Tu viens ou tu restes plantée là ? m'interpelle Lucien.

Je maugrée dans ma barbe qu'il ne se rend pas compte de la situation. Mais celui-ci m'ignore complètement et commence à s'enfoncer dans la forêt d'un pas tranquille. Je lui demande de m'attendre, mais il n'en fait rien. Je dois donc courir derrière lui pour arriver à ses côtés.

J'observe les alentours, les arbres sont si hauts que je dois me rompre le cou pour apercevoir leurs cimes. Leurs troncs sont si larges que je suis sûre qu'un seul d'entre eux permet de fabriquer le mobilier d'une maison entière. Toutes les plantes autour de nous sont dégarnies de leur vert apparat. Seule l'herbe et quelques bourgeons sur les branches sinueuses de ce que je crois reconnaître être des chênes tranche avec la grisaille de la sylve. J'ai l'impression que celle-ci s'accorde parfaitement avec mon humeur maussade, même si parfois des oiseaux rompent le calme glacé de la forêt par leurs chants enjoués et mélodieux.

Nous marchons côte à côte et à certains moments, Borée nous joue des tours en laissant un vent frais soulever nos vêtements. Plusieurs fois, je frissonne et lorsque je soupire, une buée s'échappe de ma bouche. Lucien n'a pas l'air plus impacté que ça par la fraîcheur ambiante, Parfois, il s'arrête et regarde aux alentours comme s'il cherche un chemin précis.

– Où allons-nous ? lui demandé-je.

– À l'abri du vent.

– Où ça ?

Il s'arrête et me regarde perplexe comme si la question que je viens de lui poser est la chose la plus grotesque que quelqu'un lui a dite. Je me renfrogne sur moi-même.

– Je suis un parfait inconnu, j'ai au moins le droit de savoir où nous allons, ronchonné-je.

– Plus loin, il y a une grotte, m'informe-t-il.

– Comment connais-tu son existence ?

Il ne répond pas et je n'ai pas besoin d'explications quant à sa connaissance d'un tel endroit. Lucien est là depuis longtemps, vu sa stature et sa force cela me semble évident qu'il a déjà essayé de fuguer. Peut-être est ce pour ça qu'à l'hôpital tout le personnel semble le prendre avec des pincettes.

– Ils vont nous retrouver, observé-je.

– Oui.

– Je suis bonne pour l'isolement, et toi pour rallonger ton séjour.

– En effet, reconnaît-il sans la moindre émotion.

Je soupire et nous continuons de marcher. Seul le bruit de nos respirations vient rompre le silence entre nous deux. Je ralentis et je me retrouve derrière le rasé, lorsqu'il fait un pas, je peux observer les muscles se contracter et se décontracter sous son pull. Devant moi, se trouve une vraie force de la nature. Je repense avec tristesse à ses bras complètement couverts de morsures et de piqûres et à ce moment, mon poignet blessé me lance soudainement d'une vive douleur.

Je soulève ma manche et je vois le bandage que m'a fait le Directeur de l'hôpital, puis je reporte mon attention sur les bras de Lucien. Est-il seulement possible qu'une des blessures de mon acolyte soit la même que celle que j'ai au poignet ? S'il est aussi étrange, peut-être est-ce parce que lui aussi a déjà rencontré un Insulagos ? Rien que de repenser à cette nuit, je sens mon cœur manquer un battement. La panique qui connaît désormais le chemin de mon cerveau par cœur l'envahit à une vitesse folle.

Je m'arrête, les larmes aux yeux presque persuadée qu'à tout moment ce monstre va surgir de n'importe où dans les bois. Lucien doit sentir que je me suis arrêtée, car il se retourne vers moi. Quand il comprend que je ne vais pas bien, il fait un pas dans ma direction plus intrigué qu'inquiet. Je regarde ses bras incapables de m'en détacher. Il le voit et il les cache derrière son dos.

– Dis, est-ce que toi aussi, tu l'as rencontré ?

Je le vois tressaillir. Une lueur d'appréhension illumine ses yeux noirs. Son visage se contracte entièrement. Il passe une main dans ses cheveux rasés comme pour reprendre sa contenance.

– Qui ça ? m'interroge-t-il d'une voix blanche.

Lucien est face à moi, j'ai l'impression de me recroqueviller sous l'intensité de son regard. Une pression m'écrase la gorge et m'empêche de parler correctement. Je dois déglutir à plusieurs reprises et faire l'exercice de respiration que le Directeur de l'hôpital m'a montré pour réussir à me retrouver un semblant de calme. Je prends une profonde inspiration de l'air glacial qui me permet de chasser l'angoisse sourde qui a fait son nid dans mes poumons.

– L'Insulagos, lui répondis-je d'une voix forte.






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