Chapitre 20 : Destin existes-tu ?
Plusieurs secondes ou minutes s'écoulent sans que je n'arrive à faire quelque chose ou à avoir la moindre pensée cohérente. J'ai l'impression que les exercices de Monsieur Jokary m'ont complètement épuisée.
Subitement, je sens ma gorge se flétrir, je ne le remarque que maintenant, mais le chocolat du gâteau m'a déshydratée. Je me redresse et me lève de mon lit en chancelant en direction de la salle d'eau. Une migraine m'empêchant de repenser à ma rencontre avec le Directeur de l'hôpital m'enserre les tempes.
Avec difficulté, j'arrive dans la pièce, j'ouvre le robinet et n'ayant pas de gobelet, je suis obligée de pencher ma tête pour réussir à me désaltérer. Pendant que l'eau coule telle un torrent salvateur dans ma gorge et sur mon menton, j'entends la porte de ma chambre s'ouvrir.
– Gabrielle ? demande une voix que je reconnais être celle d'Anne.
– Anne, je suis dans la pièce d'à côté.
L'infirmière entre dans la salle de bain et lorsqu'elle me voit elle laisse échapper son fameux rire toujours aussi communicatif. Je suis incapable de résister bien longtemps à ces petites notes aiguës qui parfois se transforment en reniflement. Bientôt, moi aussi, je me mets à rire, et alors son gloussement devient une hilarité dont je suis tout de suite contaminée. Désormais, toutes les deux nous n'arrivons plus à respirer correctement, dès que nos regards se croisent nous repartons dans un fou-rire de plus belle. Mon ventre commence à me brûler et je suis alors obligée de me plier en deux.
Pourtant, bien que nous nous esclaffons, mon rire ne m'est pas agréable pour autant. Je ne sais pas pour Anne, mais le mien est nerveux, tempétueux comme si je retiens depuis trop longtemps une pression qui ne demande qu'à sortir depuis des lustres. J'ai mal, mais en même temps, je me sens libérée d'une nervosité qui me rongeait sans cesse l'estomac. Je suis incapable de m'arrêter, mon corps est secoué de soubresauts qui me transpercent les muscles de mon abdomen. Alors je baisse mes défenses et je laisse déferler un nouveau raz-de-marée d'émotions par le rire.
Je suis emportée par ce flot de sensations, et ensemble, Anne et moi, nous partons dans un univers où nous sommes incapables de penser à quelque chose à part à la brûlure que nous provoquent les contractures de nos abdominaux.
Il nous faut bien plusieurs minutes sans croiser nos regards pour que nous arrivons à nous calmer. Quand je suis sûre d'avoir assez rigolé pour des années entières, je l'observe alors intriguée parce qui a provoqué cette crise d'hilarité. Sur son front, perlent de minuscules gouttes de sueur qu'elle éponge avec un petit mouchoir en tissu où sont brodées des marguerites.
Son nez en bec d'aigle se plisse légèrement tandis qu'elle lève ses yeux bleus-gris vers moi. Elle me sourit tendrement, mais ne desserre pas ses fines lèvres roses. Je comprends alors que nous passons une promesse tacite. Personne ne doit être au courant que je viens de voir Anne craquer à cause d'une pression dont j'ignore la teneur exacte. Je lui rends son regard et imperceptiblement, elle acquiesce. Le marché est conclu, mon infirmière aussi n'a pas le droit d'informer qui que ce soit de ce qu'il vient de se passer dans ce cabinet.
– Pourquoi es-tu ici ? interrogé-je.
– Pour te ramener avec les autres patients.
Elle esquisse une moue désolée lorsqu'elle voit mon visage s'assombrir. Je soupire, ici ça ne sert à rien de s'opposer à qui que ce soit, cela me desserre toujours plus qu'autre chose. Et surtout, je n'ai pas la force de me rebeller une nouvelle fois.
– Très bien, dans tous les cas, je n'ai pas le choix, soupiré-je.
– Tu commences à connaître la maison, acquiesce-t-elle.
Son ton se veut enjoué, mais tout chez elle transpire la tristesse. Qu'a-t-elle donc ? Je n'ose pas lui demander de peur qu'elle se referme complètement pourtant, mais je pourrais peut-être profiter de son état pour en savoir plus sur le Directeur.
– Je te suis Anne, mais est-ce que là-bas je pourrai manger ? Le gâteau n'a pas suffi.
Elle hoche la tête, je lui souris, coupable de profiter de sa faiblesse pour assouvir ma curiosité. Elle est tellement gentille. Alors que je m'apprête à sortir de la chambre, elle me rappelle que je suis pieds nus et qu'elle m'a apporté des chaussons.
Je n'avais même pas remarqué que l'on m'avait changé, depuis mon arrivée dans la clinique, tous mes vêtements se ressemblent. Mais surtout, je n'avais même pas senti la morsure froide du carrelage sur mes pieds. Une fois que j'ai mis les charentaises nous sortons enfin de la chambre et arrivons dans le couloir, les portes à cet étage sont oranges et quelques dessins (sûrement de patients) sont accrochés sur le mur.
– Tu sais, j'ai eu la visite du Directeur de l'Hôpital, dis-je avec mon ton le plus détaché possible.
J'observe Anne pour voir l'effet de ma déclaration sur elle. Au moment où je prononce le mot « Directeur » elle a dégluti beaucoup trop violemment et est maintenant prise d'une quinte de toux.
– Tout va bien ? m'inquiété-je.
– Oui, me répond-elle en me repoussant doucement.
Je recommence à marcher nonchalamment en faisant mine à ne pas paraître suspicieuse. Nous faisons quelques pas.
– Tu sais, il m'a dit qu'il allait être mon kiné.
Un silence suit ma déclaration, je lève alors la tête pour croiser son regard. Celle-ci me fixe, ses yeux bleus ne laissent rien transparaître.
– Pourquoi me dis-tu tout ça, Gabrielle ? me demande-t-elle.
Je peux percevoir une pointe de curiosité, mais aussi de méfiance dans sa voix. Nous passons un groupe de médecin et j'attends qu'ils passent devant nous pour lui répondre.
– Je suis juste surprise qu'un directeur d'hôpital aient des patients, il doit être très occupé.
– Je commence à te connaître, tu as quelque chose derrière la tête.
C'est à mon tour de ne pas être capable de cacher ma surprise. Mon interlocutrice me sourit doucement et d'un geste tendre, elle me caresse la tête.
– Gabrielle, tu sais, j'ai eu affaire à beaucoup de patients, je commence à vous connaître. Alors si tu veux me demander quelque chose, demande-le-moi franchement.
– Oui, tu as raison. J'ai quelque chose à te demander, murmuré-je.
– Je t'écoute.
– Non pas ici, les murs ont des oreilles, répondis-je en fixant une infirmière passant juste à côté de nous.
Anne ne me répond pas et nous continuons de marcher sans une parole. Ce silence n'est pas lourd, il est au contraire léger et même agréable. Cela fait si longtemps que je me suis sentie aussi à l'aise avec une personne. Subitement, je repense à Marie, ma meilleure amie et une vague de nostalgie mêlée à de l'affection m'emplit les poumons jusqu'à me faire suffoquer. Ma vie d'avant me manque tellement.
J'accélère le pas refusant qu'Anne s'inquiète davantage pour moi, j'ai l'impression que depuis quelque temps, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Mon infirmière me suit sans me poser de question quant à ma soudaine accélération.
Nous marchons à travers les couloirs de l'hôpital et je remarque alors à cet instant que ma première impression quant à cet endroit était fausse. L'institut ou du moins cette partie n'est pas du tout un labyrinthe. Les couloirs se ressemblant peuvent donner de prime abord cette idée, mais il suffit d'être un minimum attentif pour remarque que chacun des étages possède des portes aux couleurs différentes, et que, des petites pancartes en bois blanc indiquent des directions à chaque intersection.
Au bout de quelques minutes, nous arrivons enfin aux portes qui mènent au réfectoire. Nous les ouvrons et nous tombons sur une cantine silencieuse. L'horloge murale indique dix heures du matin ce qui signifie que les autres patients doivent être dehors en ce moment. J'ai légèrement moins d'une heure de paix avant qu'ils ne nous rejoignent pour débuter la préparation du repas.
– Assis toi là, je vais te chercher de quoi grignoter, me dit mon infirmière en me désignant une table.
J'hoche la tête et je vais m'assoir à la place désignée. Vais-je vraiment réussir à lui demander d'envoyer une lettre clandestine ? Elle a l'air d'être tellement préoccupée par quelque chose ? Je dois partir d'ici, de cet hôpital, le Directeur me laisse un goût âpre dans la bouche, j'ai un mauvais pressentiment le concernant. Et puis surtout Éléonore, elle qui n'a jamais peur de rien, pourquoi a-t-elle réagi de la sorte lorsqu'elle a vu Monsieur Jokary ? Même Anne semblait plutôt sur ses réserves quand j'ai mentionné son nom.
Je fixe le dôme du patio en quête de réponses à mes nombreuses questions. Pourquoi Pandore a-t-elle ouvert cette boîte alors qu'on l'avait mise en garde contre les dangers de cette dernière ? Et moi, n'étais-je finalement pas une Pandore ? Plusieurs fois, le Docteur Buile et le Docteur Māyā m'avaient rappelé ma maladie et ses effets et pourtant même si je veux les croire à chaque fois que ma résolution est prise, une nouvelle chose cauchemardesque m'arrive. Et alors que tout être normalement constitué devrait être détruit par ses visions et ses entrevues, j'arrive toujours à me relever, poussée par une curiosité infaillible qui m'intime de comprendre dans les moindres détails ce qu'il m'arrive. Mais est-ce vraiment pour mon bien ? Ne suis-je pas comme cette héroïne tragique en train de courir à ma propre perte ? Peut-être que mon sort est joué d'avance, qu'au final, le destin a été mis en marche pour moi lors de cette fatidique nuit d'octobre ?
Je secoue la tête. La destinée n'est qu'une fable racontée par ceux qui veulent se dédouaner de leurs mauvaises actions. Mon regard se détourne lentement du visage gracieux de Pandore pour tomber sur la petite boîte que la femme tient résolument fermée. C'est vrai, il existe encore l'espoir, l'espoir que tout se passe bien, que tout aille bien. Il ne me tombera pas dessus, c'est moi qui dois prendre ma chance et la provoquer. Je dois partir de cet hôpital même si cela équivaut à abandonner Éléonore.
Penser à mon amie me serre le cœur, mais je sais ou j'espère qu'elle pourra se relever de mon départ. Ici, elle a des personnes sur qui compter. Elle est là depuis plus longtemps que moi, oui, c'est ça, je ne suis pas indispensable à son bien-être à l'institut. Après tout, on ne se connaît que depuis quelques semaines. Pourtant, elle m'a été d'une véritable aide et surtout, elle m'a cru sans discuter lorsque je lui avais parlé des monstres que je voyais. Mais m'avait-elle écoutée et admis l'idée que des bêtes démoniaques existaient justement parce qu'elle aussi était malade ?
– Gabrielle, ta capacité d'adaptation m'impressionne vraiment, affirme Anne.
Je sursaute, je ne l'ai même pas entendu revenir tellement j'étais perdue dans mes pensées. Anne sort d'un petit sac, des petits gâteaux, du cacao en poudre du lait ainsi que des couverts et deux tasses. Je la regarde faire en salivant.
– Comment ça ? lui demandé-je surprise
– Regarde Suzanne, l'infirmière en chef t'a à l'œil, tu n'arrives pas à t'intégrer aux patients, mais heureusement qu'Éléonore est là, car vous avez l'air de bien vous entendre même si sa tendance à la cleptomanie t'a déjà joué un tour. Puis, il y a cette histoire de monstres et surtout, tu le sais, ta santé semble se dégrader. Cela me semble idiot à dire, mais à ta place, je serais en train de me morfondre et pourtant, tu es là en train de partager un chocolat chaud avec moi et j'ai l'impression que tes yeux flamboient me criant de vivre ou de me révolter avec toi. Gabrielle, tu es la définition même du courage. J'aimerais être comme toi.
Une bouffée de chaleur m'envahit subitement et je sens mes joues me picoter sous l'effet de la réponse d'Anne à ma question. Mes joues prennent leur indépendance et sans que je ne puisse les contrôler elles s'écartent pour me plaquer sur le visage un sourire niais que j'essaye de camoufler en une quinte de toux.
– C'est gentil merci, mais tu n'as pas à m'envier un quelconque courage, maugrée-je en évitant tout regard vers mon interlocutrice.
Anne rigole doucement face à ma réaction, elle me tend une tasse de chocolat chaud fumante.
– Je ne voulais pas te gêner, j'en suis désolée si c'est le cas. Mais tu avais quelque chose à me demander non ?
Je prends une gorgée du cacao, le goût chaud et réconfortant de la boisson m'emplit le palais et instantanément, j'arrive à me détendre et à rencontre le regard interrogateur d'Anne sans me mettre à rougir.
– Oui, mais je ne sais pas si c'est une bonne idée, soupiré-je.
– Tu me fais peur tout d'un coup, explique-toi s'il te plaît.
– Je sais que c'est injuste de te demander ça parce qu'en ce moment, tu n'as pas l'air très bien, mais tu es la seule qui peut m'aider, commencé-je.
– Gabrielle ne tourne pas autour du pot. Dis-moi ce que tu veux que je fasse, m'ordonne-t-elle.
–Très bien, j'aimerais que tu envoies une lettre à mes parents, mais tu ne dois prévenir personne de cet envoi.
Anne lâche le biscuit qu'elle tient dans sa main. Celui-ci tombe sur la table dans un bruit sec, mon infirmière n'a pas l'air de remarquer qu'elle vient de lâcher le gâteau, elle se contente de me scruter les yeux écarquillés. Ses lèvres roses se pincent pour ne former qu'un trait de chair presque imperceptible.
– Non, je ne peux pas faire ça, dit-elle froidement.
– Anne s'il te plaît ! m'exclamé-je suppliante.
Je m'apprête à renchérir dans mes supplications, mais je suis coupée net. Face à moi, mon infirmière vient de s'écrouler sur elle-même, la tête entre ses mains, ses cheveux blonds sont éparpillés sur la table. Tout d'un coup j'entends un léger sanglot s'échapper de la barrière qu'elle a formé avec ses bras.
Le pleur n'est pas désespéré, mais il est las comme si la femme que j'ai en face de moi avait besoin de le laisser partir pour ne pas sombrer dans une profonde mélancolie. À peine me suis-je levée de ma chaise pour tenter d'aller la réconforter que mon infirmière est déjà debout, une larme roulant le long de sa joue.
J'essaye de m'approcher d'elle pour essayer de lui parler, mais elle s'éloigne de moi, le regard planté vers les portes de la cuisine.
– Les autres patients vont arriver, mange vite et après, tu les rejoindras, m'informe-t-elle d'une voix remplie de trémolos.
– Mais... Anne...
Je n'arrive pas à finir ma phrase, incapable de dire quoique soit pour lui montrer ma compassion qui pourtant, je le sais déborde pour elle. Je me rassois et finis alors de manger mes biscuits et de boire ma boisson. Cette dernière au lieu de me réchauffer me glace entièrement, et si Anne va répéter aux docteurs ou pire au directeur ma demande ?
Ma panique naissante est coupée lorsque les portes menant à la salle de jeux s'ouvrent et que des patients déboulent dans le réfectoire dans un brouhaha tonitruant. Anne souffle et se pare de son habituel petit sourire mais celui-ci sonne faux comme une gamme dysharmonique.
Instinctivement, je me mets à grimacer, mais je n'ai même pas le temps de la rejoindre que les portes de l'autre côté de la cantine s'ouvrent elles aussi dans un immense fracas. Ravie de ne plus être le centre de l'attention, je me retourne pour voir qui est le nouvel arrivant. Et alors que je m'attends à voir Éléonore me courir dans les bras, je peux apercevoir au contraire Lucien, les mains dans les poches, accompagné du Directeur de l'Hôpital.
Je déglutis tellement brutalement que je manque de m'étouffer avec ma salive. L'ambiance devient lourde et pesante et plus les deux hommes s'approchent de nous plus je vois les couleurs du visage d'Anne s'effacer. Elle est d'une telle pâleur que j'ai peur qu'elle fasse un malaise, pourtant, elle semble ancrée sur ses positions comme si elle était prête à sauter au visage de Monsieur Jokary. Même si je ressens tous les efforts qu'elle fait pour cacher son animosité envers son supérieur, la façon dont elle s'est redressée, tendue comme un arc et surtout le fixant sans ciller ne peut me tromper. Elle le déteste, non ce n'est pas vraiment de l'aversion, mais plutôt un mélange entre de la peur et du mépris.
Lorsque Lucien et le directeur arrivent à notre hauteur, ce dernier se penche pour murmurer quelque chose à l'oreille du rasé, celui-ci esquisse un léger mouvement de recul, mais dominant de quelques centimètres mon kiné, il fait tout de même l'effort de se baisser légèrement pour être à sa hauteur. Il écoute attentivement ce qu'il lui chuchote. Lorsque Monsieur Jokary a fini, il me regarde avec un grand sourire aux lèvres et pousse Lucien d'une tape dans le dos vers moi.
Il semble hésiter et pourtant il se rapproche de nous comme à son habitude il a l'air d'être en proie à une douleur invisible que lui seul subit. Un léger instant quand il croise le regard de ma soignante son expression change et ses traits anguleux s'arrondissent pour prendre un air doux. Dès qu'il remarque que j'ai vu son changement de comportement, son visage comme fait d'argile se remodèle pour reprendre son habituel air taciturne.
– Merci de t'être inquiétée pour moi. Je vais bien, m'informe-t-il du bout de la langue.
Les deux adultes étaient peut-être trop occupés à se toiser pour voir à quel point ces deux phrases sonnent fausses et creusent. Après tout moi-même, j'avais utilisé la situation de Lucien pour rentrer dans les bonnes grâces du Directeur. Et maintenant voilà que celui pour qui je faisais semblant de m'inquiéter me remerciait avec difficulté de ma feinte sollicitude.
Derrière nous, un mouvement se fait entendre et tout d'un coup la voix de l'infirmière en chef retentit pour ordonner aux autres patients d'aller préparer le repas et d'arrêter de rêvasser. Certains, les plus téméraires protestent, mais leur rébellion est de courte durée lorsque d'autres soignantes les menacent de corvées supplémentaires. En un clin d'œil, le bataillon de malades n'est plus dans la cantine, mais dans la cuisine en train de discuter gaiement tout en cuisinant. Soudain, l'envie de les rejoindre me parait pour la première fois très tentante pour échapper au duel de regard entre mes deux soignants.
– Tu sors déjà d'isolement ? interroge Anne en s'adressant directement à Lucien et non au Directeur.
– Non, il lui reste quelques jours, mais je me suis dit que manger avec ses camarades et qu'une balade était nécessaire et importante pour lui, rétorque Monsieur Jokary.
Visiblement, Lucien et moi sommes en trop dans cette discussion. Je ne sais pas où me placer si bien que je commence à me balancer sur mes deux pieds, bien trop gênée par cette joute verbale et silencieuse. Mais le Directeur ne semble pas ressentir le malaise car il reprend la parole.
– Lorsque Gabrielle s'est inquiétée pour Lucien, cela m'a rassuré parce que ces deux jeunes me paraissent bien solitaires et renfermés sur eux. Alors je me suis dit qu'ils pouvaient passer du temps ensemble, n'est-ce pas Gabrielle ? me demande mon kiné.
Je retiens de justesse un ricanement qui vient me chatouiller les lèvres. Il est idiot ou quoi ? Hier nous avons failli nous battre à cause de Lucien et de son changement de comportement et il croit que je suis amie avec ce type antipathique, taciturne et désagréable ?
Je sens quelqu'un me fixer et je vois Lucien en train de me fusiller du regard comme s'il venait de lire dans mes pensées. Je me sens rougir de honte, peut-être que mes émotions ont du trop transparaître sur mon visage.
– Oui, c'est ça. J'étais inquiète, rigolé-je nerveusement.
– Je ne le savais pas Gabrielle ! Cela me rassure énormément tu ne sais pas à quel point ! s'exclame tout d'un coup Anne en me regardant presque les larmes aux yeux.
Puis tout d'un coup tout s'enchaîne très rapidement. MonsieurJokary explique qu'il a discuté avec nos docteurs respectifs pour envisager de nous laisser une après-midi ensemble pour pouvoir apprendre à nous ouvrir davantage. En effet, pour eux, cet échange entre personnes vivant les mêmes expériences ne peut être que bénéfique pour nous deux. Ni moi, ni Lucien n'avons pu émettre la moindre opposition, car Anne redevint celle que je connais depuis mon arrivée joyeuse et beaucoup trop enjouée. Tout de suite, elle a accepté cette idée avec un ravissement beaucoup trop fort pour être naturel.
Nous nous retrouvons alors poussés dans la cuisine pour particpier à la préparation du repas de ce midi. Quand nous arrivons devant le plan de travail qui nous est désigné, il sort le couteau de sa pochette et pendant quelques instants, il examine sa lame avec attention comme si lui seul pouvait observer quelque chose dans ce que lui reflète l'acier. Puis comme si une mouche l'a piqué, il commence à découper soigneusement chaque ingrédient qu'il me passe en les poussant de la pointe de son couteau. Je les prends à mon tour et les mets dans les passoires destinées aux patients qui vont les faire bouillir.
Je peux alors m'accorder quelques instants pour l'observer. A priori, je pensais que sa grande taille et sa carrure lui donnait un air lourd et pourtant quand il se déplace ou effectue une tâche, il ressort de lui une certaine grâce et légèreté comme si tout ce qu'il touche a le poids d'une plume.
Son visage lui aussi comme taillé à la serpe semble se radoucir quand il se concentre. C'est étrange à force de le regarder, je commence à comprendre pourquoi presque tous les patients étaient autour de lui lorsque je l'ai vu la première fois. Il émane de lui une aura de mystère, mais surtout, il me donne l'impression d'être complètement empêtré dans un cocon de tristesse qui me fait presque suffoquer. Pourquoi quelqu'un ayant un tel charisme et une beauté aussi sauvage doit gâcher son attractivité par un caractère si froid ?
Le charme de l'instant est rompu par son geste brusque me tendant des pommes de terre. Il a remarqué que je l'observais et il n'a pas l'air d'avoir apprécié cela. L'après-midi va être longue, très longue.
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