Chapitre 2 : Tim et Tom


J'écarquille les yeux et avant que je n'ai le temps de dire quoique ce soit, une main ferme me pousse à aller vers la porte.

« Un truc à dire peut-être ? dit Tom en me toisant, il regarde sa montre. Bouge on est en retard, tu fous en l'air notre pause déjeuner. »

Je ne réponds pas à sa provocation et je me retourne d'un bond pour prévenir mes parents que le Docteur Buile est le monstre, qu'il est là, sous nos yeux. Pourtant, en faisant volte-face, je remarque que mes parents me regardent bizarrement et jettent un regard inquiet au psychiatre et à l'autre infirmier. J'ose enfin le regarder et je recule d'un pas, le docteur est là en chair et en os avec mes parents et il n'a pas changé. Le monstre que j'ai vu quelques secondes auparavant avait complétement disparu. Je déglutis, peut-être bien que je suis vraiment sujette à des hallucinations. Cette pensée m'horrifie, mais visiblement cette hypothèse semble se confirmer. Pour ne pas inquiéter mes parents, je leur fais un signe de la main tout en faisant un petit sourire, comme si je m'étais retournée pour les saluer une dernière fois. Je remarque que Tom n'est plus là, je me mords la lèvre, comment peut-on être infirmier et si désagréable ? Je trottine alors pour le rattraper.

Un silence de mort nous enveloppe et nous continuons notre marche rapide pour arriver en un temps record au pied de l'immeuble où est situé le cabinet du Docteur Buile. Je me stoppe net devant la porte vitrée, des frissons me parcourent d'un coup tout le corps. Le bruit de cette nuit-là, je peux à nouveau l'entendre. Tac... Tac... Tac... De la sueur commence à perler sur mon front. Tac...Tac...Tac...Ma respiration devient chaotique, je loupe une respiration sur deux. Il est vraiment là, dehors, j'en suis sûre, il m'attend. Tac... Tac... Tac... Je gémis et je me recroqueville sur moi-même, la tête dans mes bras tout en lui suppliant d'arrêter. Tac... Tac... Tac...

- Ressaisis-toi ! Il n'est pas là ! Regarde, dehors il n'y a personne, ni cette chose ! Une main ferme me prend la nuque, me relève de force, puis me traine pour m'écraser la joue contre la vitre de la porte. Tu vois, il n'y a personne ! Arrête ton cirque !

Je me débats de sa poigne, ma tête tourne sous l'impact du coup. Je ne veux pas regarder dehors, je ne veux pas voir cette chose. Tout en fermant les yeux, je prie mentalement pour que quelqu'un vienne m'arracher de la prise de cet homme qui me fait vivre un véritable supplice.

- Tom, t'es malade ! Lâche-la ! Tu te prends pour qui ? Tu ne vois pas que tu la terrorises ? Depuis quand tu traites des patients comme ça ? crie l'autre brancardier en se précipitant vers nous.

- Putain Tim, lâche-moi ! Tu vois pas qu'elle délire. Il faut lui prouver que ce qu'elle voit ou entend est faux !

- Mais pas comme ça ! T'es vraiment un malade !

Profitant de cette dispute, j'arrive à m'extirper de Tom qui avait relâché sa poigne. Je m'éloigne le plus vite possible de celui-ci, et je vais me réfugier derrière le prénommé Tim. Ce geste instinctif le fait sourire. Il se retourne vers moi et tente de me tapoter l'épaule, mais je l'esquive d'un pas, il lève les mains en signe d'apaisement.

- Tom, va chercher l'ambulance et amène-la au pied de l'immeuble. Si Gabrielle ne veut pas sortir, alors l'ambulance vient à elle.

Il regarde son comparse et lui fait comprendre qu'aucune discussion n'est de mise. L'autre soupire, passe le pas de la porte et presse le pas. Il me fait un clin d'œil et me lance un sourire comme s'il était fier de son autorité.

- Tom et Tim ? fis-je en essayant de faire une moue moqueuse qui s'apparente plutôt à une vilaine grimace.

Le brun s'esclaffe et hausse les épaules signifiant que lui non plus n'a pas le choix de subir cette coïncidence. Il reprend un peu de sérieux.

- Je sais que ce qu'il t'a fait est inexcusable, mais essaye de ne pas trop lui en vouloir. Tu sais, il n'est pas méchant au fond, il a... disons qu'il a ses raisons d'agir comme il le fait.

- Il faut penser avant d'agir. Pour ce qu'il vient de me faire, il devrait se faire virer. Je ne veux plus avoir affaire avec lui, lui rétorqué-je glaciale.

Tim me regarde avec une moue, il hausse les épaules et soupire. Je l'observe, malgré sa mimique  il conserve cet air enjoué et rieur. Je sais que si j'avais été une spectatrice extérieure de notre attente, il m'aurait semblé voir le Soleil et la Lune côte à côte et silencieux. Lui : grand, attractif, rayonnant avec une peau halée faisant ressortir un sourire digne des films hollywoodiens, et moi : avec ma peau trop pâle, mon visage fatigué et morose encadré par des cheveux bruns foncés voire noirs. Un vague sourire vient retrousser mes lèvres en me demandant si une fois à l'institut j'aurai accès à du matériel de peinture pour peindre cette scène. Je le fixe pour retenir les moindres détails de son visage : son nez aquilin, ses pommettes hautes, ses légères taches de rousseurs. Décidément, cela ferait un beau tableau.

- Ici la Terre, Gabrielle, tu me reçois ? s'esclaffe l'ambulancier qui me dévisage à son tour avec des yeux pétillants de joie.

- Oui, oui, j'étais dans mes pensées, marmonné-je.

Le véhicule est là, en un bond j'ouvre la porte arrière de l'ambulance et je m'assois sur un siège. Les deux hommes échangent de place, l'incessant heureux se positionne au niveau du volant et l'insupportable à ses côtés.

Les paysages défilent et la ville fait place aux villages qui eux font place à des champs. Cette campagne plate digne de notre chère France. Le soleil est haut dans le ciel et celui-ci est d'un bleu azur. Le temps est agréable, digne d'un départ en vacances. Un sourire amer me vient sur les lèvres. L'époque où je partais en vacances avec mes parents dans la bonne humeur est révolue, ces petits instants d'excitations, de complicités, de tendresses et parfois de pleurs ou d'énervement. Finalement tous ces moments qui forment une vie de famille, je les laisse aux autres, moi je n'ai plus cela. Je pars vers un inconnu qui n'a rien de charmant et qui à chaque virage me rapproche vers lui. Toutes ces incertitudes tournent et tournent dans ma tête sans s'arrêter, ne me laissant en proie qu'au doute et à l'évidence que jamais je ne pourrai être heureuse là-bas.

C'est alors qu'un gargouillement digne d'un ogre se fait entendre dans l'habitacle. Mon ventre, ce traitre, à mon grand désarroi me fait bien comprendre que j'ai une faim de loup. Je me plie en deux en serrant mes mains sur celui-ci pour essayer de le faire taire. Mais à mon grand dam, c'est trop tard. Tim éclate de rire. Je grommelle que ce n'est pas ma faute et que je n'ai pas mangé ce matin, parce que je pensais que j'allais rentrer chez moi.

- Ne t'inquiète pas, nous sommes bientôt arrivés à l'institut, tu pourras manger là-bas, me dit Tim en se retournant pour me faire comprendre qu'il partage mon mal.

Je lui réponds d'un sourire et hoche la tête. Puis je m'accoude contre la fenêtre et je regarde à nouveau le paysage qui défile sous mes yeux. Au bout de quelques minutes, Tim me demande s'il peut allumer la radio, j'acquiesce. Peu à peu, les deux ambulanciers, se détendent et se mettent à siffloter sur l'air de country que le poste diffuse.

Je n'avais jamais entendu une telle musique, si légère et douce. Je ne comprends pas les paroles, mais elle m'évoque un amour perdu puis retrouvé par hasard, et la joie pure, la joie réelle de cette découverte. Les musiques toutes plus envoûtantes les unes que les autres défilent et petit à petit j'arrive à me détendre, à me déconnecter de tout ce qu'il s'est passé jusque-là. Je ne pense plus au fait que je vais me faire interner de force, je ne pense plus à cet insupportable Tom.

Avec mes deux compagnons de route, je me mets à siffloter, talent que je ne me connaissais pas. Ils s'arrêtent et me regardent dubitatifs, puis me rejoignent. En chœur, nous suivons ces douces notes, je ne sais pas d'où je connais ces mélodies et cependant elles réveillent en moi une sorte de chaleur. Parfois, les notes sont trop dures à atteindre pour nous trois, alors nous essuyons de médiocres sifflements qui s'apparentent à des cris d'oiseaux enroués et nous éclatons de rire. Même Tom, lors d'une de mes médiocres tentatives d'imiter un certain air, pouffe comme une adolescente. Je lui fais remarquer, et sous les rires du brun, il se renfrogne immédiatement.

Quand, tout d'un coup la sensation d'être observée me glace le dos. Je remarque que nous traversons une forêt. Je me redresse sur mon siège, les yeux aux aguets, un sentiment de malaise s'abat sur moi. Je plisse les yeux, toute ma concentration va vers ce bois. Il n'est pas dense. Les arbres sont hauts, un mélange de sapins et de feuillus, quelques buissons, des fougères et des ronces. Une sylve en somme toute banale. Plus nous nous enfonçons dans celle-ci, plus les arbres gagnent en hauteur, leurs cimes se rapprochent pour former un dôme qui cache entièrement le ciel. Quelques rayons de soleil traversent de-ci de-là ce couvercle de branches et de feuilles. Je sais que quelque chose cloche et pourtant impossible de savoir quoi.

Soudain, je me retourne et je la vois, cette ombre qui nous suit à la trace. J'essaye de me focaliser dessus pour essayer de la distinguer. Il est là, c'est lui, qui nous suit, ses bras dans sa course pendent de manière grotesque sur les côtés, cela en est presque comique. Son sourire béant et déformé, lui aussi est toujours présent. Plus il se rapproche, plus je peux mieux le distinguer et même s'il n'a pas d'yeux j'ai l'impression que toute son attention est focalisée sur moi. Une peur sans nom me transperce la poitrine et m'arrache de ma contemplation.

Avec désespoir, je crie au conducteur d'appuyer sur l'accélérateur tout en secouant les deux sièges de devant. Je n'obtiens aucune réaction, aucune réprimande, aucune demande de me calmer. Je comprends maintenant, ce qui me dérangeait, la musique s'était arrêtée sans que personne ne la stoppe. Alors, dans un mouvement synchronisé, les deux hommes à l'avant se retournent vers moi. Mais ce ne sont plus eux, ils sont eux aussi devenus la copie conforme du monstre qui nous poursuit. Ce monstre celui qui a tué mon voisin et qui hante mes jours et nuits. À la différence près, que les choses me faisant face ont deux grands orbites vides qui semblent tournés dans ma direction. Personne ne bouge, je n'ose pas me retourner pour voir si le troisième est toujours derrière nous. La réalité est bien pire que tous les cauchemars qui me terrassent depuis cette nuit. Ils sont trois, il n'était pas tout seul.

Une dizaine de secondes ou une éternité s'écoule et c'est alors que dans un même mouvement, les deux êtres se passent leur longue langue couleur chair sur leurs dents acérées. Je ne peux retenir un hurlement et tout s'enchaine alors très rapidement. Avec l'adrénaline, j'ouvre la porte arrière de l'ambulance. Je me jette alors en boule sur la route tout en essayant de protéger le mieux possible ma tête de l'impact. Au contact de la route, mes dents s'entrechoquent et je sens un goût de sang dans ma bouche. Je n'entends rien, juste un bourdonnement sourd, le choc de ma chute sans doute. Une nausée me prend à la gorge et je déglutis pour la faire partir. Je n'ai pas le temps de m'inquiéter de possibles blessures. Je dois fuir, je me relève chancelante puis je me mets à courir dans la forêt.

Je cours sans me retourner le plus vite possible, prenant garde à ne pas trébucher sur la multitude de racines qui jonchent le sol. Derrière moi, je n'entends rien, pas même le bruit des pneus de l'ambulance sur le bitume, mais je sais que je ne dois pas faire confiance à ce silence. Ces monstres ne font pas de bruit.

Alors je cours, je cours jusqu'à n'en plus pouvoir. J'essaye de concentrer mon souffle sur mes points de côté pour les faire disparaitre, mais impossible. Je passe à travers tous les buissons possibles pour essayer de les faire ralentir, mes mains déjà écorchées par la chute m'arrachent des gémissements de douleur. Des sueurs froides me remplissent le front et des bordures noires s'impriment sur le bord de mon champ de vision. Malgré la situation désespérée dans laquelle je suis, pas un instant l'idée d'arrêter de courir ne me traverse l'esprit. Une rage de vivre me fait avancer même si chaque pas devient plus lourd, plus lent et plus vacillant que le précédent. Néanmoins, en traversant un buisson je ne remarque pas que derrière lui, le terrain plat se transforme en une pente. Je trébuche et je tombe.

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