Chapitre 19 : Gourmandise et Nouveautés


 Le grognement sourd de mon estomac me réveille doucement d'un cocon chaud et moelleux. J'entrouvre un œil, mais je suis bien vite obligée de le refermer, car une puissante lumière blanche vient m'aveugler. Tout en essayant de m'habituer à la clarté de la pièce où je me trouve, je m'étire longuement. Mes articulations craquent et je ne peux m'empêcher de gémir de satisfaction.

Cela fait tellement longtemps que je n'ai pas aussi bien dormi. Doucement, je me redresse sur mon lit ou plutôt sur le nuage sur lequel je câlinais, quelques secondes plus tôt, Morphée. Je regarde alors tout autour de moi et je remarque que je suis à nouveau dans une chambre d'hôpital et non pas celle du dortoir.

Je n'ai même pas le temps de faire le point sur ma situation que mon regard est automatiquement attiré vers la table de chevet à ma gauche. Je retiens de justesse des larmes de joie lorsque je découvre posé sur une assiette en carton et accompagné de petits couverts une immense part de gâteau au chocolat.

Instantanément, des litres de salives viennent envahir ma bouche. À la vitesse de l'éclair, je me jette sur le dessert. Le goût si particulier du cacao titille mes papilles. Je me sens rosir de plaisir. Tout mon être accueille avec joie ce délice d'une douceur exceptionnelle. Lorsque je finis ma part, bien trop rapidement à mon goût, je soupire de contentement. C'est à ce moment que j'aperçois une petite feuille qui était placée juste à côté de l'assiette. Je l'attrape et je peux lire « de la part d'Éléonore, j'espère qu'il te plaira ».

Un sourire que je ne peux retenir étire mes lèvres. Depuis mon arrivée, Éléonore m'a toujours soutenue. Lorsque je lui ai dit que j'avais vu des monstres, elle m'a crue sans hésiter. Et même si parfois ses comportements changent brutalement, je sais qu'elle sera toujours là pour moi. Après tout, nous sommes dans une clinique psychiatrique ce qui explique des changements subits de personnalité. Mon séjour à l'hôpital serait agréable si je n'avais pas toujours une ou plusieurs ombres noircissant le tableau de notre amitié.

Je m'adosse à nouveau contre mon oreiller, même si j'ai encore faim cette pause sucrée m'a permis d'éclaircir mes pensées. Tout en regardant le plafond, je me rappelle de ma nouvelle rencontre avec Tim et Tom et surtout, je me souviens du terrible mal-être qui avait terrassé mon esprit et mon corps lorsque j'avais posé des mots sur leur nature. C'était comme si à la fois tout mon organisme et ma conscience refusaient de croire cette réalité. Pourtant, mes yeux eux ne pouvaient pas mentir, ils avaient vu les deux ambulanciers sous leur forme de monstre. Oui, ils avaient bel et bien vu cette effrayante scène mais n'était-ce pas mon cerveau qui leur avait fait voir ce qu'il souhaitait leur montrer ?

Mais alors comment expliquer que d'autres personnes ont vu les mêmes monstres que moi ? Est-ce seulement possible que des schizophrènes aient les mêmes hallucinations ? Comment en avoir la certitude ? Dois-je interroger l'Ange ou encore le Docteur Buile, tous les deux m'ont agréablement surprise à me protéger vis-à-vis de l'attitude de Tom.

Je n'y comprends plus rien. D'un autre côté, si les deux brancardiers étaient des Uxoricides pourquoi m'avaient-ils épargnée tout ce temps ? Mais surtout pourquoi le tueur de mon voisin ne semble se contenter que de me suivre et ne pas se décider à me tuer alors que j'ai dévoilé son existence ? Et d'ailleurs avais-je même été témoin de son meurtre si des douilles avaient véritablement été retrouvée devant chez lui ? Et Lucie ? J'ai failli l'oublier, Éléonore et moi avons retrouvé sa paire de lunettes couverte de sang. Son monstre, l'a-t-elle enlevée ? Je secoue la tête, je n'arrive pas un seul instant à croire à la réalité du monstre de Lucie. Mais si le sien n'est pas réel comment ceux que j'ai vus puissent l'être ?

Trop de questions sans réponses valsent dans ma tête, plus mon hospitalisation dure, plus j'apprends de nouvelles choses, mais toutes ces informations ont pour seul effet de m'embrouiller. Je n'en peux plus. Pourquoi est-ce que je me bats déjà ? Oui, c'est vrai. Vivre. Je veux vivre normalement. C'est tout ce que je demande. Mais est-ce que je pourrais un jour être à nouveau normale ? Est-ce que je pourrais enfin être débarrassée du fardeau qui me pèse et qui est bien trop lourd pour mes épaules ?

Je n'ai pas plus le temps de m'appesantir sur ma situation que quelqu'un toque à la porte. Une angoisse sourde me submerge subitement. Je n'arrive pas à contrôler les tremblements qui me gagnent, ma gorge s'assèche aussi vite qu'une goutte d'eau en plein soleil.

J'enfonce ma tête dans l'oreiller tout en tapant de colère contre les draps de ma main valide. Je dois résister à ce genre de crises. Je ne dois plus être faible. Je ne réponds pas à la voix d'homme qui me demande s'il peut entrer. J'ai envie d'être seule. Je ne le regarde même pas pénétrer dans la pièce, car je m'obstine à fixer la fenêtre.

« Je suis content de voir que vous avez apprécié le gâteau », constate l'inconnu.

J'ai l'impression de pouvoir l'entendre sourire. L'étranger a une voix des plus communes pourtant pendant l'espace d'un instant, elle me rappelle ma mère. Ma mère. Cela fait si longtemps que je ne l'ai pas vue. Elle me manque. L'absence de mes parents dans ma vie me brise et me rend ma solitude encore plus oppressante.

J'entends l'innomé s'approcher de mon lit d'un pas lourd. Il attrape quelque chose et le pose face à mon lit juste à côté de mon flanc droit. Je me retourne vivement vers lui prête à fuir le plus loin possible. Mais l'homme est assis juste à côté de moi patientant sans doute que je daigne lui accorder mon attention.

Nous nous dévisageons en silence. À sa tenue, je peux tout de suite dire qu'il n'est pas un médecin car il ne possède pas la blouse blanche que tous les soignants portent. Il est simplement vêtu d'un jean brut et d'un chandail en laine couleur taupe complètement usé. Je suis presque sûre de pouvoir apercevoir un trou au niveau de son nombril.

Il remarque que je l'observe avec insistance. Il me sourit cette fois faisant apparaître des dents dont l'alignement me laisse perplexe. En me souriant, j'ai l'impression que sa barbe de quelques jours ponctuée de roux bouge lentement en même temps que ses lèvres qui se plissent comme l'herbe ondulant sous une forte brise. Deux hautes pommettes viennent cacher ses yeux qui ont exactement le même coloris que le délicieux gâteau dont je mettais délectée un peu plus tôt.

– Vous êtes qui ? demandé-je.

– Ton kinésithérapeute, Monsieur Jokary. Enchanté, me répond-il.

Menteur.

– Vous savez. J'ai horreur des mensonges et encore plus des menteurs, rétorqué-je.

Je me souviens de ce nom, il a été gravé au fer rouge dans ma mémoire. C'est à cause de lui que j'ai encore été confrontée à Tim et Tom. Je me rappelle très bien que mon psychiatre avait associé cet homme comme étant le directeur de l'hôpital. Je souffle et je le regarde droit dans les yeux. Il semble sincèrement surpris que je sois au courant de sa fonction. Il se passe une main dans ses cheveux coiffés en un chignon très serré, gêné.

– Quel est l'intérêt de mentir sur sa fonction ? Vous vous décrédibilisez.

– Je n'ai pas menti. Je suis réellement kinésithérapeute. Mais vous avez vu juste je suis aussi le responsable de cet établissement. En effet, je n'aurais pas dû vous cacher mon autre métier. Je vous demande cependant de me comprendre, il est difficile pour un patient de parler avec un directeur qui n'est quasiment jamais là et qui est pour lui le responsable de son internement, affirme-t-il d'un air contrit.

C'est vrai que son raisonnement me paraît cohérent, mais dans cet hôpital tout le monde semble dissimuler ce qu'ils sont réellement. Entre les patients qui refusent de parler de leur maladie et les soignants qui cachent leurs découvertes, comment faire confiance à quelqu'un ici si même le directeur se prend à ce jeu ?

– Je n'ai pas besoin de vous, assuré-je.

– Vous non, mais votre main droite oui.

Je regarde mon poignet blessé gisant sur le drap. Le bandage qui l'entoure semble complètement neuf. On me l'a changé. Depuis quelques jours, la permanente douleur qui me tiraille mes chairs semble s'être atténuée. J'ai maintenant la sensation d'avoir un poids mort au bout de mon bras tout ça à cause de cet Insulagos ou de ma propre folie.

– Non, ça ne sert à rien. Jamais je ne pourrais m'en servir comme avant. On me l'a dit, la blessure était trop profonde.

Monsieur Jokary se penche sur le côté et soulève une épaisse mallette en cuir, elle est aussi usée que la tenue de son propriétaire. Il la pose sur mon lit, puis il détache de son cou un collier qui possède une clé comme pendentif. Il l'enfonce dans la serrure de la valise et celle-ci s'ouvre dans un cliquetis.

– C'est vrai que plus jamais vous ne pourrez utiliser votre main comme avant. Mais avec mes exercices, vous réussirez à avoir une meilleure motricité, me répond-il.

Sans que je ne puisse lui donner mon accord, le directeur de l'institut sort une petite bouteille en plastique blanc et une petite serviette. Méticuleusement, il déplie le tissu et le positionne sur mes cuisses.

– Donnez-moi votre main je vous prie, me demande-t-il avec douceur.

J'hésite un instant, l'idée de ne soigner même que légèrement ma main est tentante voire même attirante. Mais faire confiance à un inconnu qui à peine entré dans la pièce m'a menti sans vergogne me rebute. Après tout, s'il s'avère que cet homme a de mauvaises intentions je peux toujours appuyer sur le bouton qui me permet d'appeler des infirmières. Aussi, j'ai en face de moi le gérant de cette clinique, il doit en savoir plus que quiconque sur la situation des différents patients et surtout sur les employés de la clinique.

Je lui tends donc ma main. Délicatement, il la pose sur la serviette et cherche cette fois-ci quelque chose dans les poches de son pantalon. D'un geste triomphant, il sort une paire de gant en latex. Il les enfile, ouvre la bouteille et enduit ses mains de lotion.

– Aujourd'hui, à l'aide de cette huile, je vais vous masser votre paume pour vous la détendre pour réussir à avoir les meilleurs résultats possibles durant nos exercices, m'informe monsieur Jokary.

Le contact de l'huile froide sur ma main me soulage instantanément de la douleur que je ressentais en permanence. Jusque-là, mon poignet ne m'avait apporté que de la souffrance et des tiraillements. Ne plus éprouver ces élancements est tout aussi délicieux que la sucrerie la plus merveilleuse au monde.

Le visage de l'homme s'éclaire de joie à la vue de mon bien-être. Il s'esclaffe et commence à effectuer de légères pressions sur toute ma paume et mes doigts. C'est le moment ou jamais je dois lui poser mes questions, mais il faut que je sois subtile.

– Monsieur, comment va Lucien ? questionné-je.

Le directeur de l'hôpital s'arrête subitement de me masser et me regarde les yeux ronds.

– Je demandais ça comme ça, l'intervention de Tim et Tom était impressionnante. J'espère juste qu'il va bien, c'est tout, dis-je pour tenter de justifier ma question.

– Vous êtes très prévenante Gabrielle. Je lui transmettrais vos inquiétudes, me répond-il avec un petit sourire.

Il ne répond pas à ma question. Décidément avoir des informations va être beaucoup plus difficile que prévu. Je ne peux pas à nouveau lui poser des questions sinon il va se douter de quelque chose. Je me tais alors en le regardant triturer ma main de façon beaucoup plus énergique cette fois. Je ne sens rien, juste quelques picotements ce qui a le don de m'inquiéter quant à l'état de ma main. Sous un air de tranquillité factice, j'attends qu'il se décide à rompre le silence.

– Est-ce que vous vous plaisez ici ? me demande-t-il tout d'un coup.

– Cela dépend des jours, dis-je.

– Je reformule ma question alors. Est-ce que la majorité du temps vous vous sentez à l'aise ici ?

– Non.

Je suis incapable de lui mentir juste après lui avoir reproché son mensonge. Je me dois d'être honnête. Mes parents m'ont toujours dit qu'il ne fallait pas faire aux autres ce que l'on ne voulait pas qu'ils nous fassent et je ne suis qu'amplement d'accord avec eux.

– Pourquoi cela ?

C'est ma chance d'en savoir plus sur Tim et Tom. Je dois tourner ce rendez-vous à mon avantage.

– Vous devez surement être au courant des incidents entre Tim et Tom ainsi que moi-même ?

– En effet, m'assure-t-il.

Monsieur Jokary ne sourit plus du tout. Il a même arrêté ses massages. Il m'observe avec attention. Intérieurement, j'exulte, j'ai enfin réussi à l'appâter. Je suis désormais persuadée que je vais pouvoir lui soutirer des informations.

– J'ai cru comprendre que vous ne vouliez que mon bien-être, mais pourquoi m'attribuer ces deux ambulanciers alors que vous savez à quel point ils me mettent mal à l'aise ?

– Je suis très content que vous ayez conscience de nos bonnes intentions. Tim et Tom font partie de nos plus efficaces éléments et je pense qu'ils peuvent être utiles à votre cas.

– C'est sûr que m'insulter sans chercher à me comprendre est très utile à ma guérison, répliqué-je avec une grimace.

– Je suis aussi au courant des débordements de Tom. Je voulais donc vous informer qu'il ne fera plus parti de votre équipe médicale, m'informe-t-il.

– Et Tim ? Il va continuer de me suivre personnellement ?

– Oui. Des retours que l'on m'a faits, il a toujours été correct vis-à-vis de vous. À moins que vous ayez une nouvelle information à me partager ? suppose Monsieur Jokary.

Que faire ? Lui parler de mes visions ne sert à rien, il est le directeur de la clinique, il doit être au courant de ma maladie et de mes accusations envers les deux brancardiers.

– Non, mais sa présence m'indispose. Sa présence me met profondément mal-à-l'aise. Vous devriez prendre mon avis en compte. Vous savez je veux guérir et sa présence m'empêche de me concentrer sur le positif de ma situation.

Face à moi l'homme penche sa tête légèrement sur le côté tout en me scrutant. Je frémis, j'ai l'impression d'être un rongeur face à son prédateur. Silencieux, il semble réfléchir à une réponse qui pourrait nous contenter tous les deux. Après plusieurs secondes, il entrouvre sa bouche pour la refermer directement. Ses sourcils légèrement broussailleux se froncent créant un léger pli entre eux. Son nez droit et long se retrousse légèrement pendant que son visage s'illumine comme s'il avait trouvé la meilleure réponse possible à me fournir.

– Gabrielle, vous me voyez embêté. Vous êtes une patiente assez rebelle et je ne pense pas que de simples employés puissent vous arrêter de vous blesser pendant une crise. Il faut que ceux qui vous accompagnent soient expérimentés et capables de vous empêcher de vous faire du mal.

– Je suis sûre qu'il existe des soignants très expérimentés dans votre hôpital. Sauf si vous n'employiez que des incompétents ce que j'en doute fortement, objecté-je en ne réussissant pas à cacher mon agacement.

Une lueur d'amusement passe dans les yeux couleur chocolat de mon interlocuteur.

Danger. Contrôle-toi.

Il reprend de nouveau sa valise qu'il pose sur le lit pour l'ouvrir et sortir un mouchoir accompagné d'une bouteille d'eau. Il humidifie le tissu et me le passe sur la main pour enlever l'excès d'huile sur ma paume. Puis il range les deux bouteilles d'huile et d'eau dans sa malle pour sortir une petite balle bleue en mousse. Il me la tend.

– Je vous confie cette balle. Tous les jours vous devez la serrer et la faire rouler sous votre main. Répétez chaque exercice dix fois. Et pour vous répondre, mon personnel est le plus compétent qu'il existe en France. Mais pour des malades comme vous qui refusent d'être soignés parfois nous devons être plus vigoureux et donc nous avons besoin de personnes ayant le physique nécessaire pour vous contenir. Donc Tim est le plus qualifié ici pour s'occuper de vous. Me comprenez-vous ?

Lorsque d'un geste rageur je prends l'accessoire qu'il me tend, mes doigts entrent au contact de sa paume. À cet instant le coup de jus qui me parcourt est tellement puissant que je suis projetée en arrière. Je perds alors l'équilibre et je me retrouve le dos sur le rebord du lit et la tête à quelques centimètres du sol. Tout mon sang se précipite dans mon visage et celui-ci devient instantanément lourd. J'ai l'impression qu'un étau serre mon crâne tellement la migraine qui m'enserre les tempes est puissante et fulgurante.

Alors que je commence à me débattre pour réussir à me relever sans m'écraser contre le carrelage. Une main vient m'agripper fermement à travers mes draps et me relever sans ménagement. En quelques secondes, je suis de nouveau en tailleur sur mon lit. Essoufflée, j'essaye de reprendre mes esprits, ma tête me tourne méchamment et je dois attendre quelques secondes pour être à nouveau en pleine possession de mes moyens.

– Vous allez bien ? me demande-t-il.

Je le regarde il a l'air tout aussi surpris par moi par ce qu'il vient de se passer.

– Oui, ça va, soufflé-je.

– Est-ce que vous pouvez me tendre à nouveau votre main ? Je dois maintenant l'étirer.

Avec réticence je m'exécute et il me prend la paume en appuyant légèrement dessus pour après exercer des pressions toutes plus fortes les unes que les autres.

– Gabrielle, avez-vous bien compris pourquoi Tim doit être dans votre équipe soignante ?

– Oui je l'ai bien compris mais je ne l'accepte pas. Je n'aime pas jouer cette carte, mais mes parents seront au courant de ce refus.

Idiote.

– Vraiment et comment vont-ils être au courant ? De ce que je sais, on leur a dit d'éviter tout contact avec vous, objecte-t-il en souriant paresseusement. 

Il marque un point. Je me mords la lèvre, mais tout d'un coup une ampoule s'allume et éclaire d'une lumière forte mes méninges. Ce que cet homme ne sait pas est ma proximité avec Anne. Je suis convaincue que je peux la persuader de me laisser écrire une lettre à mes parents sans en informer ses supérieurs. Je décide alors à rentrer dans son jeu pour qu'il ne se doute pas de mon stratagème.

– Quoi ? Comment osez-vous ?! Vous n'avez pas le droit ! Aïe ! m'écrié-je.

Je n'ai même pas le temps de finir ma phrase que Monsieur Jokary me serre d'un coup la main. J'ai l'impression qu'un fil chauffé à blanc me remonte le bras jusqu'à l'épaule. J'essaye de me dégager de sa prise, mais il maintient sa poigne fermement. Alors que je m'apprête à lui ordonner de lâcher ma main il me devance.

– Vous pensez que je n'ai pas le droit de choisir ce qu'il y a de mieux pour les patients ? m'interroge-t-il en reposant ma main sur le drap.

Je ne lui réponds pas et je me contente de le toiser le plus froidement possible pour lui faire comprendre la colère que je simule. Il ne détourne pas le regard et plonge ses yeux dans les miens. Aucun de nous deux, peut-être mû par une fierté mal placée, ne met fin à ce duel silencieux, nous ne clignons même pas des paupières.

Soudain, nous sommes coupés dans notre bataille lorsque la porte de ma chambre s'ouvre brusquement. Éléonore déboule alors tout sourire dans la pièce. Ses cheveux de feu sont complètement emmêlés. Sur le haut de son front des mèches semblent collées à celui-ci par de la sueur. Ses joues luisent d'un éclat doré accentué par le soleil qui entre dans la pièce au même moment. Un large sourire qui lui remonte jusqu'aux tempes est collé sur son visage.

– Tu es enfin réveillée ! Alors tu as pensé quoi de mon gâteau ? me demande-t-elle enjouée.

Je n'ai même pas le temps de lui répondre que le directeur de l'hôpital se retourne vers mon amie. Et lorsqu'Éléonore l'aperçoit la joie qui éclairait son visage quelques secondes auparavant s'efface instantanément pour laisser la place à une amie que je ne connais que très bien, la Peur.

Ma comparse recule de quelques pas et j'entends alors des pas précipités et des voix que je reconnais être celle d'infirmières l'appeler et lui demander de venir avec elles. J'enlève mes draps prête à rejoindre Éléonore mais d'un geste brusque et sans me regarder de Monsieur Jokary me dissuade de faire tout mouvement.

Peur, alerte, détresse.

– Que faites-vous là Éléonore ? demande l'homme d'un ton glacial.

Je suis presque sûre de voir l'habituelle et irréelle lueur émeraude de ses yeux s'éteindre petit à petit. L'intéressée baisse les yeux. Elle ne bouge pas d'un pouce pendant que les aides-médicales la rejoignent. C'est comme si la flamme qui l'habite s'était faite asphyxiée par la seule présence de l'homme qui se trouve à mes côtés.

Les aides-médicales arrivent à la hauteur de mon amie et elles l'emmènent sans qu'Éléonore n'émette la moindre résistance. Comme dans un rêve Eléonore n'est plus là alors qu'une seconde plus tôt elle rayonnait de mille feux.

Mon kinésithérapeute reporte sur attention sur moi et je sens mes poils se redresser sur mes avant-bras. De quoi est-il réellement capable pour que mon amie personnification même du Courage soit à ce point terrorisée par lui ?

Tout d'un coup, sans que je n'aie mon mot à dire, il m'indique que la séance est finie. En silence, je le regarde se lever, prendre sa valise. Quand il arrive sur le pas de la porte, il pivote sur ses talons pour me faire face et me saluer. Je ne lui réponds pas, je n'arrive pas à desserrer mes lèvres qui sont comme scellées par un puissant sort. Dès que Monsieur Jokary sort de la pièce, toute la tension qui s'était accumulée en moi s'envole. Je m'affaisse comme une masse contre mon oreiller en soupirant. Que vient-il de se passer ?











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