Chapitre 13 : De la neige, des émotions et du chocolat chaud


Je hausse les sourcils et la dévisage de haut en bas n'arrivant pas à déterminer si elle se moque de moi ou non. Un pli d'exaspération barre ses sourcils. Ses yeux verts si chaleureux sont si durs que j'ai l'impression de m'écraser contre de l'émeraude. Visiblement, elle ne blague pas cette fois-ci. Pas de chance pour elle, je n'ai pas l'intention de la laisser me voler cette lettre.

- Rends-la moi. Tout de suite, sifflé-je.

- Je te dis que ça ne peut pas attendre, je crois avoir découvert des trucs, rétorque-t-elle en chuchotant.

Cette fois-ci, je suis bien trop obnubilée par la lettre que je viens de recevoir pour me faire avoir par ma curiosité. Je la maintiens fermement en laisse et celle-ci se tient tranquille à côté de moi. Toute mon attention va vers Éléonore, je cherche la moindre inattention de sa part pour lui reprendre mon précieux courrier.

Alors que tout autour de nous éclatent des exclamations de joie et de surprise, nous, nous restons à nous jauger. N'arrivant plus à contenir mon énervement, je soupire et je lève les yeux au ciel vers lequel ceux de tous les patients sont dirigés. De gros flocons de neige tombent paresseusement sur les personnages mythiques représentés sur le dôme du patio. La majorité des patients se lèvent pour aller demander aux infirmières s'ils peuvent aller jouer dehors. Les soignantes, aussi gagnées par l'ambiance légère régnant dans la salle, acquiescent avec entrain.

- Allons, allons un peu de calme. Nous allons, vous emmener dans vos chambres respectives pour que vous puissiez vous habiller chaudement. Ceux qui veulent aller dehors, vont vers Anne et se mettent en rangs deux par deux. Ceux qui ne veulent pas sortir, vous pouvez bien évidemment rester dans le patio. Je vous propose après le repas de ce midi de faire un atelier chocolat chaud, qu'en pensez-vous ? annonce avec enthousiasme l'infirmière en chef.

Sa déclaration est accueillie par des cris de joie. La majorité des patients se lèvent immédiatement en sautant sur place et viennent se positionner près des quelques infirmières. De notre côté, Éléonore et moi, nous ne bougeons pas d'un poil. Du coin de l'œil, je vois qu'Anne s'apprête à accompagner des patients pour qu'ils aillent dans leurs chambres. Je n'ai pas le choix, c'est maintenant ou jamais. J'en suis sûre que pour ça Éléonore va m'en vouloir, mais tant pis. Aux grands maux, les grands remèdes.

Je me lève d'un bond en esquivant de justesse  ma voleuse de lettre qui essaye de m'attraper le bras. Je traverse la pièce en courant bousculant au passage quelques patients. Je ne fais pas attention à leurs exclamations outrées. J'arrive au niveau d'Anne et alors qu'elle est en train de partir.

- Anne, attends s'il te plaît ! lancé-je.

Elle se retourne avec surprise, derrière moi j'entends les malades en rang deux par deux râler de frustration.

- Gabrielle ? Que se passe-t-il ? Si tu veux aller dehors, tu dois te mettre en bout de file. Tu ne peux pas doubler tes camarades comme ça !

- Gabrielle ! Nous devons parler ! s'exclame Éléonore d'une voix forte derrière moi.

Je fais signe à Anne de s'approcher, elle m'interroge du regard, mais pressante, je lui fais signe de se baisser. Elle s'exécute en me décochant une œillade inquiète.

- Éléonore m'a volé une lettre que je viens de recevoir. Elle me tient vraiment à cœur et elle ne veut pas me la rendre. Je t'en prie, demande-lui de me la redonner, murmuré-je à son oreille.

Elle soupire et demande aux malades de patienter quelques instants. Ceux-ci ronchonnent et trépignent d'impatience, ils protestent en lui disant qu'elle fait du favoritisme de me privilégier.

- Encore heureux qu'elle me préfère à vous. Vous êtes plus détestables les uns que les autres, asséné-je en leur lançant mon regard le plus méprisant possible.

Les patients ne me répondent pas, mais me fixent sombrement. Je les ignore superbement. À force de me tuer du regard, cela ne me fait plus rien du tout.

- Excuse-toi tout de suite, s'exclame Anne à mon attention.

- Je rigolais, s'ils n'ont pas d'humour c'est pas de ma faute, répliqué-je en faisant l'innocente.

- Je te jure que tu ne verras jamais cette lettre si tu ne leur présentes pas immédiatement tes excuses.

- Ça va, ça va, pas la peine de le prendre comme ça. Je suis désolée, vous êtes tous adorables avec moi, je vous aime de tout mon cœur, obtempéré-je en affichant mon sourire le plus faux et mielleux possible.

Certains internés m'ignorent, d'autres me répondent avec une grimace, et une plus petite partie me rétorque d'aller me faire voir. Anne secoue la tête et demande à une soignante qui passe par là de superviser le groupe. L'infirmière inconnue au bataillon commence à affirmer qu'elle n'a pas le temps. La blonde lui chuchote quelque chose que je ne peux pas entendre. Je m'approche d'elle et j'ai le temps de voir son interlocutrice hocher de la tête. Elle tape dans ses mains et demande alors aux patients en rang de la suivre. Ceux-ci émettent des exclamations d'impatience non dissimulées pendant qu'Anne s'approche d'Éléonore qui, entre temps nous a rejoints.

- Éléonore, j'aimerais que tu rendes sa lettre à Gabrielle, s'il te plaît, demande posément Anne à la rousse.

L'intéressée me regarde avec stupeur, ses yeux se remplissent d'une profonde déception non dissimulée. J'ai l'impression d'avoir reçu un javelot en pleine poitrine tellement la culpabilité qu'elle me fait ressentir est dure à supporter. Je fais tout pour ne pas croiser son regard, qu'elle continue de me lancer pendant qu'elle sort le courrier de sa poche et qu'elle tend à Anne. J'essaye de me convaincre, les yeux rivés sur Anne que je tiens à cette lettre et que j'ai bien fait de rapporter le vol d''Éléonore 

- Tu sais que je vais devoir rapporter que tu as encore volé ? Tu m'avais promis d'arrêter, tu sais bien que c'est pour ça que tu es ici.

J'écarquille les yeux, mon amie est ici juste pour avoir volé des choses ? Je ne veux pas la mettre dans l'embarras, surtout qu'elle ne m'a pas pris mon courrier pour m'embêter ou alors avec l'intention coupable de commettre un vol. Je me positionne entre les deux femmes.

- Ne rapporte pas ça s'il te plait. Éléonore voulait juste me dire quelque chose et elle était tellement enthousiaste qu'elle m'a pris la lettre des mains, plaidé-je en joignant mes mains en signe de prière.

-Tu es sûre ? Si elle vole quelque chose, nous devons être prévenus tu comprends ? me réponds Anne en me regardant droit dans les yeux.

-Je te promets que je ne vole plus Anne ! Je te le promets, mentit Éléonore affichant un air tellement innocent que je manque, moi-même, de tomber dans le panneau.

L'infirmière hoche la tête en répétant qu'elle nous fait confiance, mais qu'elle n'hésitera pas à nous signaler auprès de la direction, si elle découvre que nous lui avons menti. De concert, nous lui affirmons qu'elle n'aura pas à informer ses supérieurs de quoique soit, car nous n'oserions jamais lui mentir. Elle passe une main dans ses cheveux blonds d'un air peu convaincu et je remarque qu'elle porte une alliance en or qui n'est qu'un simple anneau où un petit diamant solitaire trône sur le métal. Elle me tend alors mon courrier que je prends avec avidité en le plaquant contre mon cœur.

- Vous voulez aller dehors où vous préférez rester ici ?

- On reste ici, me devance Éléonore.

- Très bien allez vous s'asseoir dans le patio, et pas la moindre entourloupe, je vous surveille.

Nous lui tournons le dos et nous trottons en direction des poufs au sol sur le carrelage. J'ouvre la lettre délicatement comme si j'avais entre les mains un trésor. Éléonore observe en silence le moindre de mes mouvements. Quand j'ouvre l'enveloppe, une légère odeur de parfum monte jusqu'à mon nez. Je reconnais immédiatement le parfum de ma mère, sucré mais en même temps féminin et chaleureux. Il lui va si bien. Je sens monter des larmes de joie mêlées à celles de nostalgie dans mes yeux. Avec vigueur, je me les frotte pour chasser les gouttelettes d'eau salée. Un nœud se forme dans ma gorge.

- C'est ton mec qui t'écrit cette lettre pour te mettre dans cet état ?

Je manque de m'étouffer quand j'entends Eléonore émettre cette hypothèse. J'éclate de rire. Le noeud coulant qui s'était formé dans ma gorge quelques secondes auparavant s'est totalement dénoué et mes larmes ont été chassées grâce à elle.

- Non encore mieux.  Ce sont mes parents.

- Je savais pas, tu aurais dû me le dire. Je te l'aurais rendu directement si j'avais su, me dit-elle avec une moue désolée.

- Ne t'inquiète pas, ce n'est pas grave. J'ai paniqué, je voulais pas te mettre dans l'embarras, excuse-moi, lui répondis-je sincère.

- C'est à moi de m'excuser. Les parents, c'est précieux surtout quand ils t'aiment encore, déclare-t-elle.

Je lève les yeux brusquement vers elle. Éléonore fixe ma lettre sombrement. J'ai l'envie soudaine de la prendre dans mes bras, mais je me retiens de justesse. Je me mords l'intérieur de ma joue ne sachant pas comment réagir et cherchant en vitesse quelque chose à répondre à cette lourde confidence. Elle doit sans doute voir mon malaise, car elle tente un sourire, mais celui-ci sonne complètement faux.

- T'inquiètes pas, ce n'est pas comme si c'était pas réciproque. Mes vieux ne sont rien pour moi.

- Tu veux un câlin ? proposé-je de but en blanc.

C'est à son tour de me regarder avec étonnement, puis elle éclate d'un rire franc qui brise la tension qui s'est installée entre nous. J'ai l'impression de la retrouver. J'en suis ravie.

- Dis donc, tu as pas mis longtemps à tomber sous mon charme.

Je ne peux pas m'empêcher de glousser comme l'adolescente que je suis. Décidément, je comprends tous les jours un peu plus pourquoi tout le monde l'apprécie dans cet hôpital. Pourtant, je ne peux pas m'enlever de la tête son changement subit de comportement.

- Bon, j'espère que maintenant, tu vas m'expliquer pourquoi tu m'as évité toute la matinée ?

- D'abord, tu vas lire ta lettre, puis après, on va parler des choses sérieuses. J'ai pas évité un signalement de justesse pour que tu ne lises pas ton courrier tout de suite.

Je lui fais un clin d'œil et je sors alors le contenu de l'enveloppe humant à pleins poumons l'odeur maternelle qui me berce depuis ma naissance. Je déplie le papier légèrement cartonné et je remarque que mes parents ont utilisé le papier fleuri qu'ils ne gardent que pour les grandes occasions. Directement, comme pour me faire du mal, l'espoir qu'ils m'annoncent ma sortie de cet hôpital me vient en tête. Je commence alors à lire l'écriture fine et penchée de ma mère.

Mon doudou,

J'espère que tu vas bien. Je sais pertinemment que les chances que tu reçoives cette lettre sont minces, car nous sommes censés pour ton bien-être avoir le moins de contact possible. J'en suis incapable, tu es ma fille, mon enfant et me savoir loin de toi pendant que tu souffres me ronge de l'intérieur.

Nous avons discuté avec le Docteur Buile et le Docteur Māyā, ils nous ont dit tous les deux que tu avais du mal à t'intégrer avec les autres patients. Sont-ils désagréables ? Méchants ? J'espère qu'ils ne t'ont pas fait de mal.

Sache que maintenant, nous sommes au courant de ta situation. Nous avons demandé, ton père et moi, qu'au moindre nouveau problème que tu reviennes vivre avec nous. S'il le faut, nous te soignerons à la maison. Le Docteur Buile s'est montré réticent en nous informant que tu ne prenais pas ton traitement et que tu te rebellais face à l'autorité du personnel. Gabrielle, ne fais pas ça, je sais que tu souffres terriblement, et même à plusieurs centaines de kilomètres, je ressens ta douleur, mais prends ton mal en patience. Plus tard, quand tu seras guérie, tu comprendras que ton internement était pour ton bien.

Pour te donner des petites nouvelles, ton père est assis en ce moment même sur votre fauteuil préféré. Tu sais, celui sur lequel vous vous asseyiez, lui dessus, et toi sur ses genoux lorsqu'il te racontait des histoires toutes plus abracadabrantesques que les autres pour que tu t'endormes et qu'il te porte jusque dans ton lit. Maintenant, il n'imagine plus des histoires pour toi, mais j'en suis sûre, il imagine un futur radieux pour nous trois.

Moi, je vais bien. Mes élèves sont toujours aussi adorables et dans les moments plus durs, ils me remontent le moral. Cela me fait penser qu'hier en allant au marché, j'ai rencontré ton amie, Marie. Elle m'a demandé de tes nouvelles et si elle pouvait t'écrire. Je n'ai pas trop su quoi lui répondre alors je lui ai dit qu'elle pouvait en effet t'écrire. Elle m'a promis de rédiger une lettre en vitesse pour que je te la donne. C'est une brave fille, j'espère que tu pourras vite la revoir.

Ma Gabrielle, ma belle Gabrielle, tu nous manques tant à ton père et moi. Chaque jour, nous courrons à la boite aux lettres pour avoir de tes nouvelles, d'apprendre que tu peux enfin revenir à la maison. Chaque seconde, chaque minute, chaque heure, nous pensons à toi.

Nous ne t'oublions pas.

Maman

Des larmes que je n'arrive pas à retenir mouillent le papier fleuri. Je suis incapable de m'arracher à la contemplation de cette lettre. Je la lis et je la relis intégralement savourant chaque mot. Pourtant au fil de ma relecture, mes larmes d'abord ruisseau se transforme en torrent incapable de s'arrêter. Je sanglote, je hoquette, et je pleure comme pleurerait une enfant qui se retrouve perdue lors d'une sortie. Éléonore accourt pour me prendre dans ses bras. Je me laisse faire, je n'ai qu'un mot à la bouche « maman ». Elle me caresse doucement les cheveux en me murmurant des mots doux dont je peine à saisir le sens. Nous restons blotties, l'une contre l'autre patientant que mes yeux arrêtent de déverser ma tristesse et ma solitude.

Même quand j'arrête de pleurer, je ne fais rien pour me dégager d'Éléonore. Je me sens bien et protégée. Finalement, j'ai quand même quelqu'un sur qui compter et malgré ma situation catastrophique, je ne suis pas si seule que ça. Mon amie est là pour moi, elle n'a pas changé, elle va m'expliquer sa réaction. Tout va rentrer dans l'ordre, j'en suis sûre.

Puis, plus tard, je vais rentrer chez moi et mon père me racontera une histoire dont lui seul possède le secret. Nous nous endormirons tous dans le même lit et nous nous retrouverons dans nos rêves pour rattraper le temps perdu. Je garderai contact avec Éléonore et nous nous retrouverons sur une terrasse d'un café pour parler de ce temps maintenant révolu avec une nostalgie feinte, car nous, nous savons combien chacune de nous deux avons souffert derrière les murs de St Anne.

- C'est bon. Je vais mieux, chuchoté-je.

Elle desserre son étreinte et me regarde, elle pose une main sur ma joue. Je réponds à son geste en appuyant ma tête contre sa paume. Elle enlève sa main avec précipitation et je la regarde interrogatrice.

- Ce n'est rien, j'ai juste eu une poussière dans l'œil, marmonne-t-elle.

- Tu es sûre ? Tu sais, il n'y a pas de honte à pleurer quand quelqu'un pleure. Quand mes amies pleuraient, ça me faisait aussi pleurer. C'est normal, que la peine des autres te touche.

- Oui, tu as raison, ça doit être ça.

Elle retourne s'asseoir sur le coussin face à moi et m'informe que maintenant, nous devons passer aux choses sérieuses. Je hoche la tête pour lui montrer mon assentiment, mais je suis tout de même surprise par la pudeur d'Éléonore sur ses émotions. J'aimerais qu'un jour, elle s'ouvre à moi comme je l'ai fait avec elle.

Mon amie respire longuement, ses sourcils roux se froncent à nouveau ses yeux redeviennent durs. Elle détache ses cheveux de sa queue-de-cheval. Ceux-ci tombent en cascade sur ses épaules de telle sorte que j'ai l'impression que la vie leur a été insufflée. Ils se meuvent docilement à chaque mouvement de tête d'Éléonore tels des serpents de feu. De but en blanc, elle me lance.

- Lucie aussi voyait un monstre.


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