Metall

La guerre finie, la famille von Volterberg prit un congé. Privée de nouvelles, Janafer se contraignit à un érémitisme strict, qui l'aurait rendue folle sans son protégé. Tous deux se gardaient bien des remous du monde, cloisonnés dans un cocon de verdure, à une heure des routes vrombissantes.

De plus en plus ils causaient. Les mois passant, ils conçurent leur propre langage, un bâtard frallemand qu'ils pourléchaient tous les matins. Au réveil, ils avaient pris l'habitude de discuter des rêves de l'aurore, du temps qu'il fait. Ils rebattaient les seules choses nouvelles, les tournaient dans tous les sens pour s'imprégner l'un de l'autre, ajuster leurs identités. Les heures s'écoulaient en florilège de cafouillages ; un Alsacien s'y serait perdu.
De fait, ils se comprenaient bien mieux en silence. L'après-midi, chacun errait de son côté, elle à ses tâches, et lui à la rééducation de sa main droite, qu'il s'était mis au défi de faire trottiner avant la Noël. C'était la main la plus coriace, celle qui avait rôti sous le chalumeau. Étrangement, la cure électrique du sergent s'avérait bien plus efficace une fois arrêtée. Malgré la privation de torture, le rétablissement du blessé allait bon train.

Quand Jana croisait son Français au détour du couloir, elle le poussait jusqu'à la cuisine, plus tard de la cuisine à la terrasse, et derechef à la chambre d'où part le couloir. Cette ronde l'aérait, pensait-elle, pimentait un peu son quotidien d'inambule. Il arrivait que, prise de fantaisie, elle inversât le sens du cercle, ou bien sautait une étape avec des gloussements de fillette.
Une fois même, elle entreprit de le monter à sa chambre à elle. L'escalier étroit et escarpé ne saurait avoir raison de sa témérité ! Elle le tira sans encombre jusqu'à la dernière marche, puis laissa échapper l'éclopé. La chute fut terrible : Pertouillet percuta le sol sur la tempe où il avait été fusillé. Janafer s'en voulut à s'en saigner les ongles.
Il souffrit de migraines insoutenables, qui lui faisaient siffler à tous bouts de champ :

« Mane coffe, mane coffe ! »

Des images lui travaillaient la tête : l'haleine des chiens qui flairent, la pisse dans les cachots, des nez de soldats aquilins qui fondent. Il délirait souvent de soldats, où qu'il aille ils le rattrapaient, le bâillonnaient, et le fourraient dans une cellule pouilleuse. Pendant ces crises de panique, il se tendait comme un piquet, paralysé, et patientait en grinçant que passent les crampes.

Jana s'était mis en tête de le veiller. Elle se croyait responsable de ses larmes, accusant sa maladresse sans questionner plus avant. Elle le débarbouillait, le couchait, puis siégeait sur le fauteuil roulant inoccupé. De là, elle le bordait, lui chantait des berceuses et disait de vieux contes grimmeux. 

Elle s'imbibait doucement des pleurs du résistant. Quand il avait soufflé son dernier mouchoir, elle partait s'essorer les yeux à la cuisine. Lasse de ruisseler, sèche et craquelée, elle s'abandonnait sur une bête chaise, incapable de remonter dans sa chambre depuis l'accident.
Dans le cœur angoissé de Thibault, la voix de Janafer ressuscitait les vieilles rengaines des années folles, les cabarets grouillant de Dietrich dépravées, la ranceur de la liberté. Elle perçait une brèche dans le cauchemar, un interstice juste assez épais pour permettre l'intrusion de l'espoir.

Il hallucinait : les schleus l'avaient enlevé, terré dans une geôle. Il sanglotait quand soudain, un énorme tarin passait les barreaux de la cage. Un grand homme lui tendait ses grands bras, il l'arrosait d'appels et d'horizons meilleurs : le Général de Geôle. Le Général était le seul à avoir les clés des cellules. Immanquablement, il le sauvait, tous les soirs.
Cela n'empêchait pas Pertouillet de se refaire choper la nuit suivante, mais il pouvait s'accrocher à une certitude : qu'il vente ou qu'il mouille, le Général viendrait, il l'arracherait aux rats, et le ramènerait dans ce lit, face contre terre, au milieu des cochons. Il s'endormait le sourire aux lèvres, dans les fumées de l'atterrissage.

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