Luft
La présence de Jana à la chambre du convalescent s'avérait d'autant plus nécessaire que les crises se faisaient plus fréquentes : aux heures creuses de la nuit, des frissons fouineurs le parcouraient des doigts, il mouillait son pantalon et poussait un long soupir d'asphyxiant. Il revivait sa pendaison, nouait paumes contre gorge pour raviver la coulure de la corde. Le regard tendu vers le ciel, il devinait les pourtours résiduels de l'œil du lampadaire qui aurait dû lui briser la nuque ce jour-là. Il s'abandonnait à cette lumière, la suppliait de l'emporter là-haut, au royaume des becs de gaz.
Dès que les premiers symptômes de l'épisode se faisaient sentir, Jana bondissait, installait son grabataire et le poussait jusqu'en haut de la colline au saule. À l'air libre. Thibault y avalait bouffées doubles, ahanait jusqu'à dégoulotter sa trachée. Il se laissait fondre dans l'immensité du ciel, s'en emmitoufflait comme d'une toile tavelée d'étoiles. Il fixait son attention sur la lune et la peuplait des vermines qui le hantaient, la colonisait de tous ses ennemis, les suspendait haut dans la voûte où personne n'irait les décrocher. Il exilait les nazis dans l'espace. De si loin, les visages haïs floutissent et disparaissent.
Et si les nazis continuaient de magouiller en secret, ourdissant leur retour fracassant depuis la face cachée de la lune ? Où qu'on les enfouisse ils rappliquent, rampent et rongent... Cette pensée trouillait Pertouillet. Alors, il se dit que l'espace était trop grand pour ne pas avoir ses propres rebelles, et il passait des heures à spéculer de quelle constellation surgirait tel héros imaginaire.
Il les inventait bariolés, polymorphes, êtres mouvants déterminés par le pointillé des astres. Aux centaures, ourses grande ou petite et autres créatures stellaires aux tracés consacrés, il amalgama les peuplades cosmopolites de ses rêves, de ses lectures et de ses jeux d'enfant. Au fur des nuits d'ivresse, le résistant bâtit le fantasme d'un grand empire galactique, où se côtoyaient robots, aliens et nazis.
Il demandait à Jana de le tourniquer autour du tronc du saule : la tête toujours torticoliée vers là-haut, il accélérait à s'en déchausser les pédales. Peu à peu, la voie lactée perdait sa fixité, chaque étoile devenait filante. La trajectoire de ces mille comètes inspirait la suite des aventures de ses amis cosmiques. Il tournait, tournait, éraflait ses ongles sur l'écorce du saule jusqu'à ce que le tournis l'emporte et le contraigne à freiner le carrousel. Aussitôt, Thibault refermait les paupières, fort pour faire tampon sur les pupilles et imprimer le chapitre. Il déchiffrait les rougeurs blanchissantes ainsi gravées avec une gravité de scribe. Puis rentrait repu roupiller sous ses draps.
Janafer le regardait s'ébattre avec le même attendrissement béat qui s'emparait d'elle lors des pique-niques familiaux, quand ses neveux coursaient les bêtes armés d'un bâton. Elle s'était habituée à ces vadrouilles nocturnes, et même ressentait une vague impatience à l'idée de la prochaine escapade.
Prévoyante, elle réinstallait Thibault sur sa chaise roulante avant même que la panique ne le serre, quitte à le ruer dehors des nuits où il aurait sinon dormi bien paisiblement. Son pas et sa mine trahissaient la hâte étrange qui s'emparait d'elle quand s'amorçait la séquence du bain d'étoiles.
Elle ignorait quels fantasmes pouvaient bien agiter l'esprit de son hôte, mais le spectacle d'une joie si enfantine l'aidait à se refigurer ses propres rêveries, ensevelies depuis longtemps longtemps. Elle ne s'autorisait à laisser son esprit divaguer que par procuration, catalysée par son estropié.
Tous deux la gueule au ciel, ils tourbillonnaient satellites, mais toujours dans l'orbite de l'autre, sans jamais de collision réelle, de rencontre : Thibault rêvait en français, Jana en allemand.
Elle rentrait fébrile ronronner sous les draps de son homme. Elle avait passé le cap de s'allonger à côté de lui ; désormais elle osait se coller doucement contre son flanc inerte, le menton recroquevillé dans la chaleur de l'aisselle. La vie coulait douce. Ainsi quelques mois durant.
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