Tous les matins, au déjeuner, Thibault ruminait ses pertes en touillant ses mouillettes.

Il savait qu'il avait été quelqu'un, un jour, voilà longtemps. Il se souvenait qu'une femme l'attendait chez lui, probablement avec le môme qu'elle portait lorsqu'il avait été enlevé. Son visage lui revenait parfois avec douceur, il en reconnaissait une moue dans le pli d'un drap, un sourire dans les veines d'une souche. Mais tout cela lui semblait effacé, comme enfoncé dans du coton humide. Rien ne lui donnait plus la sensation du réel, sa mémoire avait le goût nébuleux d'un rêve. De fait il songeait beaucoup, se plaisant à mouler son corps selon sa fantaisie : en un clin, il gambade à pleines dents, danse et s'agite au rythme de ses battements de cils.

De fait, il n'y avait guère plus que cela qu'il était encore en mesure de remuer, oh, et le bras gauche aussi, un peu, quand il y mettait du cœur. Janafer lui donnait la becquée comme à l'enfant qu'elle n'aurait jamais, concoctant purée sur soupelette. Elle lui parlait allemand par borborygmes, en mimant grand chaque mot. Herr Pertouillet avait appris le germain de base, auquel il mêlait jurons français, soupirs expressifs et petits ricanements. La communication, quoique grumeleuse, les occupait pendant les repas.

Von Volterberg, qui rentrait tous les week-ends pour la cure aux électrochocs de monsieur, se découvrit une âme de francophile. En permission, il amenait même sa femme et ses enfants, tout guillerets de chicaner le prisonnier. Ils sortaient pique-niquer tous ensemble le dimanche midi. La mère tartinait du pain noir sous un saule ombrageux qui dominait une colline.

Les petits jouaient à lancer des graviers sur le Français, poussé le long de la pente par sa tendre hôtesse. Tante Jana pestait, coursait les garnements. Après les avoir fessés, elle hurlait de plus belle en s'apercevant que Thibault avait dévalé jusqu'en bas sur son fauteuil roulant, et avait manqué de se briser la nuque. Elle reprenait l'ascension, sans se douter que les sacripants poursuivraient leur guérilla. Ainsi, le résistant mettait parfois une heure à parvenir au pied du saule. Janafer s'y échouait en un râle.

Elle avait la rancune fragile, et pardonnait aux neveux de tant la tantaliser dès qu'ils reprenaient leurs innocentes chamailleries. Son cœur simple fondait à leur approche, et elle ne sentait jamais si puissamment sa carence en étreintes masculines qu'au contact de ces teignes malhabiles. Von Volterberg les ignorait, les imaginant sous bonne garde, quand bien même la force protectrice de Janafer se réduisait à gober les mouches des environs. Elle s'ébahissait devant les gosses, sans élever la voix quand ils poursuivaient les porcs du voisin avec des pics à broche, qu'ils manquaient de se noyer l'un l'autre dans un trou boueux, ou qu'ils sautillaient près du précipice.

Sa cadette, Franziska, une coquette à boudoirs de Munich, profitait du répit pour rêvasser entre deux coups de couteau à beurre. Le sergent, quant à lui, tranchait du saucisson en entonnant la Westerwaldlied. De temps en temps, il lâchait :

»Noch ein bischen Wurst, Françoise ?«

Et débattait inlassablement en citant à moitié des vers de Vigny.

Quand on lui adressait la parole, Thibault baissait légèrement la tête pour indiquer qu'il comprenait qu'on lui adressait la parole, mais qu'il ne saurait répondre plus. Au contraire, von Volterberg y interprétait un signe de connivence aiguë, une ponctuation philosophique qu'il attendait à la fin de chacune de ses palabreries françâtres comme l'approbation d'un maître.

Il partait alors dans de grandes considérations sur l'importance des Lumières, du miracle hitlérien de l'unification européenne sous une même bannière. Le prisonnier ne pouvait répondre qu'à force de hoquets, ce qui excitait encore son maton. Pertouillet avait même reçu l'autorisation de l'appeler par son petit nom : Heinrich.

En dehors des permissions, il n'en était pas question. De toute manière, Thibault ne parlait qu'à Jana, et rarement. Alors, ses interactions avec le sous-officier se limitaient aux électrochocs.