Klinge

Bientôt, Thibault se servait de ses deux bras. Ses gestes avaient beau rester saccadés, imprécis, il mangeait seul, et maniait le couteau. Il se faisait une gloire d'éplucher lui-même les légumes de la soupe. Son humour d'antan lui revenait par instants : Jana rit beaucoup de sa tambouille aux épluchures – ç'te zinzin avait jeté le gros des patates. Les matins débordaient de scènes piquantes où l'on enchaînait discours, cuisine et carabistouille.

Janafer, constatant à quel point son hôte se plaisait à se servir de ses doigts, lui apporta de quoi les tourner en tous sens : décorticage, équeutage, pelage, écossage, dissection de fruits et légumes venus des pays chauds et des îles exotiques. Il s'y appliqua tant et si bien que ses os firent peau neuve. Il gagnait une assurance en tout, refusant même une aide devenue superflue. Elle le surprenait à pousser lui-même son bolide, tarabouinant les couloirs comme ça n'se fait plus.

Un soir qu'il préparait une salade de fruit, une fraise saigna. Étrange, on s'accorde pourtant à dire que les fraises ne saignent pas. À la limite, elles jutent rouge. Ce soir-là, Thibault laissait son esprit vagabonder sur de drôles de chemins. Il se revoyait pedzouille, houant les layons, trayant la terre à la veille de la guerre. Il prenait machinalement fraise après fraise, les démembrait sans y penser, et les clouait sur un lit de pommes. Soudain, une petite voix couina. Une fraise, à peine entaillée, frissonnait entre ses doigts. Interloqué, pas même sûr d'avoir cessé son rêve, il en tâta le pouls.

Oui, vraiment, la petite chose palpitait.

Il avait dû lui couper l'aine ou la cave, car le sang giclait par à-coups. Ça dégoulinait le long de ses bras. Pourtant la fraise tenait bon, elle lui présentait encore sa face écarlate et perlée de grainons. Pertouillet la jeta effaré dans le charnier où fermentaient ses sœurs. Dix minutes encore il la crut pulser, chaude et vivace, au fond du saladier. Au bord de la nausée, il entreprit de le vider par la fenêtre, mais se ravisa : comment le potager réagirait-il en voyant pleuvoir les dépouilles ? Ce serait le début des hostilités, les ambassadeurs décapités, les armées en rang de bataille, et bientôt les citrouilles marcheraient sur la cuisine ! Il valait mieux rester diplomate : il finit d'achever les fruits.

Sa main tremblait. Il cacha le schlass sous une commode. Au dessert, plus faim. Janafer en reprit trois fois. Thibault fixa longuement le ventre de Jana, considérant quel cimetière ce devait-être là-dedans. Elle se trouva si gênée qu'elle rougit. Dès lors, elle ne dormit plus sur une chaise. Après avoir couché l'éclopé, elle s'allongeait à ses côtés.

Elle sentait comme des picotements lui dissoudre l'estomac, comme si pour la première fois germait un souffle de désir sur cette poche infertile. Quoique rentière, elle avait toujours vécu comme une servante, ménageant et reprisant tout le jour. C'était tout comme une bonne sœur, mais sœur de personne, une bonne fille unique. Piétinée depuis l'enfance par Franziska, elle devait l'être par tous les autres à l'avenir.

Seul Thibault lui avait été doux, peut-être parce qu'il ne s'apercevait pas de sa présence. Il conversait avec elle parce qu'elle était là, et répondait plus à ses mots qu'il ne lui parlait vraiment. Janafer choyait son Français, certes, mais le mérite ne lui revenait pas : il attribuait les soins qu'elle lui prodiguait à quantité d'anges invisibles. De même que les berceuses convoquaient le Général de Geôle, Thibault estimait les rangées de draps propres et les placards toujours pleins comme l'effet d'une bénédiction toute naturelle.

Il se promenait repu comme un enfant à la mamelle qui n'a pas appris à aimer la mamelle, mais seulement le lait, de la même manière qu'on chérit sa jarre d'huile pour l'huile, sans penser à la jarre. En cela, il n'était peut-être pas plus fou que la plupart des hommes.

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