Äther
Thibault avait été assis sur une chaise. Il avait regardé le salon s'emplir avec de grands yeux effarés. Drôles d'extra-terrestres. Les intrus portaient des costumes bleus. Tout ce bleu. Il se serait cru dans le ciel. Le chef déplia un bout de papier et entama son discours d'hommage, tandis qu'un autre officiel lui remit un boîtier tapissé de velours. Des insignes à quatre, cinq et six branches y brillaient. Pertouillet y puisa une grande étoile rouge. Il la serra fort pour bien la sentir exister entre ses doigts. Puis s'empara des autres et les fit danser tout autour. Il sanglotait à s'en morver les lèvres. Il l'avait eue, en fin de compte, sa constellation.
Il n'écoutait pas les mots du récitant jusqu'à ce qu'une question lui soit directement posée. Alors, il se rendit compte que c'était du français, et qu'il pouvait comprendre. Et même répondre. Le français, c'est comme le vélo, une fois remis en selle, ça pédale tout seul. Les premières paroles naquirent au forceps, les termes devaient être délogés de cavités poussiéreuses. Pour autant, de bric et de broc, faute après lourdeur, les phrases se tissaient. Majuscule au début, point à la fin. Il reconquérait les bases avec une joie enfantine, gloussant à chaque leçon reconnue.
Quelques anciens combattants se prêtèrent au jeu. Anciens ? Oui, la guerre est finie ! 1947 ! Quatrième République ! Vincent Auriol ! Le soldat Pertouillet reçut la mise à jour historique avec enthousiasme. On l'amena à signer la paperasse, partager des poignées de main avec des camarades qui prétendaient avoir résisté à ses côtés. Gaîté des retrouvailles.
Bientôt, on lui présenta la femme en bout de cortège. On lui dit que c'était sa femme à lui, qu'elle s'appelait Sabine et qu'elle l'aimait. Il trouva ça fort de café et puis qu'elle avait le nez un peu fort. Il y aurait tout de même eu matière à l'aimer en retour, s'il l'avait rencontrée un jour.
Le garçonnet qui rôdait dans ses jupes s'avança prudemment. Il avait le pif de sa mère. Thibault le scruta plus précisément : les traits du visage lui rappelaient étrangement les siens. On lui dit que c'était leur fils à eux, qu'il s'appelait Charles et qu'il l'aimait malgré qu'il l'a jamais vu. Il avait insisté exprès de venir jusqu'en Bavière pour le sauver.
L'enfant pris son père par la main, le fit se lever et l'amena près de sa mère. D'aussi proche, il la reconnaissait mieux, ou tout du moins, pressentait leur familiarité. Allez, il est temps de redescendre sur terre. Le père Touillet ne put retenir un soupir. Ces jolies bouilles avaient un air de chez-soi, d'iode et de littoral.
Sabine lui dit qu'ils avaient une maison. Grands yeux : j'ai une maison ! Au Havre. Au Havre ! Bougre de bon Dieu de merde ! Même les jurons lui revenaient tout naturels. Un vertige manqua de le renverser. Sabine lui tendit un bras complice, qu'il accepta. Il avait hâte de rentrer. Son séjour ici lui apparut comme un long cauchemar. Sa vie réelle allait reprendre. Il serait réveillé. On l'entraînait doucement vers la sortie.
Un G.I. déboula soudain dans le salon :
"Sarge, we got something."
Les agents américains en avaient profité pour farfouiller la barraque. Peigne-fin fructueux : ils avaient mis la main sur la lettre des von Volterberg.
Janafer s'étrangla dans un sursaut : rendez-moi ci, rendez-moi ça... Les interprètes avaient fini d'en traduire le contenu, la piste promettait. La belle-soeur criminelle fut mise en état d'arrestation.
Les délégués français en faisaient peu de cas, trop occupés à retrouver leur héros disparu. Thibault passait le seuil lorsqu'il entendit le cliquetis alerte des menottes. Il regarda en arrière : on s'apprêtait à encadenasser Jana.
Alors, ce fut comme s'il la voyait pour la première fois. Pomponnée, chignon haut, lèvres fines. C'est drôle, elle lui rappelait quelqu'un. Il jeta un coup d'œil circulaire sur Sabine, puis sur sa main droite, où la brûlure était moins marquée à l'endroit où se trouvait autrefois son alliance. Un rai de lucidité le toucha : cette légende que ses compatriotes étaient venus saluer, ce père de famille que Sabine était venue ravir, ce n'était pas lui. Ni le prisonnier qui avait vécu dans les murs de cette maison depuis six ans. Il ne le connaissait pas, pas plus que cette Allemande entourée de soldats. Quant au guerrier des étoiles, il était crevé avec le grille-pain. Thibault n'était plus personne.
Les Américains allaient finir de ferrer Janafer. Il dit fort qu'on entende :
« Laissez-la. »
Après une seconde d'hésitation, ils obéirent ; les menottes furent retirées.
Thibault se retourna, boita en bas du pallier. Grimpa jusqu'au saule où dorait le soleil. Il répéta pour lui-même :
« Laissez-la. »
Descendit la colline rejoindre sa famille.
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