Michel le boutiquier

Il est difficile de se concentrer sur la comptabilité un soir de meurtre.

La clochette tinta. Même de l'arrière-boutique, Michel l'entendait distinctement. Rien de plus normal; il fallait bien quelques clients parfois, pour faire tourner la baraque. Il se leva pourtant afin de jeter un œil au judas.

Une dame d'un certain âge était entrée. Michel perçut immédiatement sa nervosité. Il la regarda un moment errer dans la boutique, feignant chercher quelque chose parmi les cristaux et les flacons. Le spectacle présentait peu d'intérêt ; il retourna à ses livres.

Il ne parvenait pas à se concentrer. Il n'avait de pensées que pour cet homme, ce vieillard, qu'il n'avait vu qu'en photo et qu'il lui faudrait pourtant tuer. Un nécromancien, tout comme lui, mais qui avait poussé trop loin l'audace. Livres, comptabilité. Apprendre à gérer un commerce ; son commerce. Un magicien imprudent qui avait dupé les esprits qui le servaient avec des promesses qu'il ne tiendrait jamais. Débit, crédit, comptes client et trop-perçu.

Au diable, cette comédie ! Ce soir-là, il n'était pas marchand, ce qui le tenaillait, ce n'était pas les livres de comptes. Cette fébrilité au fond de son ventre inerte, était-ce de la peur ou de l'impatience ? Pour tromper ce sentiment, il retourna au judas.

Il décida que la dame ne méritait pas son attention. Michel porta plus loin son regard, vers la fenêtre, mais la nuit tombait, et la lumière dessinait sur la vitre des reflets infranchissables. L'idée qu'on puisse voir à l'intérieur de sa boutique sans être vu l'inquiétait. Observer sans être vu, c'était son privilège. Il s'attendait à tout moment à ce qu'une menace surgisse, qu'une angoisse se concrétise. Il aurait préféré un local sans fenêtre, au sous-sol, replié sur lui-même, dissimulé.

Les autres savaient que la librairie lui appartenait. Ils devaient la surveiller. C'était son talon d'Achille. C'était surtout son appât.

La dame semblait avoir rassemblé assez de courage pour enfin s'adresser à Alfred qui, accroupi derrière le comptoir, échappait à la vue de Michel. Elle allait poser sa question, quand quelque chose retint son attention, au point de la stupéfier, par-dessus l'épaule du vieillard.

« Comment pouvez-vous ? », s'exclama-t-elle, soudainement indignée.

Alfred était un homme plein de flegme. Il fit semblant de ne pas comprendre à quoi elle faisait allusion.

« La croix de Satan ! dit-elle d'un ton dégoûté, comme honteuse d'avoir porté ces mots en elle.

— Hum ? Ho ! La croix renversée ? C'est une croix de saint Pierre, Madame. Celui qui tient les clefs du paradis. Il fut crucifié la tête en bas. Vous devriez lire la Bible. »

Grandbois fut amusé de l'insolence de son vendeur. En tant qu'employeur, il aurait peut-être dû être choqué, mais il savait tout comme Alfred que cette dame n'achèterait rien et ne reviendrait jamais. Elle voulait de l'aide. Cette aide que même l'Inquisition n'offrait pas. Elle cherchait probablement une sorcière, et se disait tout bonnement que, dans ce type d'établissement, on pouvait lui donner un renseignement utile à ce sujet. Sans doute n'envisageait-elle pas qu'on pourrait lui demander quelque chose en échange. Il ne croyait pas un instant qu'elle pût faire enquête pour l'Inquisition.

Après quelques minutes supplémentaires à faire semblant de comprendre quelque chose aux inscriptions grecques et latines affichées un peu partout, elle parvint enfin à s'adresser de nouveau au boutiquier.

« Vous travaillez depuis longtemps ici ?

— J'ai ouvert cette librairie il y a fort longtemps.

— Ho ! Vous êtes donc le propriétaire.

— J'ai vendu.

— Ciel ! Mais pourquoi ?

— Hum ? Semi-retraite.

— Ha ! » Elle parut dépitée de constater que le vendeur n'avait aucune intention de lui faciliter la tâche. « Et que faisiez-vous avant ?

— J'étais enseignant. » Une réponse plus précise aurait glacé dans ses veines le sang de cette pauvre femme. Alfred devait être impatient de la voir partir pour s'être privé de ce petit plaisir.

Elle dansa sur un pied, puis sur l'autre, avant de se lancer : « Mon père est décédé...

— Vous m'en voyez navré, répondit-il sur le ton de quelqu'un qui s'en fiche.

— ... l'an dernier. J'aimerais beaucoup communiquer avec lui...

— Je vous comprends. Mais il doit être au Paradis, maintenant. »

Elle rassembla son courage.

« Vous devez certainement connaître quelqu'un qui... »

Alfred s'avança au-dessus de son comptoir à un tel point que Michel vit son dos apparaître par le judas. « Vous ne croyez donc pas au Paradis, madame ?

— Mais bien sûr ! Quelle question !

— Alors comment voulez-vous que votre père revienne vous parler ?

— Mais les spirites... Vous devez...

— Vous devez quoi, madame ? La communication avec les morts est une croyance hérétique. Nous ne faisons pas ce genre de choses ici. Cette boutique est respectable. »

Alfred qui brandissait l'épouvantail de l'hérésie, voilà qui oscillait entre le comique et la tragédie. Fallait-il qu'il veuille la pousser à déguerpir! Malgré tout, elle était restée figée sur place. Il décida de forcer un peu la dose. Prenant un ton plus doux, il continua : « Vous savez, madame, les spirites sont la plupart du temps des charlatans. Et quand ils arrivent à établir une relation avec l'au-delà, ils entrent en fait en communication avec des entités nuisibles, des démons, qui se nourrissent d'eux et qui se font passer pour les défunts uniquement pour prolonger le contact. Parfois, ils leur transmettent des images, qu'ils puisent par télépathie chez les clients, afin de leur donner ce qu'ils veulent. Ils cherchent une porte vers notre monde. Vous devriez renoncer, madame. Votre père est au Paradis.

— Mais... les anges...

— Qu'ont-ils, les anges ?

— On m'a raconté qu'ils peuvent servir d'intermédiaire... »

Cette fois, Alfred éclata. « Dans ce cas, allez vous adresser aux anges ! Il y en a plein les hôpitaux ! Ils ont des tribunes téléphoniques, ils donnent des conférences ! Allez leur parler de votre père. Vous verrez bien ce qu'ils vous diront.

— Mais est-ce que ce sont vraiment des anges ? »

Soudain, Michel oublia les comptes et sa victime. Alfred venait d'acculer cette dame au blasphème. Était-elle si innocente qu'elle le paraissait ? Et si l'inquisition l'avait envoyée pour forcer Alfred à se trahir ? C'était un vieil arbre auquel il ne manquait qu'une bonne poussée pour tomber tout à fait.

Et si elle était sincère ? Sans le savoir, elle était près du but : Michel Grandbois aurait pu mettre son père dans une boîte si elle l'avait voulu. Il aurait aimé partager les dons des Concetti, lire dans les pensées. Il aurait su, alors, s'il devait l'aider ou la chasser.

Lentement, Alfred ouvrit la porte de l'arrière-boutique. Grandbois s'écarta pour lui laisser le passage et referma derrière lui.

« Vous avez entendu ?

— Tu ne l'as pas ménagée.

— J'ai été encore trop gentil. Qu'est-ce que je fais pour m'en débarrasser maintenant ?

— Donne-lui l'adresse d'un charlatan qui en a besoin pour manger.

— Nous allons finir par nous faire pincer par l'Inquisition, avec tous ces imbéciles, maugréa Alfred.

— L'Inquisition ne fera rien tant que la croix de saint Pierre ornera le mur, Alfred. Fais-moi confiance. »

Grandbois n'aimait pas faire référence à l'Ordre devant Alfred. Son caissier avait perdu la moitié de sa famille dans les épidémies et l'autre moitié aux mains de l'Inquisition. La fosse commune pour les uns, les cendres pour les autres ; le pauvre homme n'avait pas même une tombe où pleurer. L'Ordre de saint Pierre l'avait protégé, car il était initié et portait la marque. Mais Alfred aurait aimé qu'on sauve aussi sa femme, ses fils, sa fille. Il ne pouvait que reprocher à l'Ordre cette protection simpliste ; à quoi lui servait cette vie, vieil arbre privé à la fois de ses racines et de ses fruits ? Michel pouvait le comprendre, lui qui n'avait plus un parent vivant.

Un coup frappé avec fracas les fit sursauter. Alfred regarda partout autour de lui, cherchant d'où viendrait la menace. Mais Michel lui dit rassurant : « Ce n'est rien. »

L'ambiance s'était alourdie. Dans cette vaste pièce, l'air était devenu glacial. Michel passa son long manteau de cuir noir, empoigna sa canne à tête de loup et son sac.

« Juste un ami qui me fait savoir qu'il est temps que je parte. »

Puis, avec prudence, il sortit par l'arrière.

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