4 - Premier constat

Avec un soupir de lassitude et un pli soucieux en travers du front, l'amiral Warrius Zero reposa le micro de la diffusion générale, puis il se renfonça dans son fauteuil et joignit les doigts en pyramide sous son menton. La situation n'était pas brillante. Enfin... Si, au premier degré, elle l'était : la zone de forêt au-dessus de laquelle il avait mené le Karyu était nimbée d'un globe luminescent, comme enchâssée dans une sorte d'explosion figée, ce qui n'était pas vraiment de bon augure pour quiconque se trouvait dessous.
Le problème n'aurait pas été aussi prégnant s'il n'avait pas mené le Karyu au-dessus de cette zone de forêt justement parce qu'il s'agissait des coordonnées qu'Harlock lui avait communiquées. Parmi « quiconque se trouvait dessous », il devait en conséquence y avoir Harlock, et cette seule pensée lui tordait l'estomac.

— Le phénomène s'atténue, amiral, l'informa le capitaine Ishikura depuis le siège du commandant de bord.

Son officier opérations était penché sur le scanneur de surface. À côté de lui, un pilote (dont, à sa grande honte, le nom échappait à Warrius) bataillait pour garder la navette stable malgré les turbulences.

— Très bien. Dès que vous jugez qu'on peut se poser en sécurité, allez-y.

Warrius vit nettement le pilote grimacer. Il s'appliqua néanmoins à ne pas formuler de remarque désobligeante : il faisait confiance à Ishikura, à la fois pour ne pas prendre de risques inconsidérés et pour ne pas perdre de temps en vol. L'expérience avait certes rendu l'officier opérations moins fougueux qu'il n'avait pu l'être dans ses jeunes années, mais il gardait tout de même une certaine impétuosité impatiente mâtinée de curiosité qui hérissait parfois ses collègues plus pondérés.

Évidemment, si ça n'avait tenu qu'à lui Warrius aurait déjà amorcé la descente, mais Marina lui avait imposé pilote, officier de marque et escorte (deux soldats qui se tassaient sur la banquette du fond) « parce que vous êtes amiral, amiral ». Son second était très à cheval sur la procédure. Et elle connaissait bien sa propension à braver le danger « totalement inadéquate pour un amiral », aussi. Il ne lui en voulait pas, bien sûr que non, elle était son point d'ancrage et son garde-fou depuis presque douze ans maintenant, mais il adorait toujours autant la faire tourner en bourrique.

— Je détecte plusieurs épaves et des arbres qui bougent de façon suspecte, amiral, reprit Ishikura.

Ah.

— Suspecte comment ?
— Ben... Ils bougent, amiral. Des arbres.

Certes.

— D'après Harlock, c'est une colonie sylvidre, là-dessous. Ce sont des choses habituelles que les Sylvidres font avec les arbres, non ?

Seul le silence lui répondit. Warrius ne pouvait cependant pas blâmer son équipe : basé sur Technologia, au sein des Planètes Centrales, le Karyu croisait peu de Sylvidres. La présence d'une colonie dans ce quadrant proche du cœur de l'Union Fédérale était d'ailleurs notablement inhabituelle, les implantations sylvidres s'étalant davantage autour d'un axe perpendiculaire au Bras d'Orion, avec de nettes préférences pour les systèmes stellaires isolés de la Bordure Extérieure.

La présence d'Harlock dans ce quadrant n'était pas moins étonnante. Depuis la chute de l'Empire millénaire de la reine Promethium, les territoires mécanoïdes étaient peu à peu englobés au sein de l'Union et Warrius savait que cela ne plaisait guère au capitaine pirate, qui avait déplacé ses terrains de chasse en conséquence.
À combien de temps remontait leur dernière rencontre ? songea-t-il. Voilà des mois, des années déjà qu'il n'avait plus eu de nouvelles de l'Arcadia hormis par les bulletins d'informations qui listaient un énième exploit du pirate sur l'une ou l'autre planète de la Bordure. Il n'avait pourtant pas hésité quand il avait reçu le message d'Harlock. Un texte codé avec une clé de chiffrement antédiluvienne, clair et concis, dans lequel transparaissait nettement l'urgence. Warrius n'avait pu s'empêcher d'y lire un soupçon de panique inavouée.

Il était venu toutes affaires cessantes.

La voix d'Ishikura l'arracha à ses pensées.

— Il y a une trouée. Je... pense que c'est pour nous, amiral.

Warrius se pencha en avant pour observer le sol à travers la verrière du cockpit. Il y avait, en effet, une trouée. L'espace ménagé par la forêt formait une clairière circulaire d'un diamètre juste assez large pour leur navette, et à cet endroit – à cet endroit seulement – plus rien ne brillait. Le sol y était recouvert d'un gazon soigné, accueillant même, ce qui in fine était presque aussi suspect que les arbres baladeurs.
Mais Ishikura avait raison : c'était pour eux.

— Allez-y, capitaine, approuva Warrius.

Le pilote prit une teinte verdâtre intéressante mais collationna l'ordre d'atterrir sans ciller et s'acquitta de sa tâche avec un professionnalisme remarquable.

La navette se posa en souplesse. Ses pods déployables s'enfoncèrent dans le tapis d'herbe comme dans un matelas moelleux, avec une douceur proportionnellement opposée à la violence des secousses qui avaient ponctué la descente. Aucun arbre n'avait toutefois tenté le moindre mouvement vers eux, ce qui pouvait signifier qu'ils étaient, dans une certaine mesure, les bienvenus.
Mais ce n'était pas suffisant pour baisser sa garde, décida Warrius. Au contraire.

— Ishikura, avec moi, dit Warrius. Les autres, vous restez en appui à proximité de la navette. Posture de défense, évitez tout mouvement qui pourrait être perçu comme hostile. Pilote, tenez-vous paré à redécoller en cas d'urgence.

Il se réjouit de l'absence de Marina qui aurait à coup sûr hurlé envers « cette prise de risque inconsidéré, amiral », culpabilisa (Marina avait toujours raison, il était très bien placé pour le savoir), se rasséréna en statuant 1) que son escorte était positionnée pour intervenir au mieux, et 2) que, en face, le comité d'accueil sylvidre était minime.

Il se redressa, lissa un faux pli sur les pans de son manteau, ajusta sa casquette. Les premières impressions étaient capitales. Il venait en paix, il représentait la Flotte Libre de l'Union Fédérale, et il dégageait autorité, rigueur, désescalade, ouverture d'esprit et crédibilité. Un cocktail délicat à doser. Surtout quand Harlock était dans les parages.

— Où es-tu, crétin de pirate ? marmonna-t-il.

Harlock faisait capoter des négociations politiques complexes et subtiles par sa seule présence, et Warrius aurait aimé savoir à quoi s'en tenir avant de débuter.
Et puis, pour être franc, il aurait aussi aimé en savoir un peu plus que le « au secours » laconique qu'il avait reçu. Il se faisait un sang d'encre, nom d'un dragon ! Harlock, si tu as eu le mauvais goût de mourir, je t'étrangle, se promit-il.

Il déglutit. En avant.

— Amiral Warrius Zero, énonça-t-il. Et voici mon officier opérations, le capitaine Shizuo Ishikura. Nous sommes mandatés par l'Union Fédérale et l'Administration de Technologia pour, hem... mettre fin aux désordres inappropriés causés par des factions mécanoïdes dissidentes sur cette planète.

Elles étaient trois. Une plus âgée que les autres, rousse, aux rides marquées sur les coins des yeux et au port altier. Une guerrière aux cheveux courts, visage fermé et regard sombre, avec un uniforme des forces spatiales et trop de chevrons dorés sur le col pour qu'il s'agisse d'une simple soldate. Et une... Warrius marqua un temps d'arrêt. La troisième Sylvidre était plus grande que les deux autres, avec une chevelure interminable plus foncée et plus indisciplinée que la moyenne. Elle était vêtue d'une tenue civile décontractée et arborait un sourire qui ne l'était pas moins, et quelque chose dans sa posture apparaissait à Warrius comme... étrangement familier.

— Je leur ai déjà dit qui tu étais, Warrius, fit-elle sans se départir de son sourire.

Warrius se figea. La phrase, irrévérencieuse s'il en était, lui arracha un haussement de sourcil ; l'œillade qui l'accompagna déclencha une envolée de papillons au creux de ses reins, une sensation que peu dans cette galaxie pouvaient se targuer d'avoir provoqué.

Tandis qu'il inspirait pour calmer (entre autres) ses battements de cœur désordonnés, il entendit dans son dos l'expiration de surprise mi-offusquée mi-amusée d'Ishikura, et admira la moue pareillement navrée des deux autres Sylvidres.

— Ma Fille, la politesse protocolaire implique que nous nous présentions à notre tour, soupira l'aînée.

« Cheveux courts » leva les yeux au ciel en soufflant clairement son exaspération, fusilla son indisciplinée consœur du regard, puis elle inclina la tête en direction de la délégation humaine.

— Je me nomme Sérhà, dit-elle. Je commande le patrouilleur impérial Hau Maiangi en, heu... mission spéciale. Notre Gardienne-mère, Heilani, vous accorde l'accès à son Faré.

La Sylvidre rousse inclina la tête à son tour. Warrius répondit de la même manière, tout en s'attachant à mettre le plus de respect possible dans ce simple geste. Une Gardienne-mère, ce n'était pas n'importe quelle Sylvidre. S'il se souvenait bien du mémo que Marina lui avait rédigé, la Gardienne était à la fois l'origine et le cœur de la colonie. Par elle naissait le reste des habitantes, et sans elle aucune vie ne croissait plus.
Et elle possédait également assez de puissance pour faire bouger les arbres, ajouta Warrius in petto. Une donnée que Marina ignorait (ce n'était pas le genre de détail qu'elle aurait oublié de lui communiquer), mais qu'il ne faudrait pas négliger lors des négociations.

— Et... – Sérhà fit un geste en direction de la dernière Sylvidre du groupe – ... Apparemment vous êtes son ami, et il paraît donc qu'on peut vous faire confiance.

Warrius étrécit les yeux, soudain soupçonneux. Alors non, il ne connaissait pas cette Sylvidre, s'apprêtait-il à réfuter, pas plus qu'il n'était « son ami », mais les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge.
Il se mordit la lèvre inférieure. Les papillons dans son bas-ventre dansaient. Il connaissait cette Sylvidre, corrigea-t-il.

— Prenez garde à leurs illusions télépathiques, amiral, lui glissa Ishikura.

L'intervention perturba Sérhà, qui cligna rapidement des paupières comme si elle s'apercevait qu'un élément important lui manquait.

— Ah oui, reprit-elle. Je... Je l'ai ramené de Redemption lorsque le bombardement a débuté. À ce moment il était plus sûr d'utiliser un camouflage, mais je ne crois pas que cela ait encore une utilité... Qu'en pensez-vous, Mère ?
— Je pense qu'en effet cela n'apporte plus que de la confusion, acquiesça Helani.

Un amusement sibyllin transparaissait dans son ton solennel, étira le coin de ses lèvres, ne disparut pas lorsqu'elle tendit le bras vers cette Sylvidre qui était décidément très bizarre pour une Sylvidre.

— Je vais vous débrancher, ma Fille. Respirez à fond et essayez de vous tenir tranquille, pour une fois.

Il y eut un petit brrzt. Warrius sentit un frisson désagréable autour de sa nuque, puis le... euh... visiblement son cerveau manqua un battement, le temps se suspendit, et après un blanc d'une durée impossible à déterminer, la réalité reprit son cours dans un hoquet et une flopée de jurons.

— ...tain de nom de saloperie de machin de mes deux ! Aïeuh !

Et ça, ce n'était pas du tout la voix d'une Sylvidre.

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