3 - Retour de flamme
Non, le florocule ne mangerait personne. Pas aussi vite, tout du moins : le processus de digestion était beaucoup trop lent pour être accompli en un simple trajet. Heilani n'aurait de toute façon jamais permis à sa Sylve un tel écart. C'était une forêt civilisée, ici, pas une jungle sauvage.
Les niveaux de stress globaux atteignaient toutefois des sommets qu'elle n'avait pas connus depuis les grands incendies, plus d'un siècle auparavant. Elle évalua probables des réactions épidermiques localisées. Un comportement acceptable vu la situation, estima-t-elle, mais qui nécessiterait de sa part une attention accrue.
- Hé, c'est génial ce que vous m'avez donné, ma'am ! Je ne sais pas ce que c'est, mais je pète la forme !
... et la forêt ne serait pas seule à nécessiter une attention accrue, compléta Heilani in petto. Illyana ne tenait pas en place sur son siège. Sa surexcitation fiévreuse ne présageait rien de bon.
- Vous avez emporté d'autres doses au cas où ? continuait-elle. Je pourrais en avoir une maintenant ?
Alors oui, mais non. Pas d'autres doses. Parce que le psychostimulant provoquait de toute évidence une dépendance immédiate, parce que les - maigres - avantages d'un coup de boost temporaire ne devaient pas être oblitérés par des effets secondaires trop délétères, et parce qu'à un moment, il fallait bien que quelqu'un fixe des limites à toute cette inconséquence pirate.
- Je vous ai injecté ce dont vous avez besoin, répliqua Heilani d'une voix calme mais ferme. Vous n'aurez rien de plus tant que vous ne serez pas pris en charge par une structure médicale adéquate.
La jeune Sylvidre sous camouflage lui répondit avec une moue boudeuse délicieuse, à laquelle Heilani se montra ostensiblement insensible. Elle était intransigeante avec ses Filles, ce n'était pas pour céder aux caprices d'une pièce rapportée, ah mais !
Le florocule les posa à l'arrière de l'Arboretum, où la charmille épaisse les dissimulait à la vue. Le lierre ordinaire s'était cuirassé d'un roncier, nota Heilani, et les frondaisons dérangées par les intrus bruissaient de mécontentement.
Elle s'avança avec prudence. Il y avait une navette sur l'esplanade, qui écrasait le tapis délicat de mousse, deux mécanoïdes postés devant la rampe de débarquement, un troisième qui froissait de son fusil une brassée d'iris. Aucune de ses Filles n'était visible, ce qui ne l'étonna guère : les semeuses avaient dû gagner leur refuge végétal au premier signe de danger, quant aux autres... Des auras apeurées scintillaient çà et là dans les futaies. La mémoire temporelle astrale ne faisait état d'aucune tuerie - heureusement.
- J'les dégomme ! siffla Illyana avec une lueur de joie mauvaise au fond des prunelles.
- Absolument pas, jeune fille. C'est non négociable, et ne me forcez pas à user d'entraves psychiques.
Heilani supporta le regard furibond de sa cadette sans ciller. Hors-la-loi célèbre mâle ou non, elle ne s'en laisserait pas conter par un arbuste à peine germé.
- Vous n'oseriez pas, espèce de maudite fougère sur pattes !
Ouh il y avait eu de sérieuses lacunes du côté de l'éducation, par ici... Quelqu'un avait-il jamais enseigné à ce pirate qu'il fallait respecter la sagesse de ses aînés ?
Heilani leva un sourcil altier. Elle ne s'abaisserait pas à une réprimande verbale. En revanche, une réprimande mentale... Illyana pâlit, serra les lèvres, réussit malgré tout à maintenir le contact visuel une ou deux secondes, puis détourna les yeux.
- Bien sûr que si, trancha Heilani. Allons chercher Sérhà, puis nous aviserons quelle est la meilleure conduite à tenir.
Et était-ce trop demander que d'obtenir une réponse un peu plus élaborée que « grmf » ? Les jeunes de nos jours et la politesse, tss...
Elle secoua la tête, toisa Illyana d'un air suspicieux, puis s'engagea d'autorité dans une allée couverte. Le Pavillon du Jugement jouxtait l'Arboretum, et le lierre tombant des cimes formait des chemins qui s'ouvraient et se fermaient à son approche. Nul ne la verrait si elle ne souhaitait pas être vue.
Illyana traînait des pieds quelques pas en arrière.
- Dépêchez-vous, ma Fille ! la houspilla Heilani.
La présence des mécas sur son sol l'ennuyait, bien sûr, mais pour le moment ils n'étaient pas assez nombreux pour l'inquiéter. À court terme, elle craignait davantage une explosion psychique d'Illyana, et espérait que la proximité de Sérhà circonscrirait le phénomène. Un vœu pieux, elle le reconnaissait. La psy-science sylvidre avait peu étudié le comportement humain en astral, encore moins les effets d'une fusion inter-espèces, et les réactions qu'Illyana pourrait avoir se révélaient donc difficilement prévisibles.
Ajoutez à cela une blessure dont la gravité restait à évaluer (Heilani hésitait entre « très grave » et « mortellement grave »), une obstination « légèrement » suicidaire et des analgésiques psycho-stimulants visiblement surdosés, et le facteur temps devenait crucial.
À l'intérieur du Pavillon, l'atmosphère était lourde d'atténuateurs et de bulles de silence. Les officiantes se courbèrent à son passage, une milicienne se raidit au garde-à-vous, Illyana se raidit elle aussi mais Heilani l'empoigna par le coude et la poussa vers les locules de confinement avant que le pirate qui aiguillait ses actions ne fasse une bêtise.
Sérhà était enfermé dans la cellule la plus à l'écart, vers laquelle Illyana se dirigea sans hésiter - lien de fusion encore, et sans qu'elle n'en soit consciente sûrement. Cette fois, Heilani réagit une demi-seconde trop tard, qui suffit hélas à sa remuante coéquipière pour disloquer la porte d'un coup de blaster. « Ma Fille... », commença-t-elle avec un soupir navré. Mais Illyana ne l'écoutait pas. Du tout.
Et il émettait des ondes d'embarras beaucoup plus nettes que le fatras illisible qui lui servait habituellement d'aura, remarqua Heilani. C'était fascinant.
- Sérhà ? Ça, euh... ça va ? Ta copine est dans les parages, qu'on la fasse sortir aussi ?
- Qu'est-ce que tu as encore foutu, hangareka ! Tu as toute la forêt qui...
Sérhà se figea quand elle l'aperçut.
- Mère ? Mère, est-ce que vous...
- Elle va bien, l'interrompit Illyana d'un ton qui oscillait entre « blasé » et « agacé ». Je l'ai emmenée hors de portée des mécas quand ils ont débarqué ici, puis on est allés sur l'astroport neutraliser le détachement qui avait atterri là-bas et on est revenus pour te chercher.
- Je... Tu as fait quoi ?
Sérhà écarquilla les yeux avec une expression horrifiée qu'Heilani comprenait sans peine. Une Gardienne-mère n'était pas « emmenée » : elle était le Faré, et la Sylve autant de morceaux d'elle-même. L'arracher au lieu valait décapitation, en quelque sorte.
- Sérhà, ta, hem, sœur d'âme exotique n'est pas au fait des conventions qui régissent une Sylve, intervint-elle.
L'astroport était implanté à l'extrême limite du système racinaire de la colonie sylvidre. Se déplacer aussi loin avait toutefois été moins éprouvant qu'elle n'aurait cru... Disons que les frasques psychiques d'Illyana avaient occulté les désagréments physiques de son périple.
Elle se permit un léger sourire. Cet intermède inattendu lui avait rappelé les errances de sa jeunesse, avant qu'elle ne choisisse cette planète pour fonder Faré Oko.
- ... Efforce-toi de mieux l'instruire pour sa prochaine visite, conclut-elle.
On lui renvoya un double regard outré, qui pouvait autant signifier qu'il n'y aurait pas de prochaine fois que rejeter en bloc toute idée d'instruire qui que ce soit.
- Mère, soyez certaine que nous n'interromprons plus votre office pour des futilités.
- Des futilités ? Hé, il y a une invasion en cours ! Tu penses que les mécas vont en faire quoi, s'ils lui mettent la main dessus ?... Sauf votre respect, ma'am.
Sérhà balaya la question avec un reniflement exaspéré.
- Tu n'y connais rien, hangareka.
- Ben excuse-moi de vouloir te donner un coup de main, hein...
Heilani perçut les trilles de rivalité qui voletaient autour des jeunes auras et les considéra avec indulgence. Aussi combatif et déterminé l'un que l'autre, chaque esprit cherchait à se dégager une bulle d'indépendance, tandis que le lien de fusion les attirait irrémédiablement. Cela ressemblait à une danse, magnifique et virevoltante.
Elle se crispa soudain, étendit ses sens. Tout à leur querelle, ses cadets avaient quelque peu baissé leur garde et ne discernèrent pas les brouillements soudains de l'astral (enfin, Sérhà ne discerna rien, Heilani doutait qu'un humain puisse voir quoi que ce soit). Des miliciennes, reconnut Heilani. Aito.
Heilani hésita. Devait-elle fuir, se dissimuler ? Devait-elle empêcher la confrontation ? Aito était la Protectrice ! Certes, elle avait toujours été ambitieuse, avide d'expansion et critique envers les humains de Redemption, mais aurait-elle pour autant mis en danger son Faré ?
Ordres aboyés. Cavalcade. Sérhà et Illyana se raidirent. Si la voix des armes parlait ici, qu'en résulterait-il ?
Les soldates qui les mirent en joue évitèrent de pointer leur visée sur elle. Les mécanoïdes qui les accompagnaient ne prirent pas cette peine.
Ses espoirs de neutralité et de quiétude se brisèrent à cet instant. Ou peut-être s'étaient-ils envolés lorsqu'elle avait croisé le chemin d'Illyana - le chemin d'Harlock. Elle pouvait s'accommoder des mécas comme elle s'était accommodée des humains, se dit-elle. Tout comme eux, ils comprendraient vite que la forêt possédait ses propres règles et qu'il était malvenu de les briser.
Mais elle ne pouvait tolérer de scission dans ses rangs. La Sylve était une et la Sylve était sienne. Nul ne lui dictait sa volonté. Pas même Aito.
- Mère, je vous prie de regagner l'enceinte de l'Arboretum. Je me charge de ces perturbatrices, ainsi que de l'organisation d'une administration conjointe avec les mécanoïdes.
Heilani ne bougea pas. Combien de générations avait-elle fait naître, combien d'arbres avait-elle ensemencés ? Avec le temps, le souvenir de son essence s'était perdu, comprit-elle. À moins qu'Aito ne l'ignore délibérément.
Les années s'étaient écoulées, elle était restée identique à elle-même, et le monde avait, en réalité, avancé sans elle.
Elle croisa le regard d'Illyana. Elle y vit le pirate.
Elle y vit le changement.
- Mère, insista Aito. Ne m'obligez pas à vous contraindre.
Qu'il en soit ainsi.
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