3 - Premières armes
Bouclier.
Heilani perçut le tsunami psychique au moment où il s'amorça, et eut à peine le temps d'optimiser ses défenses mentales pour parer la vague. En une fraction de seconde figée, la bulle d'énergie enfla, d'abord en dehors du spectre visible, puis s'habillant de nuances bleu électrique à mesure qu'elle gagnait en consistance. Au point de rupture, le globe immatériel se déchargea dans un grondement d'apocalypse.
Pour une humaine, la performance était remarquable, admira Heilani. Bien qu'elle ne possède ni le bagage génétique, ni l'expérience pour maîtriser un tel flux, Illyana parvenait à puiser l'énergie ambiante de la forêt et à la concentrer assez pour la rendre palpable. Le résultat était confus, brouillon disgracieux au sein de l'harmonie astrale, mais les impulsions psychiques chaotiques généraient des éclairs, et les éclairs, certes incontrôlés, étaient irrémédiablement attirés par la masse métallique du vaisseau mécanoïde.
Heilani perçut la peur. Elle vit les soldats engoncés dans leur armure courir vers leur appareil.
Trop tard.
Frappé de dizaines d'impacts, le vaisseau se recroquevilla sur lui-même comme une boîte de conserve broyée par une main invisible, puis implosa.
Les débris incandescents furent projetés sur trois cent soixante degrés, s'abattirent sur la forêt, mutilèrent les arbres. Un lambeau de coque laboura le parvis, arrachant au passage une délicate passerelle végétale. Un autre éventra la tour de contrôle.
Heilani pria pour qu'aucune de ses Filles ne soit blessée.
La tempête dura une respiration.
Les craquements des incendies épars succédèrent au tumulte.
Heilani se raidit tandis que la souffrance des arbres se répercutait dans son être. Le feu était depuis toujours son pire ennemi. Il dévorait sans distinction, elle possédait bien peu pour le combattre.
Son regard se posa sur Illyana. D'autres ennemis viendraient, peut-être plus pernicieux que le feu. Se voiler la face était inutile. Contre eux, de quelles armes disposait-elle ?
Serait-elle capable d'outrepasser son éducation stricte et ses siècles de psy-contrôle rigoureux pour déchaîner sa propre puissance ? Le voulait-elle ?
Lorsqu'elle se rapprocha d'Illyana, tous les sens en alerte, elle ne discerna aucun signe visible ou invisible de mouvement. La forêt se taisait. Les mécanoïdes s'étaient - avaient été - vaporisés. Illyana avait perdu connaissance.
- Vous surestimez vos capacités, jeune fille, marmonna Heilani.
Elle passa la main derrière la nuque de l'humaine pour lui redresser la tête tout en la sondant avec délicatesse. Bien sûr, le leurre émettait des ondes superficielles sylvidres, mais il ne pouvait complètement cacher la nature humaine de son utilisatrice - du moins, pas à une Gardienne-mère de près de quatre cents cycles. Les perceptions télépathiques restaient néanmoins erratiques, et porteuses d'incohérences fugaces impossibles à définir précisément.
Heilani fit claquer la langue sur son palais. Il aurait été impoli de poursuivre son investigation plus avant.
- Réveillez-vous ! dit-elle.
Avec un petit stimulus mental, pas trop fort pour ne pas endommager ses neurones humains... Voilà.
Les yeux d'Illyana papillotèrent.
- Je ne... Je ne suis pas touchée ! bafouilla-t-elle.
- Bien sûr que si, ma Fille.
Heilani pressa la main sur le flanc de l'humaine en lui arrachant au passage une grimace de souffrance, la ramena tachée de sang.
- Le camouflage donne l'illusion d'une intégrité physique mais ne vous pare pas des blessures.
Elle pinça les lèvres. Le fluide animal, rouge sombre, l'emplissait d'un dégoût atavique. Elle se força à le surmonter tandis qu'elle utilisait la large ceinture de sa soutane pour enserrer la taille d'Illyana.
Compression, bandage... Le camouflage obligeait à travailler à l'aveugle, mais il ne s'agissait ici que de contenir l'hémorragie avant de pouvoir dispenser des soins plus corrects.
- Je vais vous ramener au Faré, poursuivit-elle. Vous avez besoin d'une guérisseuse.
Illyana la repoussa avec humeur, même si son geste maladroit trahissait sa désorientation.
- Pas question, grogna-t-elle. Il est où, votre centre com ?
Heilani hésita. Elle n'était guère familière du mode de pensée « offensif » de la caste guerrière qu'elle retrouvait dans le ton de voix de la jeune humaine. Son essence de gardienne la destinait davantage à chercher la sécurité plutôt qu'à se porter au-devant du danger, à rester en retrait plutôt qu'à attaquer. Elle était liée à son arboretum, vouée à la sédentarité.
Et à la passivité, songea-t-elle. Pour la première fois, cette pensée la contraria.
- Par ici, répondit-elle.
Illyana refusa sa main tendue et se remit debout seule, les mâchoires serrées. Elle ne laissa échapper aucune plainte tandis qu'elle suivait Heilani jusqu'à l'entrée de la tour de contrôle, mais sa respiration laborieuse et sa démarche chancelante n'étaient pas de bon augure.
Heilani hésita à nouveau. Elle pouvait encore reculer, se dit-elle. Elle pouvait encore regagner la quiétude de la Sylve. Il aurait été sage de partir, assurément.
Sur le perron, les jambes d'Illyana se dérobèrent sous elle, Heilani réagit d'instinct pour la soutenir, et elle sut à cet instant que sa vie avait irrémédiablement basculé.
- Appuyez-vous sur moi, ce n'est plus très loin.
Elle réfléchit. Elle avait visité ce bâtiment une seule fois, lors de son inauguration des décennies auparavant.
- Je crois que les radios sont à l'étage, ajouta-t-elle.
À l'intérieur, trois de ses Filles luttaient avec vaillance et un zeste de panique contre un début d'incendie. Les composants délicats des consoles n'avaient que modérément appréciés les perturbations électro-magnétiques causées par la vague psychique.
Elles la reconnurent aussitôt, ébahies. Il était si rare qu'elle se déplace hors de l'Arboretum !
- Mère ! Que faites-vous ici ?
- Nous devons appeler des renforts, répondit-elle, reprenant les mots d'Illyana.
On lui désigna un poste, un fauteuil dans lequel Illyana se laissa lourdement tomber, un écran tactile qui fut dédaigné au profit de matériel plus, hem, humain. Heilani l'observa tâtonner avec les réglages, s'interrogea sur le rôle que cette humaine occupait à bord du Hau Maiangi et si elle servait même à bord du Hau Maiangi. Mais sinon, d'où vient-elle ? se demanda-t-elle.
- Avez-vous eu un contact avec le Hau Maiangi ? lança-t-elle aux opératrices.
- À ce stade le Hau Maiangi ne suffira plus, intervint Illyana.
Heilani leva un sourcil.
- Vous voulez appeler des humains, déduisit-elle.
- C'est ça.
C'était somme toute très logique, mais l'esprit d'Heilani se rebella à cette idée. La Sylve était sienne, et les intrus n'y avaient jamais été les bienvenus.
- Je ne suis pas certaine d'apprécier, dit-elle.
Illyana amorça un ricanement moqueur qui se finit en quinte de toux. Le leurre ne dévoilait rien, pas même le bandage de fortune autour de sa taille, mais le plan incliné de la console com fut soudain piqueté de minuscules points rouges.
- Sauf à m'apprendre qu'un de vos corps expéditionnaires lourds est en route, je ne pense pas que vous ayez le choix.
Elle avait dit « vos » et pas « nos », nota Heilani. Elle espéra que nul autre qu'elle ne l'avait remarqué.
- Aucun humain ne viendra pour une colonie sylvidre, rétorqua-t-elle.
- Ils viendront pour Redemption et pour la mine.
Silence. Illyana leva les yeux vers elle.
- ... Ils viendront pour vous, parce que je vais les prévenir que vous êtes là.
L'humaine tapa et encoda un court message, puis elle l'envoya via la liaison de données interspace. Ses épaules crispées tressautèrent soudain, et elle gémit entre ses dents avant de replier ses bras contre son flanc blessé.
- ... mais en définitive, je pense qu'ils vont surtout venir pour moi, souffla-t-elle.
Elle se mordit la lèvre inférieure aussitôt ces mots prononcés. La phrase lui avait échappé. La faute à la fatigue ou à la douleur, supposa Heilani. Cela ne soulevait que davantage de questions.
La Gardienne fronça les sourcils. Que lui cachait le leurre psychique ? Quelle était la nature de cette anomalie qu'elle pressentait mais ne parvenait à cerner ?
Elle renvoya les opératrices tétanisées. Maintenant que la position de l'astroport était compromise, il était inutile - et dangereux - de garder ce site opérationnel. Aucun méca ne s'en servirait comme base d'appui pour pénétrer sa forêt.
La Sylve était sienne. Elle pulsait au rythme de ses respirations.
Elle se concentra, la nature bruissa, les arbres se refermèrent sur la piste. En quelques minutes, l'astroport avait disparu.
Tandis que mousses et fougères colonisaient le bâtiment, ramenant avec elles l'odeur apaisante du pétrichor, Heilani fureta dans les armoires. N'y avait-il pas un kit de premier secours, ici ?... et fonctionnerait-il sur une humaine ? s'angoissa-t-elle in petto alors qu'elle constatait que le regard d'Illyana se faisait vitreux.
- Je... ça va... je peux marcher... protesta celle-ci lorsqu'Heilani la força à s'allonger.
Sa voix était presque inaudible, son corps parcouru de soubresauts, mais elle tentait néanmoins toujours de se rasseoir.
- Tenez-vous tranquille, ma Fille, la réprimanda Heilani. Vous ne pouvez rester dans cet état, il vous faut des soins.
Des soins rapides et efficaces et non pas du bricolage, si l'on en jugeait les traces de sang que la jeune humaine laissait désormais un peu partout. En ôtant le camouflage psychique, donc.
Heilani examina le corps sylvidre psy-généré. Elle connaissait les harnais camcod et savait comment procéder pour en enlever un. Quant au reste... La chaînette d'argent qui ornait l'arrière de la chevelure ondulée d'Illyana était typique d'un leurre.
Elle la décrocha.
Sans plus aucun filtre, la totalité des pensées de l'humaine l'assaillit.
Et Heilani comprit à ce moment où elle s'était fourvoyée.
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