LE HALL DE L'ESPRIT
Bruit.
Griffure.
Interminable.
Le long de mes os, contre mes dents, au creux de mon œil.
Agressif.
Corrosif.
Craie crissante sur une ardoise grise.
Un déchirement infini.
Stridents.
Flash brutal.
Vacarme.
Puis le sol.
Puis le noir.
— Iris...
L'acouphène masquait les paroles de cette voix douce, les nimbes de brouillard éclatant brouillaient ma vue. Engourdie.
— Iris...
Aveuglée. Pourquoi me battre ? Le monde avait besoin de personnes un peu moins bornées.
— Iris, toi voir ?
Dans une lueur blanche et monotone, un être extraordinaire se découpait.
Jeune femme blafarde qui laissait tomber ses mèches immaculées sur mon front. Iris incolores et lèvres bleutées. Flottante. Un ange que j'avais déjà croisé.
— Passendre, se présenta-t-elle en apposant sa main à son torse. Toi souvenir ?
Gorge éraflée. Éraillée, épuisée. Mes mots croassaient :
— La Passeuse ?
Elle acquiesça avec un sourire timide avant de reculer. La lumière m'éblouit. Je me redressai. Corps lourd. Esprit embué. Mes yeux fatigués détaillèrent la minuscule pièce.
Surprise.
Pas une pièce, juste un cube.
Un cube de verre, translucide sur toutes ses parois, qui nous protégeait du liquide laiteux tournant à l'extérieur. Le plafond était si bas que je pouvais le toucher même assise.
Pas une pièce, juste une cage.
— Iris, toi pas peur, repris la fille-ange tendrement. Sécurité.
Calme, sa main se posa sur son cœur. Ses grandes prunelles neigeuses se laissèrent emporter par les volutes dessinées par la liqueur au-dehors. Hypnotisée par cette atmosphère chimérique. Aucune tension n'apparaissait sur son minois éclatant.
Tout était trop blanc. La fille, le décor, nos vêtements. Paradis artificiel.
Je suis morte.
— On est où ?
Passendre me considéra avec bienveillance. Apathique et irréelle.
— Intérieur Esprit de moi.
Une frustration infinie enlisa mes pensées. Je devais être dans les souvenirs de la Reine, dans l'antichambre de la vérité, pas dans un cube de verre.
— Je veux aller dans l'esprit de Clarence.
Mon interlocutrice soupira avant de reprendre sa contemplation. J'avais abandonné l'idée de recevoir une réponse lorsque l'ange souffla :
— Moi savoir. Pas envie toi partir.
— Fais-moi sortir !
Le blanc dégoulinant palpita de noir. Elle se recroquevilla. La nippe immaculée qui couvrait à peine son corps glissa de son épaule, révélant la lactescence plastique de son sein. Créature de chaire et pourtant si immatérielle. Sa présence étrange inhibait mes réflexions. Fascination, attirance respectueuse pour cet être d'ailleurs.
— Pardon, je voulais pas te faire peur. Mais je dois partir...
Illusion. Encore une fois je me trompais. Je jugeais. Je jugeais de son inutilité, j'avais tort. Et elle me le fit comprendre.
— Pas sortir. Moi traverser Esprits, articula-t-elle avec difficulté. Toi devoir aller dans tiens avant sien.
— J'ai pas d'endroit comme ça dans ma tête...
L'obscurité s'étouffa dans la blancheur liquide. Passendre se détendit. Soudain, elle avança sur ses genoux pour venir se poster devant moi.
Eidétique.
Attentive.
Naïve.
De près, son regard semblait encore plus fantastique. Elle étudia les courbes de mon visage avec une fascination enfantine, caressa du bout de ses ongles diaphanes les irrégularités de mon crâne. Figée, je frissonnai au contact si particulier de sa peau ni froide ni morte. Qu'était-elle ?
— Nous... pareilles, continua-t-elle. Fermer œil. Penser fort. Repos. Moi voir blanc. Toi. Toi voir ?
J'obéis. Ses mots déliés transmettaient un sens pur. Elle représentait l'inverse du mensonge. Ses doigts de porcelaine effleurèrent mon front. Mes paupières papillotantes. Le duvet de mes joues. Les palpitations de ma jugulaire. Mon Îven.
Sa paume peu à peu devint chaude. Chaud comme le réconfort des bras tendres. Comme le Soleil du printemps.
Repos.
Apaisement.
Délassement satisfaisant du nœud résolu.
— Calme. Rêve. Pure. Toi voir ?
Le Soleil du printemps.
*
La pelouse douce, fraîche, caressa tendrement mes pieds. Une fleur rassurante gisait au creux de ma paume.
Un iris violet.
Les arbres luxuriants. Les taches de lumières que dessinaient ensemble l'astre levant et les frondaisons.
L'herbe grasse qui dansait.
Les feuilles qui bruissaient.
Les oiseaux qui joyeusement dans l'aube virevoltaient.
Ce lieu qui en rêve avait existé.
Ce lieu qui en rêve avait brûlé.
— Komorebi, sourit Passendre en tendant le bras comme pour toucher les rayons entre les ramées.
— Comment t'as fait ça ?
— Moi traverser Esprits...
Le gazon couvert de rosée brillait dans l'éclat du Soleil. Tout frétillait d'une énergie organique. Le sous-bois, dans l'ombre, se teintait d'orange. Mon Esprit pouvait-il être si beau ?
— Toi attendre, moi revenir. Toi attendre homme qui traverse.
Et elle disparut.
*
— Non !
Mon cri bafoua la tranquillité malsaine des ténèbres du Puits.
Iris. Elle était molle, livide, affalée contre l'affreuse Reine. La scène était si claire à travers l'écran des ombres du Puits. Iris. Mes genoux s'écrasèrent contre la surface impénétrable. De l'autre côté, la réalité continuait de se jouer, indifférente à ma détresse. Indifférente à l'existence de ce corps qui se tordait de la douleur de la perdre.
Cruelle.
Sournoise.
Perversion de l'attachement.
Ténéré me retint par l'épaule.
Haine.
— La Mort doit apprendre à regarder ce qu'elle est. La Mort doit se comprendre pour se justifier.
Haine.
J'aurais arraché les serres de ses phalanges noires si mon attention n'avait pas été tout entière vers le spectacle désolant. Ce n'était pas un simple combat entre elles deux, c'était une lutte passive et terrifiante qui vivait aussi bien dans leur corps que dans leur esprit.
Je sentais son âme se détacher.
Un éclair rougeoyant zébra mon cœur. Douleur. J'étais la Mort. Je sentais ces choses, comme je l'avais si souvent senti. L'âme au bord du gouffre. L'âme qui s'apprête à basculer.
Tremblement.
Froid.
Frustration.
Je l'avais senti, ce jour-là lorsqu'Iris s'était tenue sur la rambarde du balcon.
Déséquilibre.
L'éclair m'avait traversé.
Mais je l'avais sauvée.
J'avais pu saisir sa main. Violenter sa chair pour la ramener à la raison. J'avais une accroche, une réalité sensible. J'avais une emprise.
Autour d'elle, tous s'agitaient. Mais ils ne pouvaient pas lutter. Comme moi. Impuissants. Déplacer son corps ne changerait rien. Son âme se détachait.
— Première règle de la Mort : ne pas intervenir, rappela Ténéré de son timbre clair.
Colère.
Feu.
Rage.
— Comment on traverse ?
À peine articulés, mes mots tranchèrent ses ordres. Je me foutais de la Mort.
— La Mort se doit d'être impartiale et d'accueillir tous les êtres même si cela lui répugne. Et certainement pas arrêter le cours des choses pour sauver une âme.
— Comment on traverse !
Déchirement.
Urgence.
Peur.
Glissante, la réalité parut loin. Comme à chaque fois que la Mort rôdait sur ma vie. Comme à chaque fois, je prenais un recul violent avec mes actions, mes sentiments, mes perceptions. Chaque fois un peu plus, je voyais s'écarter le petit garçon que j'avais été. Je me voyais devenir quelqu'un que je haïssais. Quelqu'un de faible, de mort. Un passif.
Je ne supporterai pas qu'on m'arrache encore un être.
— La Mort ne doit pas choisir qui a le droit de vivre et qui peut périr.
— J'en ai rien à foutre de ce que je dois faire.
Agir. J'étais le bras de la Mort à présent. Ce type n'était plus rien. Malgré ce charisme puissant, il n'avait plus les commandes du Puits.
Ombres dansantes.
Fébrilité.
Le temps figé.
Ténéré agrippa plus fort mon épaule.
— Il y a des années, j'ai été à ta place. J'ai regardé le trépas du plus précieux de mes amis. Je l'ai regardé suffoquer sous les décombres du toit que j'avais moi-même dessiné. J'ai vu le sang jaillir de ses lèvres, les débris écorcher sa peau, la douleur dans ses yeux. J'ai tout vu. J'ai souffert à ses côtés, plus que lui peut-être. Mais j'ai réussi. J'ai vaincu la pensée égoïste. Si tu y parviens à ton tour, tu seras accompli.
Je me foutais bien de son aigreur. S'il n'avait pas eu le courage de franchir la ligne, de dépasser les limites du réel pour protéger ceux qu'il aimait. Je me foutais que mon besoin soit animé par le narcissisme ou par l'amour. Je me foutais de ce qui adviendrait après, derrière le voile du présent, derrière le mécanisme que j'allais enclencher. Je me foutais d'y perdre ou d'y gagner. Je ne pouvais pas lutter contre ma nature.
Agir.
Système.
Ensembles.
Puissance du réuni.
Bruit mat. Son de mon prédécesseur qui s'écroulait sur la surface noire. Clameur dans mon cœur. Tintement des invisibles chaînes qui retenaient mon corps.
Fébrilité.
Fragilité.
Grandeur relative.
Se lever. Miroir sans tain. Impénétrable fenêtre vers la réalité. Impénétrable ?
Fébrilité.
Puissance du cassable.
Puissance du friable.
Puissance.
Et fébrilité.
Ombres dansantes qui entourent mes mollets. S'enrouler. Autour de mes poignets. Dans mes veines. Ténéré qui hurlait. Hurlait de n'avoir su faire ce que j'entreprenais. Hurlait de ne pas avoir eu la force de se libérer.
Brûlures glacées tordaient mon âme d'une douleur désirée.
La rejoindre.
La protéger.
Trop longtemps séparés.
Révolu, ce temps des mensonges. Mon destin était mien. Qu'importe le talent avec lequel on m'avait créé, qu'importe mes devoirs, mes obligations, ma sagesse ou mes fêlures. Je ne voulais pas être parfaitement à ma place, je voulais seulement vivre comme je l'entendais.
La noirceur me possédait.
J'y pataugeais.
Ensevelis dans la boue obscure.
Pas une once de clarté dans le paysage des ténèbres.
Voilà la Mort. Voilà son visage.
Personne ne devrait pouvoir la manipuler.
Désespoir et détresse.
Je nageais dans ses tripes monstrueuses.
Supportais l'atroce gémissement des ombres épaisses.
Au fond de ce sinistre décor, je saisissais l'horreur du deuil.
Je comprenais les âmes errantes, cerné d'infâmes spectres noirs.
Je ne pouvais fuir de ce lieu nébuleux, si sombre, si sale, si humide et putride.
La crasse et l'encre poisseuse de ce désastre ne pouvaient me faire dévier de mon objectif.
Traverser les ténèbres.
Et sauver ma sœur.
Jusqu'à ce qu'un ange lumineux chasse ma fumée.
*
Gris perlé.
Tiédeur.
Voûte lisse.
Les murs incurvés de la large salle lui donnaient des allures d'oursin.
Trois silhouettes hétéroclites y apparurent.
La première : femme violette aux joues creuses, crâne granuleux, main rachitique serrée autour du poignet du deuxième. Ressemblance.
Le deuxième : mâchoires dessinées, cernes et noirceur, regard tourné vers la troisième.
La troisième : blanche, cheveux flottants dans l'air, rondeur, expressions animales.
Iris, Aaron et Passendre.
Trois êtres que ni la Nature ni la Vie autoproclamée n'avaient fait naître.
Une vague de panique sembla les agiter. C'était la première fois qu'ils visitaient un Esprit si complexe. Tout à fait ressemblant à sa propriétaire.
Clarence, poupée gigogne infinie. Les parois étaient recouvertes de microscopiques tiroirs sertis de poignées scellées. La patte de la scientifique, sa froideur et son organisation maladive. Au centre, un noyau d'or répandait une douce clarté. Dans l'air saturé de lueurs, des formes féériques flottaient. Comme un plancton. Minuscules vies lumineuses qui dansaient avec les palpitations de l'orbe.
Le cœur des souvenirs de la Reine.
Les trois silhouettes se détachèrent. Un à un, elles brisèrent les sceaux.
Et dans l'éclat des rayons, les fragments de vérités s'assemblèrent.
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