ILLUSION 4 - QUI JE SUIS
Des années plus tôt. Loin, très loin du présent.
LISTI
La vie est douce quand on naît douceur. Et je l'étais.
Rayon de Soleil. Fleur printanière. Clapotis de l'eau. Bruissement du feuillage. Tant de sensations calmes et subtiles auxquelles on m'associait.
Je ne cherchais pas la lumière, je l'étais.
J'étais Reine. La plus aimée des Reines. Aucunement besoin de me pâmer, je plaisais de nature. Calme et subtile. Belle et gracieuse. Les journées s'écoulaient gentiment, calmement, doucement. Douceur. Calme. Gentillesse. Eau lisse et miroitante.
Je suffoquai.
Et personne ne le voyait. Même pas Athaïs.
Surtout pas Athaïs.
Assise sur les rochers abrupts de la petite cascade, j'observais avec admiration l'harmonie du lieu sauvage et la sérénité qui s'en dégageait. La Vie en moi se repaissait de ce paysage vibrant.
Mais moi, Listi, j'avais le vertige.
Un craquement de branche me fit me retourner. Et je pus voir son visage souriant. Rayonnant.
Le visage de celui que j'aimais plus que ma famille. Plus que mon frère, mon protecteur de qui j'étais si proche. Celui que je chérissais plus que de raison.
— Naïo Listi.
Son signe de main. Son allure frêle. Créature apaisante, juchée sur des jambes infinies. Et ce corps dégingandé dont je jurerais ne jamais me lasser.
— Naïo Athaïs.
Je voudrais que tu me voies comme je suis. Peureuse, au caractère faible, à la vie facile parce qu'on me l'a fournie ainsi. Je ne sais pas faire d'efforts, donner de moi, me surpasser. Je vis dans un rêve parce que c'est plus simple que de me noyer dans la réalité. Je voudrais que tu m'arraches ce masque.
Mais tu ne le feras pas.
Puisque c'est lui que tu aimes.
Pas moi.
*
Nous passions beaucoup de temps dans notre repaire près de la cascade. Parfois, nous nous baladions à Plena, mais il craignait les regards, qu'on m'interpelle, m'épie, me dérange. Au milieu de la nature d'une beauté saine, nous avions tout le loisir d'oublier nos quotidiens pour imaginer le nôtre.
Que nos destins se rejoignent était impossible. J'étais Reine. Il n'était qu'un Ouvrier. L'espérance de vie d'un Ouvrier était de cent ans, celle d'une Reine de mille ans. S'aimer... C'était risible.
Il en allait ainsi dans de nombreux esprits. Pas dans le mien. Pas dans le nôtre.
Car plus les années passaient plus l'évidence s'imposait à nous. Nous étions une évidence.
Même si nous n'avions aucune chance d'un jour vivre paisiblement, rien ne nous empêchait de tisser nos rêves d'épais fils d'espoir. Au bord de cette rivière étincelante. Près de la cascade. Sous l'ombre pressante du temps qui s'écoulait trop vite.
Athaïs disait qu'il allait devenir chercheur. Que grâce aux sciences, il trouverait peut-être le moyen de rallonger sa vie ! Il disait que ce serait possible.
Il pensait comme ma sœur, parfois. Clarence et lui s'enfermaient souvent dans le laboratoire qu'elle s'était fait construire par Ténéré, le brillant architecte qui avait revu les plans du palais dans son entièreté du haut de sa vingtaine d'années.
Parfois, j'allais entrouvrir la porte du laboratoire. Et, sur le pas de l'entrée, je les regardais discuter dans cette ambiance froide. Elle aidait Athaïs. Elle semblait l'aider sincèrement. Pourquoi l'aidait-elle ?
Je n'aimais pas qu'Athaïs se rapproche d'elle. Je craignais ce qu'elle pourrait lui dire.
Ne change pas sa vision de moi...
*
— Les Vies agissent directement sur le développement des cellules. Tu peux mettre une centaine d'œufs au monde, mais pour moi t'es incapable de faire quoi que ce soit !
Ces mots tranchants m'avaient paru déplacés. Clarence était venue me trouver dans mes appartements, me reprochant de ne pas utiliser mes capacités de Vie pour faire repousser sa main. Comment voulait-elle que je le devine ? Elle était si distante, si changeante, n'affichant jamais rien d'autre que ce calme et cet air froid. Rien que son regard glaçait. Elle finirait seule, cette pauvre et insipide Clarence... Même les éléments la fuyaient.
Puis j'avais essayé de faire repousser sa main, mais je n'avais pas réussi. Et elle continuait de m'en vouloir.
Je ne pouvais le contrôler...
Elle ne voyait que dans ses certitudes scientifiques. Je ne pouvais rien y faire, moi, si je n'étais pas aussi puissante que les autres Vies. Je l'avais toujours été, elle le savait, elle savait aussi que j'en souffrais. Pourtant, elle m'en voulait.
Alors elle s'était mise en tête de le faire sans moi. De se guérir par la science.
Et alors que je peinais à maintenir la prospérité de la Colonie, sa main repoussa, écho parfait avec les bourgeons du printemps.
Était-elle plus proche que moi de la Vie ?
J'aurais souhaité la féliciter, mais ma gorge se nouait quand mes yeux rencontraient ses doigts neufs. Image de mon impuissance. De sa force décalée qui surpassait la mienne.
Je suis si faible...
*
— Bien sûr, Listi, j'accepte ce rôle avec plaisir. Je suis honoré que tu m'aies choisi.
Émalique se courba légèrement dans un mouvement révérencieux. J'étais soulagée. Il m'épaulerait désormais dans la gouvernance de la Colonie. Athaïs et lui avaient reçu respectivement les posts de Castaneri et de Querçu que j'avais créés pour eux. Je laissais à mon frère la main sur les échanges et le commerce, l'équilibre des ressources. Athaïs pourrait s'occuper de la science, la santé de la Colonie, leur confort de vie.
Et je serai l'icône.
Rien qu'un visage.
*
— J'ai juste besoin d'un échantillon de ton Îven, ça ne te fera pas mal, je vais le faire délicatement.
— Je t'ai dit non, Clarence !
Dans le jardin royal, les fleurs se contractèrent. Ma colère, ou plutôt ma peur, flétrissait les feuillages. Bras enlacés sur mon propre corps, je m'éloignai d'elle. Puis le silence. Puis sa voix vibrante.
— Je fais tout pour toi, Listi.
Mon rire nerveux, expiré, lui répondit.
— Je suis une honte pour toi, affirma-t-elle. Tu sais que je suis plus compétente pour être Castaneri, pourtant t'as nommé Athaïs... Je suis ta honte !
Tu te leurres, Clarence. Je lui ai donné parce que c'est lui que j'aime et que je souhaite l'avoir à mes côtés. Je n'ai pas songé un instant à partager la gouvernance avec toi. Tu es trop perfide.
Je ne voulais pas qu'elle parle. Pas qu'elle me rabaisse à nouveau. Mais elle continua.
— La sœur de la Reine, une Néoténique... Ça ternit ton règne. Ça fragilise la Colonie. Ils commencent à douter de toi. Surtout depuis que tu as donné un pouvoir politique à un Ouvrier... Je ne les laisserai pas faire, Listi, je ferai en sorte d'avoir un Îven. Et de guérir tous les Néoténiques. La Colonie sera plus prospère que jamais sous ton ère. Mais pour ça, j'ai besoin que tu m'aides. Il n'y a qu'une personne avec autant de marqueurs que toi, il me faut juste un échantillon. C'est sans danger, fais-moi confiance...
Confiance ?
Il n'y avait personne de plus indéchiffrable que toi en cet instant.
Étais-tu le bien ou le mal ? Pensais-tu vraiment à moi, aux Néoténiques, ou seulement à ton image ? Ton besoin de puissance ? Ta jalousie de ne pas avoir été bénie d'Îven ? Et si tu manipulais aussi bien les gens que tes flacons ? Et si tu trouvais le moyen de copier mon pouvoir et devenir Reine à ma place ? Que serais-je ?
Mais que serai-je si je refusai ?
— D'accord... mais seulement si Athaïs est présent.
Ton sourire de travers. Tes yeux gris qui m'agrippaient. Ton visage si similaire au mien. Et si différent.
— J'ai une piste sérieuse pour rallonger la durée de vie des Ouvriers. Athaïs n'est pas encore au courant, je voulais te le dire avant. Tu n'auras plus à avoir peur de votre réputation. Tu pourras te concentrer entièrement sur la Colonie. Ce sera mon remerciement pour ton aide.
La Colonie... Tu ne connais que ce mot-là. Mais je n'ai pas envie de gâcher ma vie pour elle, Clarence. J'aime exister dans la réalité de ces gens comme la douce et généreuse Reine. Je ne voudrais être que ça. Prendre des décisions, c'est risquer qu'ils me haïssent. Alors, je n'aurais plus rien. Je suis l'esclave de ce rôle et tu me pousses à m'enchainer.
Arrache-moi le masque.
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