ILLUSION 3 - SON AMOUR
Des années plus tôt. Loin, très loin du présent.
ÉMALIQUE
La baie était ouverte. C'était l'un de ces après-midis de la saison du feu où les heures semblent se figer entre l'épaisse chaleur et le chant mélodieux des oiseaux. Je finissais de griffonner le croquis d'un Goshi qui se baladait dans l'herbe. À force de le nourrir, il venait tous les jours et craignait de moins en moins ma présence. Je passais peut-être trop de temps à le dessiner, mais c'était un plaisir simple que de contempler ses immenses oreilles douillettes qui s'échouaient sur le sol.
Listi déboula dans la pièce. Elle était jeune, mais je l'étais plus qu'elle, son visage encore rond était encadré de ses longs cheveux beiges qui miroitaient dans le Soleil. La clarté qu'elle diffusait l'embellissait. Sa toge lisse et légère accompagnait ses mouvements gracieux. Vêtue, comme toujours, d'un bleu ciel qui ressortait la douceur de ses traits, elle s'approcha de la vitre, faisant fuir le petit animal qui disparut dans les plantes.
— Ces trucs me donnent les frissons. T'as pas peur qu'il finisse par rentrer ? s'inquiéta-t-elle.
Je soupirai en jetant un œil déçu à mon ébauche de dessin.
— Désolée ! s'empourpra-t-elle dans un rire gracile. Je voulais pas le faire partir. Je peux poser à sa place.
Un sourire illumina son joli minois. Listi dans sa splendeur. Candide. Celle qui jamais ne pourrait me comprendre ni saisir les nuances de mon âme. Celle qui pourtant me rendait sain. Calme et heureux. La légèreté à l'état pur. Ma sœur. Le rayon de Soleil qui irradiait mon existence.
Le Soleil qui brûlait.
Quelques années plus tard, les joues moins rondes, le corps plus élancé, l'esprit plus affûté.
Nous étions des adolescents à présent. Nos Îvens étaient sortis, ça avait été douloureux, surtout pour Listi. Le sien était turquoise, il tournerait au vert quand elle hériterait du pouvoir de Vie. Le mien possédait un bleu profond, j'avais hâte que ma peau vire à cette couleur. Athaïs était déjà marron depuis quelque temps, seule Clarence gardait son beige enfantin. La situation de Clarence me peinait, elle devait rester cachée dans le palais sur ordre de la Reine notre mère. Sans Îven... Une Néoténique dans la famille royale, quel scandale ! Listi disait qu'elle en avait honte, que ça l'empêcherait de bien commencer son règne. Je doutais que ce soit vrai. Elle était si gentille, elle devait tant compatir avec notre sœur qu'elle se mentait à elle-même dans ses illusions prosaïques...
Mais, perchés sur nos rochers au bord du lac Flucae, nous ne voyions pas le jour décliner. Il n'y avait qu'elle, mon ami Athaïs et moi. Il n'y avait que des éclats de rire, des joies légères et le clapotis de l'eau en contrebas.
La lune flamboyait parmi les loupiotes. Listi trônait comme une étoile. Protectrice, elle prit la main d'Athaïs pour l'éloigner de l'à-pic. Puis elle s'écarta en riant.
Que faisait ma colère avec nous sur ces rochers ?
Plus tard. Nous étions des gamins aux yeux des adultes, des adultes aux yeux des gamins. Le temps nous rattrapait.
Le hall de la Ruche, immense, majestueux, magnifique. Mes parents étaient là. La Reine Izia, ses cheveux rasés dans des motifs complexes de vagues, son visage lisse et ovale tacheté par des sphères lumineuses qui perçaient sa peau d'un vert si sombre que toute la clarté convergeait vers elle. Son regard fier et souverain attendait la mort.
Il était rare, et si beau, qu'un règne se finisse selon la tradition. La Reine sentant sa fin se présentait devant la Colonie pour son dernier soupir.
Elle tenait pourtant fermement le bras de mon père, Féréson, l'homme discret qu'on évoquait peu. Il avait ses petits coups d'œil incessants dans toutes les directions, vestige du temps où il était maître martial.
Elle étalait autour d'eux cette aura tissée de puissance et de sérénité.
À leur côté, la foule se serrait. La Colonie entière conviée à l'évènement. La mort d'une Reine était synonyme de renouveau, de vie, de cycle infini. Monté sur les épaules d'Athaïs, je voyais plus loin que lui. Par-dessus l'auditoire.
Et au milieu de toute cette agitation mondaine... Il y avait elle.
Listi. Immense, majestueuse, magnifique...
Aujourd'hui plus que d'ordinaire, la vie vrombissait en elle. Ce soir, quand notre mère rendrait son soupir, elle serait la Vie, sans aucun doute. Ce ne pouvait être Clarence, avec ses airs mesquins et ses questions incessantes.
Listi offrit ses sourires remerciants à l'assemblée, puis elle se tourna vers nous. Ses lèvres s'étirèrent un peu plus. Elle allait devenir Reine. Je lus dans ses yeux une expression que je n'avais jamais remarquée. Ses iris pétillaient, lançaient des éclairs doucereux.
Aimaient.
L'espace d'un instant, la joie m'avait fait monter si haut que la chute n'en fut que plus douloureuse.
Ce regard ne m'était pas destiné.
C'était pour Athaïs.
Et ce ne serait jamais pour moi.
Alors, je compris de quelle manière je l'aimais.
Peu de temps plus tard. Listi était Reine. Listi aimait Athaïs, j'aimais Listi. Le temps du doute, de l'anormalité, de la monstruosité de mon désir.
Le ciel rouge annonçait un lendemain ensoleillé. Pourtant, le Soleil manquait.
Listi n'était pas là.
C'est Athaïs qui avait accouru au palais, criant qu'elle n'était pas venue à leur rendez-vous près du lac, que quelque chose avait dû lui arriver, qu'il fallait que je l'aide à la retrouver, qu'il faisait si froid dehors.
Il n'y avait que moi pour l'écouter. Aux yeux des autres Royaux, sa parole comme lui tout entier ne représentait rien. Rien qu'un simple Ouvrier qui courtisait la Reine. Un simple Ouvrier qui disparaîtrait des mémoires quand il mourra des années avant elle.
Il n'y avait que moi pour écouter ses plaintes puisque, dès son apparition, Clarence était partie. Partie où ? Chercher Listi.
Clarence... Nous nous ressemblons si peu, nous n'avions que notre sœur en commun. À faire tous ces efforts pour exister un instant dans ses yeux, nous devions être si ridicules... Listi nous rendait fous, l'amour qu'elle nous distribuait par son goutte-à-goutte irrégulier frappait nos âmes comme un supplice. Mais ces vérités, je ne les ai jamais avouées. Elles étaient là, en moi, détruisant ma raison, cachée derrière de belles illusions.
Puis Clarence revint. Presque nue. Sa chaude bure de coton enroulée sur les épaules de Listi.
Trempée. Ses doigts fripés par l'eau. Ses fines lèvres tremblantes. Ses grands yeux humides. Listi frémissait. Feuille de bouleau dans la brise. Roitelet sur la branche cassante. Même à demi noyée, elle était si jolie.
— Le sentier s'effrite, elle est tombée dans le lac, articula difficilement Clarence en frottant ses paumes bleues.
Ses paumes bleues, je ne les ai pas vues. Pas vu puisque je contemplais les douces joues rosées de Listi s'échouer contre le torse d'Athaïs. Je n'ai pas vu les traces sanglantes qu'avaient laissé les rochers sur ses bras lorsqu'elle l'avait tirée de l'eau. Je n'ai pas vu qu'elle aussi était trempée. Gelée. Cassée.
Listi non plus ne l'avait pas regardé.
Puis Clarence était partie se coucher.
Le lendemain, une engelure l'avait estropiée d'une main. La gauche, ou la droite, je ne savais plus. Je doute l'avoir un jour su. Elle était si insipide, cette pauvre Clarence, à côté du Soleil qui danse.
Si insipide...
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